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Be’houkotaï : La Halakha comme progression

par: Michaël Soskin

Publié le 30 Mai 2024

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Le livre de Vayikra se termine par l’alliance conclue au Mont Sinaï, qui promet de larges bénédictions si les Hébreux suivent la voie qui leur a été prescrite –et d’effroyables perspectives dans le cas inverse que nous ne souhaitons même pas envisager. Les termes dans lesquelles cette alliance estintroduite sont importants : Si vous marchez dans Mes décrets (‘houkotaï) et que vous gardez Mes commandements et que vous les exécutez, Je vous donnerai les pluies en leur saison, et la terre livrera son produit, et l’arbre du champ donnera son fruit… (Vayikra 26, 3-4) Rachi s’interroge : que veut dire marcher dans les décrets d’Hachem ? Ce n’équivaut certainement pas à ne pas transgresser d’interdit, puisque c’est ce qui est explicité juste après avec la notion de « garder » les commandements –se garder de les enfreindre. Cela ne peut pas non plus faire référence à l’accomplissement des commandements positifs, qui est mentionné juste après (si « vous les exécutez »). Et notre maître de citer la réponse du Midrach : cela fait référence à l’obligation de s’investir intensément dans l’étude de la Tora –chetiyou amélim baTora. On peut aisément comprendre que nos Sages déduisent qu’il s’agit de l’étude de la Tora : l’accomplissement des commandements est nécessairement précédé de la connaissance de leur teneur. Mais où ont-ils vu dans le verset une allusion au ’Amal, qui signifie une étude où l’on se donne corps et âme ? Où est-il écrit que pour mériter les bénédictions, connaitre la halakha comme un élève connait son programme ou comme un avocat connait son code civil n’est pas suffisant ?

Par ailleurs, comment comprendre que la Tora choisisse le mot ‘Houkotaï, qui désigne habituellement les commandements dont le sens nous échappe (‘hok), pour faire référence à l’étude de la Tora, qui est précisément l’activité qui mobilise le plus l’intellect ?

Rav Moché Mordekhaï Epstein (cité dans le Pninim Michoul’han Gavoha) répond à la première question en expliquant que c’est le verbe « marcher » -télékhou qui vise spécifiquement le ‘Amal. Une activité est généralement définie par le résultat qu’elle apporte. Même lorsque je marche, en général le fait de marcher importe moins que l’endroit que je souhaite atteindre. Mais ici la Tora insiste : il faut marcher dans les décrets. Il faut cheminer, avancer dans l’étude de la Tora. C’est le périple qui compte, et l’effort qui est visé, plus que le résultat. C’est par une interprétation similaire que nos Sages, dans le dernier enseignement du Talmud de Babylone (Nida 73a) comprennent que « les chemins du monde » (halikhot olam) d’un verset de ‘Habakouk (3,6) font référence à l’étude de la halakha, car c’est une activité dont la fin est le moyen, et pour laquelle le résultat se mesure par l’effort investi. Et en effet, l’étude de la Tora se caractérise par un investissement sans fin. Tout celui qui s’y investit pleinement ne peut que constater que lorsqu’on fait un pas en avant dans la compréhension, dix pas se dérobent devant nous. C’est la nature de la tâche que d’être sans fin puisqu’elle est sa propre finalité : avancer. La Torah est une sagesse infinie. A l’inverse des autres sciences, son étude n’a rien à voir avec le fait d’accumuler des connaissances. Car le but ultime du Limoud n’est pas de savoir, mais de se rapprocher de D.ieu, de s’y attacher. Or, fait remarquer Rav Ahron Lopiansky, par définition D.ieu est non seulement inatteignable, mais Il reste infiniment loin. La modalité (et donc le critère de réussite) de l’étude de la Tora est donc nécessairement la progression, le fait même d’avancer, l’investissement, le ‘Amal. On ne peut se lier à D.ieu qu’en étant en chemin vers Lui.

On peut désormais tenter de comprendre l’emploi surprenant du mot ‘houkotaï, qui désigne les lois que nous ne pouvons pas comprendre, pour évoquer l’étude de la Tora –activité cérébrale par excellence. Car toute progression nécessite deux conditions : que la cible soit en dehors de moi, et que je parvienne à m’y hisser. Pour filer l’image de la halikha, lorsque je marche, je lance ma jambe le plus loin possible, et je prends appuie sur la terre pour y tracter mon corps –produisant ainsi un effort analogue au ‘Amal dans l’étude. En escalade, je plante mon piquet le plus loin possible et je m’y hisse à l’aide d’une corde tendue. Si le piquet reste à ma hauteur, je ne prendrai jamais de l’altitude. Ainsi si l’objet de mon étude est dans mon domaine de compréhension, je ne fais que reformuler ce que je sais –d’où la désignation de la Tora comme un ‘hok, un objet d’étude qui me dépasse. Par ailleurs, si le piquet est souple ou la corde élastique, je ne pourrai jamais me hisser. Si le sol est glissant et qu’il n’y a pas de frottement, je fais du sur-place. De même, le ‘hok présente cette caractéristique d’être particulièrement rigide, d’être non négociable –Rabénou Be’hayé le rapproche du mot ‘hakouk qui signifie gravé, figé.

Le mot halakha, qu’on utilise couramment pour désigner le corpus des lois juives, est clairement formé sur cette idée de progression, de halikha. Pas du tout, comme une lecture erronée de l’étymologie pourrait le faire croire, parce que la nature de la halakha serait de s’adapter au fil des générations. C’est précisément le contraire qui est vrai : c’est parce qu’elle est si rigide que la ‘halakha nous permet de progresser. C’est parce qu’elle n’est pas dictée par ma compréhension limitée qu’elle me permet de me dépasser, de faire grandir mon intellect. La halakha est le fruit d’un mécanisme par lequel nous nous rapprochons de la Tora, de la volonté divine –plutôt que celui par lequel la Tora devrait s’adapter à nos petites contingences.

Le ‘Amal Hatora, c’est à-dire l’effort intense dans l’étude, est la marque d’une progression de notre intellect vers quelque chose qui le dépasse. C’est cela « Si vous marchez dans Mes décrets… ». Et par conséquent, c’est toute la conduite de l’homme qui s’en trouve changée : «…et que vous gardez Mes commandements… ».

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