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Cauchemars chabatiques

par: Jonathan Touitou

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L’attitude que la Halakha nous enjoint d’adopter lorsque nous sommes confrontés à des impératifs en apparence incompatibles permet souvent de révéler des finesses au niveau même des notions en opposition. L’étude présente s’intéresse à deux éléments importants de la vie juive, le jeûne (plus précisément dans le cadre d’un cauchemar) et le Chabat.

Le Talmud dans Ta’anit 12b :

אמר רב חמא בר גוריא אמר רב יפה תענית לחלום כאש לנעורת (אמר) רב חסדא ובו ביום ואמר רב יוסף ואפילו בשבת מאי תקנתיה ליתיב תעניתא לתעניתא

Rav ‘Hama bar Gouria a dit : Rav a dit: Le jeûne contre un mauvais rêve est aussi efficace que le feu contre l’étoupe (sorte de coton). Rav ‘Hisda a dit: [et il faut qu’il soit fait] le jour même. Rav Yossef a dit: même Chabat. Et quelle est sa réparation? Qu’il rende [un second] jeûne suite à ce [le premier]jeûne [i.e. Qu’il jeûne le dimanche qui suit].

En première lecture, ce texte est difficile. En effet, on nous apprend que jeûner est bon contre un cauchemar, à tel point qu’on a le droit de jeûner Chabat. Il est pourtant interdit de jeûner ce jour là en raison de l’obligation de ‘Oneg Chabat (Délice de Chabat). Il est dit dans le livre de Isaï (58) : « Et tu considéreras le chabat comme un délice ». On en déduit que chacun doit honorer le chabat en fonction de ses moyens et possibilités ; et ceci par des mets et boissons succulentes. C’est à propos du manquement à ce précepte que Rav Yossef enseigne qu’une réparation est nécessaire.

Dans le même ordre d’idée dans Bra’khot 31b :

אמר רבי אלעזר משום רבי יוסי בן זמרא כל היושב בתענית בשבת קורעין לו גזר דינו של שבעים שנה ואף על פי כן חוזרין ונפרעין ממנו דין עונג שבת מאי תקנתיה אמר רב נחמן בר יצחק ליתיב תעניתא לתעניתא

Rabbi El’azar a dit au nom de Rabbi Yossi ben Zimra : toute personne qui jeûne Chabat, on lui déchire un mauvais décret de soixante dix ans, et malgré cela, on revient vers lui et on lui fait payer [son non respect] du ‘Oneg Chabat. Quelle est sa réparation? Rav Na’hman Bar Yts’hak a dit: Qu’il rende un [second] jeûne suite à ce [le premier]jeûne [i.e. Qu’il jeûne le dimanche qui suit].[[Il semble clair ici que le l’on parle d’un jeûne contre un mauvais rêve (cf. Baal Hamaor sur place) même si Rashi ne dit rien sur place]]

Ici le Talmud nous enseigne explicitement que la faute est le non respect du Chabat. La question mise en relief par ces deux passages est la suivante: si la chose est interdite, pourquoi nos sages l’autorisent-ils ? Il ne suffit pas que ses effets soient extrêmement bénéfiques pour la permettre. Elle reste d’ailleurs tellement interdite qu’elle nécessite réparation. Il y a deux approches pour répondre.

I. Un Jeûne délicieux ?

Le Ribash dans ses reponsas (s. 513) écrit que nos sages n’ont autorisé de jeûner Chabat qu’à une personne dont l’esprit est rongé et dont la souffrance est grande à cause de la peur de ses cauchemars. Si grande que jeûner devient alors un délice comparé aux tourments qui l’attendent s’il se délecte du Chabat normalement. Il cite un passage du Talmud pour étayer ses propos ou Chmouel pour ne pas annuler le commandement de ‘Oneg Chabat dans cette situation se répétait que les rêves n’ont pas d’importance (parlent en vain). D’après lui, Chmouel avait ce comportement pour dédramatiser la portée des cauchemars. Cependant, conclut-il, si quelqu’un n’y arrive pas il est autorisé à jeûner.

Cette approche est aussi développée par le Rashbah (Responsa, s. 132) qui déclare que les sages n’ont pas contraints de façon générale à jeûner dans le cas d’un mauvais rêve (Chabat ou pas). Il s’agit seulement d’un conseil, d’une Ségoula (remède).

Enfin le Baal Hamaor appuie aussi ce raisonnement sur Pessa’him (68b) et conclut que nos sages ont autorisé une personne atteinte de cauchemar à jeûner Chabat car son Oneg (son délice) est de jeûner.

Il est intéressant de constater que tous ces avis semblent s’appuyer sur Rashi sur Ta’anit 12b :

ואפילו בשבת. יכול להתענות כדי שיתבטל צער גופו:

« Même Chabath » : Il pourra jeûner pour que s’annulent les souffrances de son corps.

Une difficulté subsiste : si c’est pour lui un délice de jeûner, alors quelle transgression nécessite la réparation que nous avons citée plus haut? (« Et quelle est sa réparation ? Qu’il rende [un second] jeûne suite à ce [le premier]jeûne [i.e. Qu’il jeûne le dimanche qui suit] ».)

Le Or Zaroua (deuxième volume, s. 407) répond qu’il doit rattraper le fait de ne pas avoir accompli son obligation de ‘Oneg de la façon dont les sages l’ont instituée, à savoir avec des mets succulents. La transgression n’est pas sur le fond mais sur la forme.

Une autre optique plus étonnante: la Guemarah dans Chabat (11a) réplique à l’identique le passage de Taanit cité plus haut, mais ne mentionne aucunement l’obligation de réparer ce jeune !

De plus, le Ritva sur Taanit efface la phrase concernant la réparation du jeûne. Il semblerait donc que les tenants de cette approche pensent que le rattrapage n’est pas nécessaire car en jeûnant, il accomplit son devoir de Oneg Chabat.

II. Un appel au repentir…

Le Rivan (S. 179) écrit au nom de Rabenou ‘Hananel que la raison pour laquelle un homme peut être tourmenté par un mauvais rève relève d’une faute commise qu’il doit expier. Il s’agit d’un appel au repentir. Le Rambam (M.T. Hilkhot Ta’aniot I. 12) soutient la même opinion en ces termes:

הרואה חלום רע צריך להתענות למחר. כדי שישוב ויעור במעשיו ויחפש בהן ויחזור בתשובה. ומתענה ואפילו בשבת

Celui qui voit un mauvais rêve doit jeûner le lendemain même de sorte à se repentir et [ce] même Chabat.

Contrairement au premier avis cité, ces décisionnaires considèrent que jeûner suite à un cauchemar fait partie du commandement de se repentir. Et celui-ci, d’après eux prime sur l’obligation de jouir du Chabat. Le Rambam conclut ensuite qu’il doit rajouter un second jeûne le dimanche suite à celui du samedi car il a annulé ce même commandement. Jeûner même si ça peut aider à évacuer son angoisse ne peut être assimiler à une forme de délice.

Il semblerait donc que pour Rashi (et tous ses « alliés ») la notion de ‘Oneg définie par la Torah est assez personnelle, et que sans l’intervention de nos sages chacun profiterait du Chabat comme il l’entend. Pour Rambam, l’idée d’une définition contextuelle du Oneg est absente. Par contre, assez paradoxalement (Maïmonide est trop souvent défini comme un penseur rationaliste détaché de tout mysticisme), il donne une prégnance aux rêves dans la réalité, contrairement à la première opinion qui lui attache plutôt une dimension affective, voir psychologique.

Le Ramah tranche d’ailleurs (O.H. 288, 2) que pleurer est autorisé Chabat si cela procure du ‘Oneg d’évacuer sa souffrance, et même si le Michna Broura temporise cette autorisation sur place, il semblerait que la première approche soit celle finalement retenue.

Conclusion :

La majorité des avis semblent trancher qu’il n’y a fondamentalement aucune obligation de jeûner pour un cauchemar. Toutefois, le Choul’khan Aroukh détaille les rêves qui nécessiteraient un jeûne (O.H. 389). Ce qui n’empêche pas le Maguen Avraham de déclarer qu’aujourd’hui nous ne sommes pas habilités à déterminer si un rêve est mauvais ou pas. Il ramène une preuve de Bra’khot (Perek Haroé) où la Guemara déclare que les rêves dépendent des errements de la pensée de la journée. Et les décisionnaires de tendance kabbaliste (le ‘Hida, le Chla) tranchent de la même façon, et conseillent plutôt que de jeûner de consacrer sa journée du Chabat à l’étude tout en prenant le temps de faire les repas de Chabat, ou alors de jeûner deux jours en remplacement dans la semaine qui suit.

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