Il est difficile de poser un visage sur Esther. Quels sont ses sentiments, quelle est sa réalité propre ?
Esther est orpheline, elle est prise en charge par son oncle Mordehaï qui est selon la plupart des commentateurs devenu son époux.
Esther est juive, elle appartient à la tribu de Binyamin.
Esther est belle, et s’appelle aussi Hadassa, qui signifie arbre de myrte, elle a le teint verdâtre.
Esther fait succomber le roi Ahachveroch qui, fou d’elle, lui donnera la place d’épouse et de reine. Elle devient donc la femme privilégiée du palais, mais garde un statut de captive.
Esther est un nom, un emblème, une icône de la résilience, de la soumission (est-ce vraiment le cas ?) ; un pont entre le peuple juif exilé et le pouvoir ambiant, celui d’Ahachveroch et d’Aman.
Esther prendra corps, vie, au moment le plus crucial de la Meguila : celui de sauver son peuple du génocide.
Une discussion avec Mordehaï , met en exergue le nœud de sa réalité intime.
Ce dialogue surgit juste avant la peur du drame, au moment où il devient urgent d’aller parler au roi afin de déjouer le plan d’Aman.
Chaque mot est pesé, chaque argument est lourd de sens pour les deux protagonistes.
Alors que tout est urgence, panique et stratégie, Esther prend le temps de se penser et de se respecter.
Craignant pour sa vie, elle fait dire à Mordehaï par le biais d’un messager Hatakh, qu’elle n’a pas été conviée chez le roi et que cela est dangereux pour elle. Esther a le droit de penser à sa vie, c’est humain et l’on sait que si le roi n’a pas convié, il tue. Mais Esther a-t-elle peur seulement de cela ?
Voici le dialogue :
« Mordehaï leur dit de répondre à Esther : « Ne pense pas que dans le palais royal, tu échapperas au sort de tous les autres juifs. Si tu restes silencieuse à présent (Ki im ha’harech ta’harichi), le secours et la délivrance viendront aux juifs d’ailleurs mais toi et la maison de ton père serez détruits. Et qui sait si à ce moment-là, tu seras encore reine ? » »
« Esther leur dit de répondre à Mordehaï : « Va rassembler tous les juifs se trouvant à Chouchan et jeûnez pour moi. Ne mangez pas, ne buvez pas pendant trois jours, nuit et jour ; et moi et mes jeunes filles nous jeûnerons aussi. Avec cela, j’irai chez le roi en enfreignant la loi (acher lo kedat) et si je péris, je périrai (Kaasher avadeti, avadeti » » (Meguilat Esther, 4, 13-16)
Que comprendre de la demande de Morde’haï ?
Qu’Esther risque de mourir comme tous les juifs reste compréhensible, même si ni A’hachveroch ni Aman ne connaissent l’origine d’Esther.
Mais pourquoi Morde’haï évoque-t-il la maison du père d’Esther ?
Esther n’a pas de père. Elle a été adoptée par Mordehaï, Mordehaï est donc comme son père. Que peut bien évoquer « la maison de ton père ? »
Maison se dit en hébreu baït, qui a pour racine bat, la fille. Esther est au début de la Meguila la bat dodo de Mordehaï, sa nièce. Plusieurs commentateurs en déduisent qu’elle est sa nièce mais aussi sa maison, à savoir son épouse.
Mordehaï parle-t-il ici de sa propre destruction ? de celle de sa maison ? de son mariage ?
Rav David Fohrman, dans son ouvrage “la reine Esther”, donne son interprétation et relie l’expression ha’harech ta’harichi avec un passage de la Tora qui se trouve dans le Livre des Nombres et qui évoque le neder, le vœu et ses lois.
Dans ce passage, il s’agit des lois qui régissent la relation entre une naara (une jeune femme) et son père et une naara et son époux.
« Et si une femme fait un vœu à D. ou s’impose une abstinence dans la maison de son père pendant sa jeunesse et si son père a eu connaissance de son vœu ou de l’abstinence qu’elle s’est imposée et si son père a gardé le silence vis-à-vis d’elle (vahe’herich la), tous ses vœux seront valables. Toute abstinence qu’elle a su s’imposer sera maintenue. Mais si son père la désavoue le jour où il en a connaissance, tous ses vœux et les interdictions qu’elle a pu s’imposer ne seront pas maintenus. Et D. lui pardonnera, son père l’ayant désavouée. Que si elle passe en puissance d’époux étant soumise à des vœux ou à une parole de ses lèvres par laquelle elle s’est liée ; son mari en a eu connaissance à une époque quelconque et garde le silence à son égard (vahe’herich la), ses vœux seront valables et les abstinences qu’elle s’est imposée subsisteront. Mais si le jour, où il en a eu connaissance, son époux la désavoue ; il annule (veefer) par là le vœu qui est sur elle ou la parole de ses lèvres par laquelle elle s’est liée ; et D. lui pardonnera. […] Tout vœu et tout serment d’abstinence, tendant à mortifier sa personne, l’époux peut les ratifier ou les rendre nuls (icha yekimenou veicha yeferenou » (Matot, 30, 3-14)
Morde’haï lui demande d’annuler les mauvais décrets car il reste peu de temps et, que si elle ne le fait pas rapidement, elle sera comme désengagée de son histoire. Morde’haï la met en garde sur l’aspect désastreux de son attitude si elle choisit le silence. Ici, l’enjeu est de se taire alors qu’elle a pleinement connaissance de ce qui va se passer. Va-t-elle annuler le mauvais décret ou le laisser se maintenir ? Le mot annuler (efer) a ici la même racine que Pourim. Cette fête signifie se souvenir de la possibilité d’annuler.
Si du côté d’Aman, Pourim est « l’arme de guerre » (le tirage au sort) qui permet d’exterminer le peuple juif, du côté d’Esther et de Morde’haï, il est la capacité à annuler le mauvais décret qui pèse sur leur peuple.
Que doit-on comprendre de la réponse d’Esther ?
Du côté d’Esther, l’enjeu est tout autre et même si elle accepte, elle fait mesurer à Morde’haï mais surtout à elle-même, les conséquences de ses actes.
Pour cela, le traité Meguila, 15a nous aide à comprendre :
Acher lo kedat (en enfreignant la loi) : Rabbi Abba a dit “en enfreignant la loi” signifie que d’avant et tous les jours jusqu’à maintenant, elle avait une relation avec le roi A’hacheveroch involontairement (beones) et que maintenant qu’elle ira volontairement (beratson) voir le roi (ce qui implique une relation « volontaire » avec lui) et ainsi, « je péris, je périrai », car si j’ai péri de la maison de mon père, ici, je périrai de toi.
Rachi explique que jusque-là, étant captive, dès qu’elle avait une relation intime avec A’hachveroch, elle ne commettait pas d’adultère. Mais puisqu’elle va aller voir le roi volontairement, elle sort de son statut de captive et commet un adultère ; ainsi, elle ne peut plus être l’épouse de Morde’haï et doit divorcer.
Le premier « avadeti », peut aussi s’interpréter comme une peur de mourir physiquement selon la loi perse, puisqu’elle n’a pas le droit de rencontrer le roi sans qu’il l’ait conviée. Le second « avadeti » exprime une peur de mourir spirituellement et moralement puisqu’elle va, selon la loi juive, commettre un adultère.
La Tora respecte toujours la part individuelle de l’homme même si c’est dans la douleur. C’est cela l’idée de la Halakha. Elle recentre toujours sur soi-même. Elle permet de voir entre les lignes du monde ce qui est de l’ordre du réel et non du fantasme. Le réel étant l’intégration profonde et joyeuse que nous avons le potentiel immense d’être un sujet qui ne subit pas. Même prisonnière, Esther est libre car elle réfléchit selon le juste sens de sa vie.
Cette tension entre enjeu collectif et enjeu individuel permet de penser notre statut face au monde.
Voici ce qu’en dit la Guemara :
[…] Lorsque rav Dimi est venu de Palestine, il a dit au nom de Rabbi Yo’hanan : ce qu’ils ont enseigné à Lod n’est valable que pour une époque où il n’y a pas de persécution religieuse qui oblige à transgresser les commandements de la Tora. Mais en temps de persécution religieuse, même pour un commandement « léger », on doit accepter d’être tué et ne pas le transgresser.
Lorsque Rabbi est venu, il a dit au nom de Rabbi Yo’hanan : même quand ce n’est pas en temps de persécution religieuse, ils ne l’ont dit que pour le cas où l’on se trouverait contraint par la violence de transgresser un commandement de la Tora en secret et en particulier. Mais en public, même pour un commandement « léger » on doit accepter d’être tué et ne pas le transgresser.
Qu’est-ce donc qu’un commandement « léger » ? Raba fils de Rabbi Yits’hak a dit au nom de Rav : même s’il s’agit de nouer le lacet du soulier. Et la présence de combien de personnes donne-t-elle à l’acte un caractère public ? Rabbi Yaakov fils de Rabbi Yo’hanan a dit : en public, cela signifie au moins dix personnes.
Il est bien évident qu’il faut que ce soit dix israélites. Puisqu’il est écrit : et je serai sanctifié au milieu des enfants d’Israël (Vayikra, 22, 32)
Rabbi Yirmeyah a demandé : et s’il y a neuf israélites et un païen ? Viens, écoute. C’est que Rab Yannaï, le frère de Rabbi ‘Hiya fils de Abba a enseigné : il y a assimilation de deux termes au milieu de. Ici : et je serai sanctifié au milieu des enfants d’Israël. Ailleurs : séparez-vous du milieu de cette assemblée (Bamidbar, 16,21). De même que là-bas le mot « assemblée » s’applique à dix personnes et tous israélites, de même ici il faut dix personnes et tous israélites.
Mais alors pour Esther, c’était aussi un acte public ! Abbaïé a dit : Esther n’a été qu’un « terrain naturel » (karka olam). Rabba a dit : le roi A’hachveroch n’agissait que pour son plaisir personnel, c’est donc différent. […] Car Rabba a dit : un païen qui dit à un israélite ; va couper du fourrage un jour de Chabbat et jette-le aux bêtes, sinon je te tuerai, qu’il aille donc couper du fourrage et qu’il ne se fasse pas tuer. Mais s’il lui dit : jette le dans la rivière, qu’il se laisse tuer, mais n’aille pas couper du fourrage un jour de Chabbat. Pour quelle raison? Dans ce dernier cas, c’était un acte idolâtre, c’est pour lui faire transgresser sa foi religieuse qu’il voulait imposer la chose. (Talmud Sanhedrin 74b)
Esther ne commet pas de transgression publique car A’hachveroch ne cherche pas à la convertir à l’idolâtrie. Il ne va avec elle, comme le souligne le commentaire de Rachi, que pour son plaisir personnel.
Si Abbaïé nomme Esther « terrain naturel », karka olam, que l’on peut également traduire par un « champ du monde », c’est qu’il mesure son immense force intérieure. Dans cette longue discussion sur notre ténacité à garder notre relation à D. intacte même en temps de persécution, Abbaïé exprime la résistance d’Esther comme avant tout une maîtrise de son être et de sa réalité. Rachi explique qu’elle ne faisait pas l’acte intime (avec A’hachveroch) mais que lui le faisait avec elle. Pourquoi insister sur cela ?
Parce qu’Esther reste intimement l’épouse de Morde’haï, face à sa captivité, face à l’histoire qui se joue devant elle.
Parce que périr pour elle, c’est perdre son statut d’épouse, ce qui est de l’ordre du sacré dans sa vie, son ancrage dans la loi juive qui lui permet d’exister dans le monde.
La Halakha nous accompagne pas à pas dans le monde. Ce qu’elle considère comme sacré est l’éthique du monde.
Être un champ du monde ne diminue pas Esther. Si elle apparaît comme exemple dans cette longue discussion qui met à l’honneur notre attachement à notre identité la plus profonde, c’est parce que l’idée de sacrifice n’existe que chez ceux qui ne sont pas pleinement conscients de leur réalité. Celui qui n’est pas fidèle à sa vie peut l’appréhender comme une longue suite d’injustices. A contrario, celui qui vit pleinement sa réalité et ne la trahit pas, dépasse le monde, devient le monde dans sa création initiale, celle de servir D. pour être soi- même.
Nissim gérard Dahan –
Bravo, rien à ajouter
ELMALEH –
Bravo ! Et merci 🤩