Les versets
« Hachem-Elokim prit l’homme et le plaça dans le jardin d’Eden pour le servir et le garder. Hachem-Elokim donna un ordre à l’homme en disant
: « de tout arbre du jardin manger tu mangeras. Et de l’arbre de la connaissance du bien et du mal tu n’en mangeras pas » […] » (Genèse II, 15-17)
Le Talmud
C’est à ce verset de notre Paracha que le Talmud de Babylone lie les lois dites « noa’hides » :
« Nos Maîtres ont enseigné : sept commandements ont été donnés aux non-juifs[1] : 1) l’obligation d’établir des tribunaux[2], 2) l’interdiction de blasphémer le Nom Divin[3], 3) l’interdiction de l’idolâtrie, 4) l’interdiction des unions prohibées, 5) l’interdiction du meurtre, 6) l’interdiction du vol et 7) l’interdiction de manger le membre d’un animal vivant […]
D’où savons-nous cela ? Rabbi Yo’hanan a dit : car le texte biblique a dit : Hachem-Elokim donna un ordre à l’homme en disant : « de tout arbre du jardin manger tu mangeras. »
Donna un ordre, c’est une référence à l’obligation d’établir des tribunaux. C’est dans le même sens qu’un autre verset dit : car Je l’ai distingué pour qu’il donne des ordres à ses fils, etc. (Genèse XVIII, 19)[4].
Hachem, c’est une référence à l’interdiction de blasphémer le Nom Divin. C’est dans le même sens qu’un autre verset dit : celui qui blasphème le Nom d’Adonaï sera mis à mort (Lévitique XXIV, 16).
Elokim, c’est une référence à l’interdiction de l’idolâtrie. C’est dans le même sens qu’un autre verset dit : tu n’auras pas d’autres dieux (Elohim) (Exode XX, 3).
À l’homme, c’est une référence à l’interdiction du meurtre. C’est dans le même sens qu’un autre verset dit : celui qui verse le sang de l’homme, etc. (Genèse IX, 6)[5].
En disant, c’est une référence à l’interdiction des unions prohibées. C’est dans le même sens qu’un autre verset dit : en disant : quand un homme renvoie sa femme, que celle-ci le quitte et devient l’épouse d’un autre homme (Jérémie III, 1)[6].
De tout arbre du jardin, mais pas [de ce qui proviendrait] du vol[7].
Manger tu mangeras, mais pas le membre d’un animal vivant[8]. » (Sanhédrin 56a-56b)
Les différentes démarches
- 1) Rabbi Méïr Aboulafia [1170-1244 (Espagne)]
« Ce verset est entièrement superflu, car il s’agit ici d’interdire à Adam la consommation de l’arbre de la connaissance. S’il s’était agit ici de lui autoriser la consommation des autres arbres, il existe déjà un autre verset pour ce faire : Et Elokim dit : « voilà je vous donne toutes les plantes semant des semences qui sont sur la surface de toute la terre et tous les arbres dont le fruit sème des semences seront pour vous à manger » (Genèse I, 29). Dans notre contexte, la Torah aurait du écrire : Et Il lui dit : « de l’arbre de la connaissance du bien et du mal tu n’en mangeras pas », pourquoi ai-je besoin d’un autre verset ? C’est donc bien que le verset en question doit être interprété. » (Yad Rama sur Sanhedrin 56a-56b)
D’après Rabbi Méïr Aboulafia, il s’agit ici d’une véritable dracha, d’un texte biblique en apparence excédentaire et qui requiert de ce fait une exégèse. Son raisonnement est le suivant : puisqu’un texte antécédent autorise déjà Adam à jouir de la consommation de tous les végétaux, le verset 16 est donc inutile et appelle l’interprétation qu’en fait le Talmud.
En d’autres termes, les sept lois noa’hides trouvent leur source à ce verset et nous n’en connaissons l’existence que par l’interprétation que le Talmud de Babylone en fait. Certes, ces prescriptions ont été ordonnées aux juifs dans d’autres versets disséminés à travers la Bible, mais la démarche de « dracha » privilégiée par le Yad Rama suppose qu’il existe un verset spécifique de la Torah qui ordonne les mêmes lois aux gentils.
Nous pourrions schématiser son idée de la façon suivante : la Torah ne comprend pas 613 commandements mais 620 : 613 destinés aux juifs et 7 destinés aux non-juifs.
- 2) Maïmonide [1135 (Espagne) – 1204 (Egypte)]
« Six commandements ont été donnés à Adam le premier homme : l’idolâtrie, le blasphème, le meurtre, les unions interdites, le vol et l’obligation de nommer des tribunaux […] A été ajoutée à Noé l’interdiction de manger le membre d’un animal vivant : cela fait sept commandements. » (Rambam, Hil’hot Mela’him IX, 1)
Cette construction en « 6+1 » requiert une explication. Le Talmud nous enseigne :
« Rav Yehouda a dit au nom de Rav : Adam le premier homme n’a pas été autorisé à consommer de la viande, puisqu’il est écrit : [toutes les plantes]… seront pour vous à manger et pour toutes les bêtes de la terre (Genèse I, 29-30) mais les bêtes de la terre ne doivent pas servir de nourriture pour vous. Et lorsque sont venus les enfants de Noé, D.ieu le leur a permis, ainsi qu’il est dit : tout comme la verdure des plantes Je vous donne tout (Genèse IX, 3). » (Sanhedrin 59b)
Adam ne pouvait pas manger de viande ! Indubitablement, il n’était donc pas concerné par l’interdit de manger le membre d’un animal vivant. Corrélativement à la permission qui lui fut accordée de consommer de la viande, Noé sera le premier visé par cette septième mesure et le Rambam intègre cette donnée à son commentaire[9].
Seulement, le Talmud nous affirme bien que sept commandements ont été donnés aux non-juifs et il les apprend – tous les sept – d’un verset adressé à… Adam !
Rabbi Yossef Caro voit dans la minutie dont Maïmonide fait preuve, la volonté de mettre en exergue, par un jeu de miroir, cette imprécision du texte talmudique. Imprécision qui, selon lui, laisse à penser au Maître de Cordoue qu’il ne s’agit pas dans ce passage du Talmud d’une véritable Dracha, interprétation, mais de ce que nos Maîtres nomment Assma’hta BéHalma, un simple support[10].
Notre verset, bien que présenté comme source des sept lois noa’hides, n’est en réalité pas une véritable preuve. Ces ordonnances sont connues des rabbins depuis toujours et se transmettent oralement de génération en génération. Elles trouvent sobrement un écho dans ce verset, désormais simple support. Une Assma’hta BéHalma[11].
- 3) Rabbi Yehouda HaLévi [1075 (Espagne) – 1141 (Egypte)]
« Quel décalage entre ces sujets (les lois noa’hides) et ce verset ! Cependant, [grâce à ce moyen] il est acquis dans la conscience populaire que ces sept lois s’appuient sur ce verset, de telle sorte qu’il est plus facile de s’en souvenir. » (Kuzari III, 73)
Lorsque j’enseigne ce passage du Talmud, la réaction des élèves est unanime : « comme c’est tiré par les cheveux ! », disent-t-ils.
L’auteur du Kuzari, comme – plus près de nous – le Tora Temima, leur donne raison. Il est évident, disent-t-ils, que la Guemara n’apprend pas les sept lois noa’hides de ce verset, il n’y a aucun lien entre les deux sujets. Les sages ont malicieusement utilisé ce verset de la Genèse comme moyen mnémotechnique, rien de plus. Un aide-mémoire en quelque sorte[12].
Réflexion
Comme nous l’avons démontré en notes, les démarches du Rambam et de Rabbi Yehouda HaLevi sont chancelantes. De ce fait, nous nous attacherons maintenant à tenter de cerner la première opinion, celle du Yad Rama, qui, selon nous, est la plus exigeante et la plus productive.
Mais, pour reprendre la remarque du Kuzari, comment accepter qu’il s’agisse là d’une véritable source, de La source des sept Mitsvoth Bné Noa’h ? Détourner le sens obvie du verset pour y subordonner ces sujets dont le contexte est si éloigné, semble participer d’une démarche abstruse et nécessite qu’un gouffre soit comblé.
À moins que l’auteur n’ait pas d’autre choix que de forcer le raisonnement pour nous léguer un enseignement prépondérant…
« Celui qui prend sur lui les sept commandements et prêter attention à les respecter fait partie des ‘Hassideï Houmot HaOlam, des pieux parmi les Nations, et a part au monde futur[13]. Mais ceci à condition qu’il s’y emploie parce que Dieu les a ordonné dans la Torah et conscient qu’elles ont été transmises par le biais de Moïse […] Mais s’il le fait au titre d’une inclinaison à laquelle la logique le pousse, il ne peut être considéré comme un pieux parmi les Nations mais seulement comme un sage parmi eux.[14]–[15] » (Rambam, Hil’hot Mela’him VIII, 11)
« Il me semble que notre maître [Maïmonide] use ici d’un raisonnement personnel et qu’il est exact. » (Késsef Michné sur Rambam ib.)
Rabbi Yossef Caro nous rappelle ici que le Rambam s’exprime dans le cadre d’un code législatif et qu’il n’est pas coutumier de digressions, encore moins lorsque l’assertion ne trouve aucune source dans les textes traditionnels[16]. Il s’agit ici de nous communiquer une leçon essentielle qui justifie l’exception : les sept lois noa’hides sont certes, comme on le dit souvent, des lois universelles, c’est-à-dire qui s’imposent à la logique humaine dans l’optique d’une bonne marche du monde. Mais D.ieu attend de chacun des membres de la communauté des hommes qu’il travaille à les respecter non pas parce qu’elles sont des lois rationnelles mais parce qu’il désire se soumettre au joug divin, tout comme à l’évidence il l’attend des juifs eux-mêmes. Rappelez-vous l’épisode où Dieu renversa la montagne au dessus du peuple d’Israël et leur dit : « si vous acceptez la Torah, tant mieux ; sinon, ici sera votre tombe »[17]. Celui qui ne laisse pas s’insinuer une dimension d’assujettissement dans sa relation au Créateur ne se place pas dans la perspective de Son projet initial. Tous égaux devant D.ieu, il appartient aux juifs comme aux non-juifs de nous astreindre à exploiter ce potentiel commun devant permettre l’accession au monde futur.
En obligeant le texte, en tenant à tout prix à soumettre les sept lois noa’hides à un verset de la Torah, c’est à notre sens ce que le Yad Rama a voulu exprimer. Il fallait impérativement que les commandements puisent leur source à la Torah, cadre légal seul apte à exprimer l’hégémonie divine. La dialectique intellectuelle ne suffit pas au service de D.ieu[18].
Conclusion
« Cet interdit [la consommation de l’arbre de la connaissance] constitue le commencement de l’éducation de l’homme en vue de sa haute vocation spirituelle. Il représente le début de l’histoire humaine et éclaire le sentier de toutes le générations suivantes. Il s’agit d’un interdit, mais ce n’est pas un interdit rationnel ; bien au contraire, tous les moyens de connaissance données à l’homme, le sens du goût, l’imagination comme l’intelligence, s’opposent à cet interdit, et font que l’homme n’aurait jamais pu se l’imposer de son propre gré. L’homme ne peut donc lui trouver d’autres raisons que la volonté divine ; il s’agit d’un décret (‘hok) in optima forma. C’est en outre un interdit alimentaire, interdit qui ne fut porté à la connaissance de ceux qui devaient l’observer qu’au moyen de la transmission orale. Il fut certes prescrit à Adam, mais ‘Hava, ainsi que ses descendants devaient également l’observer. Par conséquent, tant commandement négatif que décret, interdit alimentaire et loi orale, tous les aspects de la future loi divine par lesquels, selon l’expression des Sages, la raison matérialiste et le monde non-juif ont toujours été choqués, tous ces aspects étaient déjà compris dans ce commandement que Dieu imposa au début de l’évolution humaine, offrant à l’homme de pouvoir en inférer ce qu’il devait considérer comme bien et ce qu’il devait repousser. La soumission de notre nature sensuelle à la volonté divine est ainsi présentée comme étant la condition de toute moralité, une condition inséparable de la haute position morale de l’homme et de son unique vocation […] C’est à travers la maîtrise de ses inclinaisons sensuelles et de sa nature sensuelle à la volonté divine que l’homme de vient homme, et c’est dans cette mise en pratique que réside le premier problème de l’éducation humaine […] Selon l’enseignement des Sages, le code universel des lois morales pour l’humanité, les sept préceptes noa’hides, sont également révélés. R. Yo’hanan les trouve en allusion déjà dans ce premier interdit. » (Rav Chimchon Raphaël Hirsch sur Genèse II, 15)
Gout Chabbes / Chabbat Chalom à toutes et à tous.
[1]Littéralement : aux « fils de Noé ».
[2]D’après Rambam (Hil’hot Mela’him IX, 14). Voir Ramban Béréchit XXXIV, 13 pour une autre opinion.
[3]Littéralement : de bénir le Nom Divin. Il s’agit d’un euphémisme.
[4]Il faut lire la suite du verset : […] et ils garderont la voie d’Hachem pour pratiquer la justice… Ainsi donc le verbe « donner un ordre » se réfère à l’établissement d’une justice.
[5]Suite du verset : par l’homme son sang sera versé. Il s’agit de l’interdiction du meurtre.
[6]Là encore, il faut lire la suite du texte : peut-il encore retourner auprès d’elle ? En effet, la Torah interdit à un homme de ré-épouser la femme qu’il a répudié si celle-ci a épousé un autre homme dans l’intervalle (Deutéronome XXIV, 1-4) [Dieu emploie ici une parabole pour dire au prophète : le peuple d’Israël a « épousé » d’autres dieux en commettant l’idolâtrie, comment pourrais-je le reprendre ? (Metsoudat David)]. Ainsi donc l’expression « en disant » évoque les unions interdites (voir Tossefot).
[7]Si D.ieu s’était contenté d’interdire à Adam de consommer de l’arbre de la connaissance du bien et du mal (verset 17), nous aurions facilement déduit que tous les autres arbres lui étaient autorisés à la consommation (et le verset 16 eut été inutile). Mais du fait que D.ieu prenne la peine d’autoriser explicitement Adam à disposer des autres arbres du jardin (verset 16), nous déduisons que tout ce qui n’est pas mis à la disposition d’un individu lui est prohibé. Le vol est donc interdit (Rachi).
[8]Seul ce qui est « manger » tu mangeras. C’est-à-dire ce dont la fonction est d’être comestible (un fruit par exemple). Mais un animal vivant a pour unique fonction d’élever ses petits, sa fonction n’est pas d’être consommé. Manger le membre d’un animal encore en vie est donc interdit (Rachi).
[9]D’après le Ben Ich ‘Haï (Ben Yéhoyada sur le passage), c’est parce que Noé fut le premier homme à être concerné par l’intégralité des sept prescriptions s’appliquant aux non-juifs qu’elles portent son nom (lois noa’hides) et non pas celui d’Adam qui n’était concerné que par six des sept commandements en question.
[10]En vérité, Maïmonide dispose de très nombreux midrachim qui utilise explicitement la même progression en « 6+1 » (Berechit Rabba XVI, 6 ; ibid XXIV, 5 ; Chemot Rabba XXX, 9 ; Devarim Rabba II, 25). Il se pourrait qu’il y puise son commentaire plutôt que dans la Guemara, de sorte qu’ainsi il ne travestirait pas les paroles de nos Sages. Son commentaire ne serait dans ce cas pas indicatif quant au sujet de la Hassma’hta. (Ma’arits ‘Hayot et Yad Eytan)
[11]En réalité, ce raisonnement du Késsef Michné est aisément réfutable. Par exemple, le Lé’hèm Michné invoque Rachi (57a) qui – tout comme Tossefot (56b) – affirme que ce qui était interdit à Adam était de tuer un animal pour s’en nourrir mais pas de consommer de la viande. Le premier homme était donc bien concerné par l’interdit de manger le membre d’un animal vivant, dans le cas où le membre serait tombé de lui-même. D’après Rachi, la Guemara est donc tout à fait précise quand elle évoque le chiffre sept. Manifestement le Rambam n’est pas d’accord.
[12]Cette démarche, si elle offre une lecture satisfaisante de la Guemara, fait, en revanche, émerger un paradoxe immense. Comme l’écrit Moïse Mendelssohn à Rabbi Ya’akov Emden (Hebraische Schriften III, Gesammelte Schriften 16, 1929, p 178), comment, génération après génération, attendre des Nations qu’elles reconnaissent l’origine divine de ces sept lois et les accomplissent si notre propre Torah ne contient pas même une allusion à la chose ? C’est inconcevable et pas même un seul homme est capable d’une telle prouesse.
[13]Cela participe d’une discussion (Sanhedrin 105a) : d’après Rabbi Eliézer, les Nations ne peuvent avoir part au monde futur tandis que, d’après Rabbi Yéhouchoua, elles peuvent y avoir part. Maïmonide retient l’opinion de Rabbi Yéhochoua. (Késsef Michné)
[14]Version corrigée à l’aide de manuscrits et retenue par la plupart des commentateurs. La version la plus fréquemment imprimée est : « et pas même comme un sage parmi eux ».
[15]Voir Meguila 16a : « Quiconque dit une parole de sagesse, même s’il fait partie des Nations, est appelé sage ».
[16]En vérité, plusieurs tentatives pour rattacher ce texte du Rambam à des midrachim peu avérés ont vu le jour (voir, entre autres, le Ma’arits ‘Hayot), mais rien de convaincant.
[17]Chabbat 88a.
[18]Rabbi Moché Isserles (Chout HaRaman responsa n°10) arrive à cette même conclusion en le tirant directement du passage de notre Guemara. Mais le raisonnement est long et il serait trop fastidieux de lui faire intégrer le cadre de notre article.
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