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Eléments pour une théorie générale de la monnaie d’après la Torah

par: Rav Gerard Zyzek

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Eléments pour une théorie générale de la monnaie d’après la Torah. par Rav Eliézer Hanokh Darmon

 

 

Les questions d’argent, de valeur, de monnaie, de change occupent une grande place dans les discussions talmudiques. Si le chapitre central est peut-être le chapitre Ha-Zahav, dans le traité Baba Metsi’a(44 et suivantes), une approche intéressante peut être proposée à partir de l’analyse de la notion de Pruta dans les lois du mariage (Kiddushin). La première Mishna du traité Kiddushin(2a) enseigne en effet que les Kiddushin, la première phase du mariage juif, qui établit une relation d’exclusivité de la femme envers le mari, est établie par le fait que le mari, devant deux témoins, donne à la femme un objet d’une certaine valeur : « Beit Shammai disent : un dinar ou quelque chose qui vaut un dinar, Beit Hillel disent : une Pruta ou quelque chose qui vaut une Pruta » ; et la Mishna poursuit : « Et combien vaut une Pruta ? Un huitième du Issar italien. L’analyse de cette Mishna est ensuite livrée dans la Guemara aux pages 11a-12a.

 

Position du problème

Le problème central de cette Mishna est la définition de la Pruta en fonction d’une autre monnaie, le Issar italien (d’après certains, il s’agit de la monnaie romaine appelée as ou assarius) et, par la suite, comme on va le voir, de son rapport au dinar (le denarius romain). Normalement, ainsi qu’on le voit au début du chapitre Ha-Zahav, l’étalon métallique international de la monnaie est le métal argent, parce qu’il circule plus facilement que l’or et que sa valeur est reconnue internationalement, contrairement aux pièces de cuivre ou de bronze, qui n’ont qu’un cours local. Or, la Pruta, étant définie partout ailleurs dans le Talmud comme la plus petite unité monétaire, est une monnaie de cuivre ; et si, comme va sembler le suggérer le Talmud dans le passage que nous allons traduire ci-dessous, on peut établir une parité entre la Pruta et le Dinar, qui est l’unité monétaire par excellence de l’étalon-argent, alors la Pruta se définira par une quantité fixe d’argent, calculée en fonction du dinar, et non comme un quantum monétaire. La question, pour la formulée de manière ramassée, est donc la suivante : la Pruta qui sert à effectuer des Kiddushin est-elle essentiellement Kessef, une quantité fixe de métal argent, ou Mammon, un quantum monétaire ?

Cette problématique est exprimée en passant par le Bedek ha-Bayitde R. Yossef Caro (ses addenda à son Beit Yossef) sur Even ha-Ezer 31, 9 et reprise par le Avnei Milu’im sur Even ha-Ezer 27, 1. Le Tur (Even ha-Ezer 31, 9) dit, à propos du cas où les Kiddushin ont été effectués avec moins qu’une Pruta et sont donc nuls : « Et R. Meïr ha-Levi Abulafia (le Ramah) précise que ce n’est vrai que quand les Kiddushin ont été effectués avec de l’argent ; mais s’ils ont été effectués avec quelque chose dont la valeur est susceptible de varier, même si ici et maintenant le dit objet vaut moins qu’une Pruta, on prend en compte l’éventualité que, dans une contrée lointaine, cet objet vaille plus qu’une Pruta » et l’on considère donc que les Kiddushin sont peut-être valides. Ce à quoi le Bedek ha-Bayit objecte : « Mais peut-être qu’une quantité de métal argent inférieure à un demi-grain d’orge [ce qui est la Pruta définie, en termes de quantité de métal argent, par le Rif, le Rambam et autres à partir de la Mishna, comme on va le voir] vaut plus qu’une Pruta dans une contrée lointaine [et qu’on devrait donc considérer le métal argent aussi comme un bien dont la valeur peut varier, et considérer dès lors que les Kiddushin effectués avec sont peut-être valides] ? De cette difficulté, il convient de conclure que les Kiddushin ne peuvent s’effectuer qu’avec une quantité minimale de métal argent établie par la Torah à un demi-grain d’orge, et qu’en dessous de cette quantité, il n’y a pas de Kiddushin, même si cette quantité de métal argent vaut plus que d’autres choses [et qu’elle a donc une valeur d’échange]. » Autrement dit, contrairement à ce qu’on voit dans le reste du Talmud, la Pruta est ici définie de manière univoque comme Kessef, une quantité de métal argent, et pas comme Mammon, une valeur monétaire ; ou tout du moins, si elle n’est pas Kessef, alors elle ne peut pas effectuer de Kiddushin, même si elle est Mammon : on n’a pas encore réglé la question de savoir si, en plus d’être Kessef, elle doit également être Mammon, comme on va le voir dans le détail, ainsi que le pense de Sefer Me’irat ‘Einayim (Hoshen Mishpat 88, 2). Mais il est grand temps de lire le développement de la Guemara.

Passons rapidement sur l’analyse de la position de Beit Shammai (11ab) qui défend que la valeur minimale des Kiddushin est d’un dinar parce qu’ils exigent, pour des motifs dont débattent les Amoraïm, une valeur « importante » pour en venir à l’analyse de la position de Beit Hillel (12a) qui défend que la valeur minimale des Kiddushin est d’une Pruta :

« Rav Yossef estimait que par “Pruta” il fallait comprendre “une Pruta, quelle qu’elle soit” [autrement dit à son cours local actuel, sans rapport avec l’étalon argent]. Abayé lui a objecté : Mais alors, comment comprendre la Mishna quand elle définit la Pruta comme un huitième de Issar ? Et si tu réponds que [cette valeur de la Pruta en fonction du Issar] était celle de l’époque de Moïse mais que ici et maintenant c’est la valeur que les gens définissent comme Pruta qui prévaut, alors pourquoi [nos collègues d’Erets Israël se sont-ils évertués à déterminer la valeur de la Pruta, ainsi] quand Rav Dimi est venu [en Babylonie], il a déclaré que Rabbi Simaï, à son époque, avait évalué la Pruta à un huitième du Issar italien ; et quand Ravin est venu [en Babylonie], il a déclaré que Rabbi Dostaï, Rabbi Yannaï et Rabbi Oshi’a, à leur époque, avaient évalué la Pruta à un sixième du Issar italien ? [Si la valeur de la Pruta est déterminée uniquement par son cours présent, à quoi bon ces indications qui seraient purement historiques ?] Ce à quoi Rav Yossef rétorqua : [Si la valeur de la Pruta est fixe par rapport au Issar, alors comment comprendre l’enseignement suivant qui compare la valeur minimale pour laquelle on se rend coupable de Me’ila, de mésusage de biens consacrés, soit une Pruta, et la valeur du sacrifice qu’on doit apporter en expiation, soit deux Sela’im ;] “Calcule le nombre de Prutot dans deux Sela’im : plus de deux mille” ; or [même en prenant les écarts de change maximaux définis ci-après et qu’on les considère comme immuables, à savoir quatre dinars pour un Sela’, vingt-quatre Issar pour un dinar et huit Prutot pour un Issar, ainsi que le calcule Rashi, on obtient 2x4x24x8 soit 1536 Prutot dans deux Sela’im,] on n’en a même pas deux mille, et l’enseignement dit “plus de deux mille” ; [cela induit donc bien que la parité de huit Prutot pour un Issar, et a fortiori de six Prutot pour un Issar, n’est pas celle utilisée dans cet enseignement, et qu’elle n’a donc pas de valeur absolue] ! Ce à quoi Abayé rétorque : nous avons reçu cet enseignement avec la variante “près de deux mille” et non “plus de deux mille” ; et même si finalement on arrive à 1536 Prutot dans deux Sela’im, du moment qu’on est plus proche de deux mille que de mille, on formule ça comme “près de deux mille”.

La Guemara reprend maintenant une affirmation précédente pour l’analyser dans le détail : “quand Rav Dimi est venu [en Babylonie], il a déclaré que Rabbi Simaï, à son époque, avait évalué la Pruta à un huitième du Issar italien ; et quand Ravin est venu [en Babylonie], il a déclaré que Rabbi Dostaï, Rabbi Yannaï et Rabbi Oshi’a, à leur époque, avaient évalué la Pruta à un sixième du Issar italien“ et Abayé demande à Rav Dimi : doit-on considérer que ce différend entre toi et Ravin reprend le débat entre Tannaïm suivant ? On enseigne en effet : [un premier Tana anonyme, dit Tana Qama, dit :] La Pruta dont parlent les Sages vaut un huitième du Issar italien. [Le calcul est le suivant, dans le système monétaire romain :] six Ma’a d’argent valent un dinar ; une Ma’a vaut deux Pondion (dupondium) ; un Pondion vaut deux Issar ; un Issar vaut deux Mismes (semissis) ; un Mismes vaut deux Qontronq (qondrates, quadrates) ; un Qontronq vaut deux Prutot. Il y a donc huit Prutot dans le Issar [et vingt-quatre Issar dans le dinar.] Rabban Gamliel dit [en se basant sur un autre système monétaire] : trois Hadres (ou drosa) valent une Ma’a ; deux Nets valent une Drosa ; deux Shem valent un Nets ; deux Prutot valent un Shem. [Donc il y a vingt-quatre Prutot dans une Ma’a, laquelle vaut quatre Issar comme pour le Tana Qama], ce qui donne ainsi que la Pruta vaut un sixième du Issar italien. Abayé conclut : faut-il en déduire que toi [Rav Dimi] tu penses comme Tana Qama et que Ravin pense comme Rabban Gamliel ? Rav Dimi lui répond : moi et Ravin raisonnons tous deux dans le cadre de l’avis du Tana Qama [qui estime la Pruta à un huitième de Issar], mais il ne faut pas voir là une contradiction : l’un parle d’un cas où le Issar est haut [par rapport au dinar], l’autre d’un cas où le Issar est bas [par rapport au dinar] ; quand il est haut, il s’échange à vingt-quatre Issar pour un dinar, quand il est bas, il s’échange à trente-deux  Issar pour un dinar. » Voilà pour le long passage qui nous concerne.

 

Premier niveau de lecture

Nous allons maintenant proposer tout d’abord une lecture « naïve » de cette Sugya avant d’aborder celle, beaucoup plus riche, du Sefer ha-Miqnah. La lecture de base, dont nous montrerons les insuffisances, est la suivante :

Rav Yossef estime que Pruta se définit uniquement en termes de Mammon, de valeur monétaire, comme quantum minimum de monnaie ou de valeur, et pas du tout en termes de Kessef, de parité avec l’étalon argent. Abayé lui démontre que cette position est intenable parce que tant la Mishna que les Amoraïm d’Erets Israël établissent un taux de change fixe entre la Pruta et le Issar, qui se définit lui-même par un taux fixe par rapport au dinar, c’est bien que la Pruta se définit comme une fraction de dinar ; celui-ci étant l’étalon argent, une pièce d’argent au poids toujours égal et à partir duquel se déterminent toutes les autres valeurs, cela signifie que la Pruta se traduit en dernière analyse par une certaine quantité fixe d’argent ; on dira que la Pruta se définit uniquement comme Kessef.

Les insuffisances de cette lecture superficielle du débat apparaissent clairement : elle suppose en effet, d’une part qu’on admette que Rav Yossef fasse complètement fi de la Mishna dans son raisonnement, d’autre part qu’on accepte qu’Abayé conclue à une définition de la Pruta comme pur Kessef à rebours de la compréhension habituelle de Pruta comme Mammon dans le reste du Talmud.

Passons à la suite de la Sugya. Abayé se tourne vers Rav Dimi et entend situer sa divergence d’avec Ravin dans le cadre d’un débat entre Sages de la Mishna. Ceux-ci se situent dans le cadre commun d’un système monétaire internationalement valable et fondé sur l’étalon argent (ce qu’on appelle dans la Sugya précédente Kesse ftsuri, « l’argent monétisé »)qui reconnaît comme monnaie de référence le dinar, la Ma’a (1/6 de dinar) et le Issar (1/4 de Ma’a, soit 1/24 de dinar) et sont en désaccord sur la définition de la Pruta par rapport à la Ma’a, chacun prenant comme référence un système de monnaie locale différent – Tana Qama d’après le système romain classique, Rabban Gamliel d’après un système différent et difficile à identifier.

Rav Dimi répond que lui comme Ravin se placent dans le système romain classique de Tana Qama, mais parlent de deux situations différentes : Rav Dimi calcule que la Pruta vaut 1/8 de Issar quand le Issar est haut et qu’il vaut 1/24 de dinar, tandis que Ravin que la Pruta vaut 1/6 de Issar quand le Issar est baset qu’il vaut 1/32 de dinar ; mais au final ils sont d’accord sur l’essentiel, à savoir que la Pruta vaut 1/8 x 1/24 = 1/6 x 1/32 = 1/192 de dinar. Là aussi, l’insuffisance de cette lecture apparaît rapidement : si, finalement, ce qui compte c’est la parité dinar/Pruta, qui est fixe à 1 pour 192, pourquoi calculer en fonction du Issar, qui varie en fonction du dinar et, partant, de la Pruta ?

Le Sefer ha-Miqnah va grandement approfondir notre regard sur ces sujets. Ce texte constitue le commentaire postmédiéval de référence sur le traité Kiddushin : on le doit à R. Pinhas Horowitz de Francfort (1731-1805), également auteur du Sefer ha-Hafla’a.

 

Pruta comme Kessef et comme Mammon d’après RavYossef et Abayé

Le Sefer ha-Miqnah explique ainsi que pour Rav Yossef, deux cas de figure sont possibles : soit la Pruta d’aujourd’hui vaut moins que la Pruta de la Mishna, 1/8 d’Issar, définie comme « Pruta de Moïse » ; soit elle vaut plus. Si elle vaut moins, comme elle n’en reste pas moins Mammon, on peut effectuer des Kiddushin avec ; si elle vaut plus, alors la Pruta de Moïse, qui aujourd’hui n’a pas un statut de Mammon, n’en reste pas moins valable pour les Kiddushin, comme elle l’était à l’époque du Don de la Torah à Moïse. D’où il ressort que pour RavYossef, 1/8 d’Issar (qui est le quantum minimal de Kessef) représente une valeur maximale pour la Pruta de Kiddushin : on peut toujours effectuer les Kiddushin avec cette somme, et parfois même avec moins, si la Pruta d’aujourd’hui vaut moins, tant qu’elle a le statut de Mammon. Kessef n’est qu’une détermination secondaire de la Pruta, laquelle est essentiellement Mammon ; on peut opérer des Kiddushin avec Kessef ou Mammon.

C’est à cette position de Rav Yossef que s’attaque Abayé en rapportant les propos de Rabbi Simai, notamment. Ainsi que l’explique Rashi, Rabbi Simai a été amené à déterminer la valeur de la Pruta valide pour les Kiddushin quand s’est présenté à lui un cas où des Kiddushin avaient été effectués avec une Pruta d’aujourd’hui : il avait calculé que la Pruta de son époque valait moins que la Pruta de Moïse et avait donc déclaré les Kiddushin invalides. Ainsi que le montre le Sefer ha-Miqnah, ce n’est qu’en reconstituant ainsi le cas qu’il constitue une objection à la position bien comprise de RavYossef. Abayé démontre donc par-là  de manière conclusive que la Pruta de Moïse constitue, au contraire de Rav Yossef, une valeur minimale en-deçà de laquelle les Kiddushin sont nuls. Il faut donc toujours que les Kiddushin soient effectués avec une Pruta qui a le statut de Kessef ; mais cela ne nous dit pas encore si, pour Abayé, on demande ou non qu’elle ait aussi le statut de Mammon. On peut résumer les conclusions de cette première partie de la sugya par le tableau suivant :

 

Si la Pruta actuelle vaut moins d’1/8 de Issar, la valeur minimale des Kiddushin est… Si la Pruta actuelle vaut plus d’1/8 de Issar, la valeur minimale des Kiddushin est…
Pour RavYossef La Pruta actuelle 1/8 de Issar
Pour Abayé 1/8 de Issar D’après le

Sefer Me’irat ‘Einayim : la Pruta actuelle

D’après les autres com-mentateurs : 1/8 de Issar.

 

Le Sefer ha-Miqnah conclut ce moment de l’analyse en se demandant si ce qui vient d’être dit de la Pruta dans le cadre des lois de Kiddushin doit être étendu aux autres domaines où cette notion intervient.

 

Les mécanismes de variation des taux de change

Le Sefer ha-Miqnah passe maintenant à l’analyse des positions de Rav Dimi et Ravin à propos du taux de change entre le dinar et le Issar et de ses implications pour la valeur de la Pruta. On a vu que la lecture « naïve » de leur discussion voudrait que Rav Dimi parle d’un contexte où le Issar vaut 1/24du dinar et où, par voie de conséquence, la Pruta vaut 1/8 du Issar parce qu’elle se définit comme 1/192 du dinar et que Ravin parle d’un contexte où le Issar vaut 1/322du dinar et où, par voie de conséquence, la Pruta vaut 1/6 du Issar parce qu’elle se définit là aussi comme 1/192 du dinar ; et finalement, tout se débat se réduirait à une définition consensuelle de la Pruta uniquement en fonction du dinar et donc, in fine, à un poids d’argent fixe d’un demi-grain d’orge (environ 0,025 g.).

Le Sefer ha-Miqnah montre implicitement que cette lecture n’est pas satisfaisante tout simplement parce que ce n’est pas ainsi que fonctionnent les taux de change. Le dinar et le Issar étant chacun définis comme des pièces d’un certain poids fixe d’argent, quand le Issar varie par rapport au dinar, sa valeur faciale ne correspond plus à la quantité de métal argent qu’il contient. Dans une situation standard, celle qu’évoque le Tana Qama, le Issar pèse 1/24 de dinar et vaut 1/24 de dinar ; dans la situation qu’évoque Ravin, le Issar a été dévalué et s’il pèse toujours 1/24 de dinar, il ne vaut plus que 1/32 de dinar. La question qui se pose donc est celle du mode de calcul de la Pruta. Ravin calcule le taux de change de la Pruta en fonction du dinar indépendamment du Issar : elle vaut toujours 1/192 de dinar, ce qui fait que quand le Issar perd, comme ici, un quart de sa valeur par rapport au dinar, il se dévalue mécaniquement de huit à six Prutot ; et en retour, quand on calcule à quelle quantité de métal argent correspond la Pruta, on le fait par rapport au Issar : ce qui fait que quand le Issar est “haut” (en fait à son taux normal de 1/24) par rapport au dinar, la Pruta vaut 1/8 de Issar et se convertit donc un 1/8 de la quantité d’argent contenue dans le Issar, soit 1/192 de l’argent contenu dans le dinar, soit un demi-grain d’orge ; mais quand le Issar est dévalué à 1/32 de dinar, la Pruta, qui ne varie pas par rapport au dinar en termes de taux de change (1/192), vaut maintenant 1/6 de Issar, donc un 1/6 de la quantité d’argent contenue dans le Issar, qui elle est toujours de 1/24 de l’argent contenu dans le dinar, soit 1/144 de l’argent contenu dans le dinar, soit deux tiers de grain d’orge (0,033 g.). Pour Ravin, la variation du Issar aurait un effet sur la quantité d’argent contenue dans une Pruta.

Rav Dimi viendrait alors s’inscrire en faux par rapport à cette lecture de Ravin : pour lui, même quand le Issar baisse (et il se place dans le même contexte inflationniste que Ravin), la Pruta ne varie pas par rapport au Issar, que ce soit en termes de quantité d’argent ou de taux de change : il vaut toujours 1/8 de Issar, soit 1/192 de la quantité d’argent contenue dans le dinar, soit un demi-grain d’orge (0,025 g.). Ce qui change quand l’Issar est dévalué de 1/24 à 1/32 de dinar, c’est que, l’Issar s’échangeant toujours à huit Prutot, la Pruta s’échange dorénavant non plus à 1/192 de dinar mais à 1/256 (8×32) de dinar. On peut résumer ce développement dans le tableau suivant :

 

Quand l’Issar vaut 1/24 de dinar, la Pruta vaut… Quand l’Issar vaut 1/32 de dinar, la Pruta vaut…
Ravin 1/192 de dinar soit 1/8 de Issar 1/8 du poids du Issar soit

un demi-grain d’orge

 

1/192 de dinar soit 1/6 de Issar 1/6 du poids du Issar soit

Deux tiers de grain d’orge

RavDimi 1/8 de Issar soit 1/192 de dinar 1/8 de Issar soit 1/192 de dinar 1/8 de Issar soit 1/256 de dinar 1/8 du poids du Issar soit

un demi-grain d’orge

 

Cependant, conclut le Sefer ha-Miqnah, il n’est pas exclu que Rav Dimi et Ravin soient en réalité d’accord et qu’ils se réfèrent à une situation spécifique où la définition même du Issar en termes de quantité d’argent a changé, et que le Issar de Ravin, qui vaut six Prutot, contienne en fait ¼ d’argent en moins que le Issar de Rav Dimi qui vaut huit Prutot. À ce moment-là, l’analyse théorique proposée précédemment resterait valable, mais dans la mesure où elle n’est pas présente dans le débat entre Ravin et Rav Dimi, nous ne savons pas dans quel sens il convient de trancher.

 

Conclusion

L’analyse a permis de dégager que cette notion de Pruta, qui est en quelque sorte une notion-limite de la monnaie, est au confluent de plusieurs définitions de ce qu’est l’argent ou la monnaie.

Il s’agit avant tout de la conjonction de :

– la notion de Kessef, d’étalon métallique de la valeur censé représenter un point fixe, une valeur absolue à partir de laquelle se déterminent les autres valeurs ; il prend idéalement la forme de Kessef tsuri, d’argent monétisé, qui constitue une échelle fixe de valeurs étalon à validité universelle ;

– et de la notion de Mammon, de valeur monétaire, c’est-à-dire de quelque chose qui peut s’échanger contre autre chose parce qu’elle vaut autre chose.

Kessef se définit par rapport à lui-même, Mammon se définit par les relations qu’entretiennent entre elles les différentes valeurs. Pour tout ce qui concerne la Torah, on exige que le critère Kessef soit rempli ; la question est de savoir si le critère Mammon doit l’être aussi, ce qui est précisément le cas dans le système financier moderne où les métaux précieux sont in fine des valeurs comme les autres dont le cours peut être extrêmement bas.

On a vu encore qu’au sein même de Kessef tsuri, l’échelle des valeurs étalon n’est pas fixe mais qu’il y a en réalité une seule valeur absolument fixe, c’est-à-dire où le poids en argent définit par là même sa valeur, c’est le dinar. Les autres monnaies d’argent peuvent varier par rapport au dinar. La question qui se pose au sein de cette échelle de valeurs est donc la suivante : le taux de change des unités inférieures, hors de l’étalon-argent, est-il fixe par rapport à ce dinar, ce qui peut entraîner des variations par rapport à la contre-valeur en poids d’argent de ces unités inférieures, qui resterait fixée en fonction du poids d’argent de la pièce d’argent qui leur est la plus proche, en l’occurrence le Issar ? Ou bien ce taux de change des unités inférieures est-il fixe par rapport au Issar, ce qui stabilise sa contre-valeur en poids d’argent, mais entraîne sa variabilité par rapport au dinar ?

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Directeur de la Yéchiva des Etudiants

“Eléments pour une théorie générale de la monnaie d’après la Torah”

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