Transmettre et recevoir. Le commentaire du Maharal sur la première Michna du traité Avot. Synthèse par Mr Franck Benhamou.
par: Franck BenhamouTransmettre et recevoir. Le commentaire du Maharal sur la première Michna du traité Avot. Synthèse par Mr Franck Benhamou.
Moïse reçut la Torah du Sinaï, l’a transmise à Josué, Josué aux anciens, les Anciens aux prophètes, et les prophètes l’ont transmise aux gens de la grande assemblée. (Avot 1.1)
Cette première Michna du traité des Pères enseigne la succession des générations d’enseignants de la Torah. Moïse, Josué, les Anciens, les prophètes, les gens de la grande assemblée. Les Anciens sont les successeurs de Josué ; la Bible n’en parle pas beaucoup, elle parle des Juges, dans le livre qui porte le même nom (choftim); Les prophètes sont connus souvent par le nom du livre qu’ils ont laissé, leur fin coïncide avec l’érection du second temple, soit une période d’un demi millénaire. Les gens de la grande assemblée leur succèdent. Ce qui étonne dans cette énumération c’est la profonde dissemblance avec l’histoire juive telle qu’elle est contée par la Bible, ignorant Juges et Rois, mélangeant individus et regroupement d’individus. De nombreuses autres questions peuvent être soulevées sur cette Michna ; le Maharal va faire un travail exhaustif sur cette Michna. Nous en donnons une traduction commentée. La traduction n’est pas toujours linéaire : certains développements un peu techniques ont été omis. Mais surtout, la langue du Maharal parfois répétitive : elle fait la joie des commentateurs, mais défraye la première lecture. Nous avons donc omis certaines phrases qui encombraient une première lecture. Cette traduction n’offre pas le commentaire complet de la première Michna ; il me semblait intéressant de mettre en ligne uniquement le commentaire relatif aux tribulations de la parole du Sinaï ; non seulement parce que le commentaire du Maharal est somptueux, de par sa richesse et sa précision, mais aussi parce qu’il permet de donner les prémisses d’une histoire de la perpétuation de la Torah, autant dire une ouverture à la question de l’oralité de la Torah. Les thèmes abordés sont donc fondamentaux pour tout étudiant de la Torah : ils touchent en réalité à la mise en mot de la relation maître-élève ; relation complexe de par son aspect psychologique, mais aussi pour savoir ce qui se trame dans cette relation, de ce qui s’y joue.
« Moïse reçu la Torah du Sinaï » : il faut questionner (1)[1], pourquoi la question de la transmission est l’objet de ce traité ? Et il semble que puisque les paroles de ce traité relèvent de la morale, ils ne font donc pas partie de la Torah reçue au Sinaï, -et si l’on affirme que tout a été reçu par Moïse au Sinaï, même ce que le dernier des élèves développera plus tard- il faut demander la place de la question de la transmission ici plus qu’ailleurs.
Aucune règle morale n’a été donnée au Sinaï, pourquoi donc introduire ce traité, qui parle essentiellement de morale, par ces développements sur les tribulations de la transmission de la Torah ? Et même si l’on soutient (Talmud de Jérusalem Péa 2.4) que tout ce qui sera développé par les sages des générations tire son origine du Sinaï, pourquoi parler de la question de la transmission particulièrement ici, qui ne serait dans cette hypothèse qu’un des développements énoncé au Sinaï ? Pour pouvoir poser cette question, il faut donc affirmer qu’au Sinaï il n’y a pas eu d’enseignement moral, et s’il y en avait eu un, il ne serait que lié au discours d’un élève, car tous les discours des élèves ont été déjà dits au Sinaï. Question 1. Il faudrait précisément dire ce qui fait l’unité du traité des pères. Le Maharal appelle cela ‘morale’ dans un premier temps, puis donne une autre possibilité. Le commentaire du Maharal se veut le moins possible être tributaire d’hypothèses qui orienterait la réflexion qui serait guidée autrement que par la forme du texte. Il ne faut donc pas prendre trop au sérieux le qualificatif de ‘moral’. A minima le genre moral se donne sous forme de maximes et d’aphorisme, c’est sans doute parce que c’est cette forme qui saute aux yeux du lecteur.
Autre question (2) : il a été dit ‘Moïse a reçu la Torah du Sinaï, au lieu de ‘Moïse a reçu la Torah de Dieu. Pourquoi parler ici ‘du Sinaï’ ?
La deuxième question est relative à la pertinence du terme Sinaï. Là où l’on n’aurait pu voir qu’une formulation élégante pour dire ce que chacun sait, le Maharal questionne la justesse de cette formulation.
Autre question (3) : il est dit ‘Moïse a reçu la Torah du Sinaï’, terme de ‘réception’, alors qu’ensuite il est dit ‘il l’a transmise à Josué’, il fallait dire ‘Moïse a reçu la Torah du Sinaï, Josué l’a reçue de Moïse, et ainsi de suite. Plus que cela, on use à nouveau du verbe ‘recevoir’ dans la troisième Michna[2], jusqu’aux gens de la grande assemblée on utilise le terme de ‘transmettre’, mais ensuite ‘Antignos homme de Sokho a reçu de Chimone le Juste’ ou encore un peu plus loin (1.4) on utilise à nouveau le verbe ‘recevoir’. De même pour tous les ‘couples’, c’est à chaque fois qu’il est mentionné une réception.
Les couples ce sont les paires de sages qui sont présentés dans le premier chapitre (Antignos /Chimone le Juste). Le Maharal est attentif à la distinction entre ‘réception’ et ‘transmission’.
Autre question (4) pourquoi pour la transmission des prophètes aux gens de la grande assemblée, était-il nécessaire d’écrire explicitement ce terme de ‘réception’, alors qu’il a été omis dans la transmission de Josué aux anciens ?
Autre question (5) : pourquoi Moïse a transmis la Torah à Josué et non pas à Elazar fils d’Aaron le Cohen, or c’est à propos des prêtres qu’il est dit ‘les lèvres du Cohen conservent l’intelligence, et on lui demande la Torah de sa bouche’ (Malachie 2.7) ; de plus il est écrit ‘et tu te lèveras, et tu iras aux Cohen, et aux juges de cette période’. (Dévarim 17.8-9). Pourquoi Eliazer est-il resté dehors ?
La question ici posée est plus théorique : elle oppose deux données ; poser une telle question suppose de ne pas porter un regard factuel sur l’histoire, mais de questionner avant tout son sens.
Autre question (6) : Il est dit ‘et Josué aux Anciens, et des Anciens aux prophètes’. Il est clair que ce ne sont pas les mêmes anciens qui ont reçu la Torah de Josué et qui l’ont transmise aux prophètes, en effet aucun d’entre eux n’a vécu suffisamment longtemps ; puisqu’il est dit dans le chapitre Haoreg (Chabbat 105b) « quiconque s’épargne de faire l’oraison funèbre d’un sage, ne vit pas longtemps ;
objection : il est écrit que les juifs ont servi Dieu durant toute la vie de Josué et la durée des anciens, (Choftim 2.7), or en l’espèce ils n’avaient pas honoré correctement la mémoire de Josué [car quel serait l’intérêt de glorifier les juifs si le laps de temps considéré était bref ?] ».
Le Talmud répond ‘ils vécurent certes sans troubles, mais peu longtemps.
Indubitablement cette réponse montre que ces Anciens ne vécurent pas longtemps. [Pour signifier la transmission, il fallait écrire] ‘ Les Anciens transmirent à d’autres Anciens’. Pourquoi englober la totalité de la période des Anciens à travers un unique concept ?
(7) De plus la qualité de prophète ne rajoute rien quant à la Torah, et du point de vue de la Torah les prophètes n’ont pas de supériorité devant les Anciens. Pourquoi alors a-t-on distingué les anciens des prophètes et les prophètes des gens de la grande assemblée ? Evidemment si la période des Anciens était courte, dire que les prophètes ont succédé aux Anciens n’aurait montré que la succession des transmissions et réceptions, sans qu’il ne soit question de leurs capacités prophétiques ; maintenant que nous avons montré que les Anciens devaient eux même transmettre à d’autres Anciens, et les prophètes aux prophètes, unissant l’ensemble des prophètes sous une appellation unique, pour la même raison que la totalité des Anciens ont été réunis sous une seule appellation.
L’argument est relativement long ; il s’agit d’amener le lecteur à se questionner sur le projet de cette Michna, s’agit-il d’une simple narration –peut-être nécessaire- ? Travail d’historien qui découpe le temps en tranches ? Le Maharal rechigne à ce type de lecture et il prouve par ses questions que cette Michna n’entre pas dans le gabarit de l’histoire, oubliant des périodes, rallongeant celle-ci les alternant par des individus. A noter tout de même que le Maharal n’a pas justifié que les prophètes, comme les Anciens formaient une longue période. C’est qu’il n’est pas besoin de beaucoup de culture pour savoir que la prophétie couvre une période d’un demi-millénaire.
(8) De plus, pourquoi n’a-t-on pas parlé d’une période des rois, comme David et Chlomo, qui eux aussi recevaient la Torah en tant que tel. Pourquoi ne fallait-il pas dire ‘et les Anciens aux prophètes, et les prophètes aux rois’ ?
Le Maharal suit l’ordre des livres bibliques, après le livre des choftim, il y a le livre des rois. D’où la question.
(9) De plus pourquoi n’existe-t-il [dans le premier chapitre du traité des pères] aucune sentence des Anciens ou des prophètes ; seuls les paroles des gens de la grande assemblée sont indiquées dans la Michna ?[3]
Explication de cette Michna. Toute morale met en jeu de la paternité, c’est au père qu’il revient de mettre en règle le fils, comme l’exprime un verset (des Proverbes 1.1) « écoute mon fils la morale de ton père, n’abandonne pas la loi de ta mère ». Car la paternité éloigne de l’adolescence et de l’immaturité, de même pour la maternité[4], ils se [font] moralistes, c’est pourquoi c’est au père que revient de faire des remontrances à ses enfants.
Le Maharal travaille à partir du titre du livre qu’il commente : traité des pères ; or dans celui-ci il n’est nullement question de père, pourquoi appeler ce livre ainsi ? Certes, on peut enjamber la question en intitulant ‘traité des principes’, Mais le Maharal refuse cette lecture, pour le moment. Il faut donc expliquer en quoi la fonction parentale entre en résonnance avec la question de la morale. L’argument semble tiré de la plus banale constatation : la parentalité fait grandir, ouvre à un espace de maturité.La relation géniteur/engendrée est redoublée par une relation adulte/jeune ; même si parfois l’adulte se comporte de façon infantile et l’enfant de façon mature, chacun est requis par sa place dès lors que s’ouvre la relation parent/enfant. Ce n’est pas la maturité qui rend père, mais c’est que l’adolescence est chassée par la parentalité, comme chacun peut s’en rendre compte. Le père est requis sur sa maturité et l’enfant son immaturité ; on comprend que dans une société où chacun brigue la place de l’autre, cette relation est menacée. Le Maharal lit dans cette rapide évocation de la notion de parentalité le socle de la notion de ‘morale’, c’est-à-dire de maximes aphoristiques en guise d’héritage de pensée. Au final, pourquoi la mettre au centre du dispositif de transmission ? Pourquoi ne pas tout de suite parler de nos pères rêvés que sont les maîtres ?
En particulier le père est particulièrement requis à cette tâche, en effet car lors de l’adolescence de l’enfant c’est au père qu’il revient de conduire l’enfant dans son immaturité. Comme il est dit (Kodouchine 29a) ‘le père est obligé d’enseigner à son fils la Torah et de lui faire prendre une épouse’.
C’est que la parentalité n’est pas un état naturel, il lui est associé des obligations : enseigner la Torah, le conduire au mariage. Il s’agit pour le père de conduire l’enfant à l’autonomie, littéralement, c’est-à-dire au moment où il sera capable de comprendre la loi par lui-même ; aucun paternalisme dans ces dispositions, mais un accompagnement, comme le montre l’obligation de ‘lui faire prendre épouse’ où évidemment il ne s’agit pas de se marier à la place de son fils, mais de le diriger jusqu’à ce que lui-même puisse prétendre à être époux. Travail douloureux pour le père, qui rencontre aussi la complexité d’être homme.
C’est pourquoi il faut que l’enfant reçoive la remontrance du père, car il est immature relativement au père. Et même si [le lecteur] n’est pas un enfant, comme le projet [d’écriture du traité des pères] est relatif aux paroles de morale bonnes et justes, on a commencé par parler des pères.
D’emblée la relation parent/enfant est liée à un positionnement que le père doit assumer. L’intérêt de nommer ce traité au nom du père est ainsi justifié. Pourtant, il ne s’agit pas de père dans ce traité.
Or certainement Moïse est considéré comme un des pères de tous, de même Josué, qui a reçu la Torah de Moïse, c’est pourquoi il est considéré comme père, de même les Anciens, les prophètes, et les gens de la grande assemblée, tous par leur réception de la Torah sont des pères.
Le Maharal –en bon talmudiste- ajuste ses définitions ; précédemment il semblait que le père est commandé par la place à laquelle il est requis. La relation père/fils est vue donc comme une métaphore de la relation transmetteur/receveur. Comme toute métaphore, ce qui est le plus délicat, c’est de comprendre le moyen terme sur lequel roule la métaphore. Le point me semble être implicite chez le Maharal, il s’agit de la notion d’héritage.
De même Antignos de Sokho, qui reçut la Torah de Chimone le Juste, et la ‘paire’ qui reçut la Torah de Antignos, et ainsi de suite pour les autres ‘paires’.
Le premier chapitre égraine les paroles des Sages qui fonctionnaient par paires, l’un des deux était chef du Sanhédrine, l’autre était le nassi. Tous peuvent être qualifiés de pères en ce sens qu’ils se sont posés comme receveurs de la Torah. Attitude d’écoute qui se conjugue avec celle de transmission.
De même ceux qui succédèrent aux paires, à propos desquels le terme de réception n’est pas mentionné, parce qu’ils n’étaient pas exclusifs dans leur façon de recevoir la Torah, mais eux aussi étaient évidemment des pères eut égard à la réception de la Torah.
Certains des passeurs de la Torah ont concentré en eux l’intégralité de la réception, d’autres n’ont pu accéder à ce niveau. Pour les premiers la Michna utilise le mot de ‘recevoir’, explicitement ; pour les autres, même s’ils n’ont pas saisi la Torah de leur maître dans son intégralité, ils peuvent être qualifiés de père, dès lors qu’ils jouent ce double rôle de receveurs/transmetteurs.
C’est pourquoi, chaque homme peut recevoir une morale de chacun d’entre eux, comme un fils recevrait la morale de son père, comme il est dit ‘écoute mon fils la morale de ton père’.
Suivant la logique de la réception, mon père est susceptible de me faire la morale parce qu’il a été lui-même fils. Pour la même raison, chaque homme devrait pouvoir écouter quiconque a su se poser en receveur. C’est la définition même de la parentalité : être dépositaire de la vie et la transmettre.
Ainsi pour les gens de la grande assemblée, après qu’il ait été dit ‘les prophètes l’ont confié aux gens de la grande assemblée’, on précise ‘ils ont dit trois choses’. C’est-à-dire qu’ils étaient les Pères en cela qu’ils ont reçu la Torah, et c’est pour cela qu’il leur revient de donner une morale au monde, eux qui sont considérés comme des pères pour le monde.
C’est parce qu’ils ont su se poser en continuateurs de la Torah que leur morale possède une certaine légitimité. La comparaison avec la paternité se justifie à nouveau : le père donne une morale parce qu’il s’est lui-même constitué en maillon de l’existence.
C’est pourquoi ce traité est appelé ‘Traité des pères’, car il renferme ce qu’on put enseigner les pères du monde. Réponse à la première question.
Pourquoi ici parler spécifiquement de la transmission ? Parce qu’il fallait donner à ceux qui s’expriment ici le statut de père. La fonction de père semble donner une légitimité à l’énoncé de maximes morales.
Il me semble clair que lorsqu’il est dit ‘Moïse a reçu la Torah du Sinaï’, il n’y avait pas lieu de dire [Moïse a reçu la Torah de Dieu]. En effet, chaque receveur était élève d’un maître : Josué élève de Moïse, et de même que Josué était spécifique à Moïse, car il n’est pas possible d’apprendre de n’importe qui (Erouvine 47b), chaque élève a un maître qui lui est particulier, de même les anciens étaient particulièrement les élèves de Josué, et les prophètes étaient spécifiquement les élèves des Anciens, et les Anciens ne pouvaient être que leurs maîtres, ainsi de suite, le receveur est spécifique au transmetteur, et le transmetteur est spécifique au receveur. Or si l’on avait dit que ‘Moïse a reçu la Torah de Dieu’, il eut été compris que Dieu était l’auditeur spécifique de Moïse, or ce n’est pas vrai, Dieu est le Dieu de tous, délivrant l’intelligence à tous.
La relation maître/élève est le calque à partir duquel va se dessiner l’histoire de la transmission de la Torah. Or celle-ci est très subjective : le maître ne peut dire le fond de sa pensée qu’à certains élèves, de même un élève ne peut se faire élève que d’un ou de quelques maîtres. Il s’agit avant tout de montrer qu’il n’y a pas une parole anonyme qui se déplacerait le long des générations dans les silences des subjectivités. La Torah se dévoile comme un puzzle : les pièces s’agencent progressivement, s’appellent et se repoussent, se cherchent. Seule une question est capable de permettre au maître de dire ce qu’il a à dire, et cette question doit venir à un moment donnée, le maître délivre alors un message qu’il ne connaissait sans doute pas avant qu’il ne lui ait été soutiré. L’élève veut apprendre de tous, mais seulement certains seront à même de lui donner la parole qu’il attend, sans en connaitre le contenu. Rencontre des désirs. Ce qu’il faut comprendre maintenant c’est que le désir de dire la Torah n’est pas le même que celui de la recevoir, et si en tant que receveur, Josué ne pouvait être que l’élève de Moïse, en tant que transmetteur, il ne pouvait être que le maître des Anciens. Alchimie qui n’est pas celle de la rencontre, comme le Maharal s’en expliquera plus tard. Et même si l’on conçoit bien l’argument final qui consiste à ne pas faire de Dieu le ‘Dieu de Moïse’, on peut tout de même s’étonner de …
‘Moïse reçut la Torah du Sinaï. Le Sinaï a été ici introduit, car il est spécifique à la réception de la Torah de Moïse.
Pourquoi parler du Sinaï comme d’un endroit parlant ?
Le Sinaï était évidemment le lieu privilégié pour la réception de la Torah de Moïse, et il n’était pas possible que la Torah fut donnée à un autre endroit pour autant que Moïse en fût son receveur. De même que la Torah ne put être reçue par Moïse que du Sinaï, de même ne pouvait-elle être reçue que par Josué. La raison pour laquelle il n’a pas été dit que Moïse a reçu la Torah de Dieu a déjà été résolue : cette réception n’était pas spécifique à Moïse, alors qu’on ne s’intéresse ici qu’à identifier la spécificité de chaque transmission-réception. Mais en introduisant un milieu, le Sinaï doit être compris comme spécifique à la réception de la Torah par Moïse ; Dieu prodigue la Torah à tous, et chaque jour nous demandons ‘éclaire nous de ta Torah’, Il n’est donc pas spécifique à Moïse. La spécificité de la Torah de Moïse ne pouvait s’illustrer que par ce lieu médiateur qu’est le Sinaï. Mais il est évident que concernant la réception de Dieu, Moïse n’était pas spécifique, d’ailleurs le Talmud l’atteste (Sanhédrine 21b) « Ezra aurait pu recevoir la Torah, si ce n’était que Moïse l’avait devancé ».
André Néher a écrit des pages pénétrantes sur la notion de ‘milieu’ dans son livre qu’il a consacré au Maharal. ‘Milieu’ est un lieu médiateur, lieu commun au donateur et au receveur, mais n’appartenant à aucun d’entre eux, milieu au sens géométrique, point d’équilibre instable, animé par la dynamique des contraires, milieu, enfin, dans le sens d’espace permettant la coexistence. La spécificité de la relation de Moïse à la Torah est donc indiquée par le Sinaï. Chacun doit introduire Dieu dans sa Torah, mais ce qui l’individualise c’est le maître, sauf pour Moïse. Le Maharal va y revenir un peu plus loin.
Plus que cela, le maître qui enseigne la Torah se joint à son élève, tout comme l’élève se joint à son maître, l’un est appelé son maître et l’autre est appelé son élève. C’est ce qui a lieu dans toute relation d’enseignement, quand bien même cette relation n’est pas singulière, lien entre le maître et l’élève en ce que l’un enseigne et l’autre reçoit.
Pour comprendre l’intérêt de ce petit développement, il faut avoir en tête que le Maharal a pour objectif de rendre compte que la réception de la Torah par Moïse est décrite comme une réception du Sinaï ; il faut donc trouver un point commun entre les autres réceptions ‘de maître à élève’ avec celle de ‘montagne à élève’! L’idée c’est d’introduire la notion de ‘tsirouf’, c’est-à-dire de lien. Mais ce qui est très intéressant c’est qu’en contrepartie, le lien dont il s’agit dans la relation de maître à élève doit –par cohérence- être amputé d’une dimension sociale, on n’est pas copain d’une montagne! Non qu’en réalité cette dimension est souvent présente (il en sera question dans une autre Michna de ce premier chapitre), mais que c’est d’un lien d’un autre genre qui est en jeu ici. Il s’agit de trouver un lieu commun, un lieu médiateur, où l’un et l’autre –Moïse ET Dieu- trouvent leur place. Ce lieu s’appelle ‘montagne du Sinaï’ pour Moïse. Le Maharal s’en expliquera par la suite.
C’est pourquoi il n’a pas été écrit que Moïse reçut la Torah de Dieu, ce qui aurait laissé penser une singularité du lien entre Moïse et Dieu, ce n’eut pas été respectueux pour le Très-Haut. Et même si certains versets comme ‘il donna à Moïse les deux tables de témoignage’ (Chémot 31.19), ou bien ‘Dieu parla à Moïse en disant’ (Chémot 6.10), semblent montrer le contraire, ils ne se produisent que relativement à des détails, mais ne qualifient pas le lien du maître à l’élève.
A force de répétitions, de contournements (nous avons omis quelques redites dans cette traduction), le Maharal commence à livrer une pensée qui excède la simple résolution de questions sur le texte : ce qu’il faut éviter de dire c’est que Moïse capte l’intégralité de la relation à Dieu, bouchant l’accès à Dieu et à la Torah pour les autres juifs. Ce problème est double : d’une part politique et d’autre part intellectuel. Politique, car en affirmant que Moïse n’a pas tout dit sur Dieu, les suiveurs ne peuvent se contenter d’appliquer la loi. Qu’il eut été simple que Moïse réceptionne la totalité de la Torah, que nous n’ayons qu’à se placer derrière lui, protégés de la vacillation entre être et exister devant Dieu., il ne resterait qu’à être les exécuteurs testamentaires de Moïse, à défaut d’en être les héritiers. En laissant ouvert le rapport à Dieu, c’est tout l’édifice qu’il faut reconstruire et affermir à chaque génération, pour employer une métaphore proche de la Kabala. Mais aussi du point de vue intellectuel : la Torah n’est jamais définitive, malgré les effets d’annonce d’un MaÏmonide, qui tenta de suturer la plaie. La réception est continuée, chacun peut prétendre à une dimension. La métaphore du père permet de l’illustrer : en devenant père je ne me substitue pas à mon père. En étudiant la Torah, quiconque ne peut prétendre en saturer le contenu. La conclusion s’impose :
S’il avait été écrit ‘Moïse reçut la Torah de Dieu’, ceci aurait indiqué qu’il [assumait] l’intégralité de sa réception ; or [écrivant]’Moïse reçut la Torah du Sinaï’, on indique par là un lien particulier au Sinaï.
Lien qui ne s’est produit que pour Moïse et auquel les hébreux n’ont été conviés que comme spectateurs, spectacle engageant, mais qui n’épuise pas la nécessité d’une relation spécifique de chaque juif avec Dieu à travers la Torah.
C’est-à-dire de recevoir la Torah du Sinaï appelé ‘montagne de Dieu’ (Chémot 3.1). De même Moïse est appelé ‘l’homme de Dieu’ (Dvarim 33.1). C’est pourquoi il était nécessaire que la Torah parvienne du Sinaï à Moïse. Comme nous l’avons expliqué dans le livre Gvourot Hachem, à propos de l’explication du verset ‘et Moïse était berger pour le menu bétail de Ytro, derrière le désert’.
C’est la question de la divinité qui habite Moïse.
La référence au Gvourot Hachem est la suivante (chap22)
Pour Moïse qui était un homme de Dieu, il était naturel qu’il conduise Israël à travers le désert, aux choses divines c’est le désert qui sied le mieux (…) c’est pourquoi il les laissa dans le désert car toute sa direction avait lieu dans le désert ; car à la chose divine (ענין אלוקי), convient mieux le désert. Si Moïse avait été un homme naturel comme les autres, sa direction aurait dû se faire dans un pays habité, mais à Moïse homme de Dieu, ce qui convient le mieux c’est le désert.
Le Maharal reste évasif. Il me semble que la raison en est simple, c’est qu’il suppose déjà connue la notion de ‘chose divine’ : elle a été introduite par Rabbi Yéhouda Halévi dans son Kouzari ; dès le premier tome de ce livre, Moïse est décrit comme un homme touché par ‘la chose divine’, comme tout prophète. Qu’est-ce que ‘la chose divine’ ? C’est une façon de parler du privilège octroyé à certains hommes ou groupes d’hommes de converser avec Dieu ou de prophétiser. Le Maharal reprend le thème. Moïse est décrit dans sa spécificité d’homme de Dieu. Pourtant, ce qui dérange dans l’ouvrage de Halévy, c’est l’absence de la question de l’étude de la Torah, au profit de la prophétie. Il existe un homme dont Dieu est le problème central : Moïse. Celui-ci se fait l’intermédiaire d’une législation, la Torah, mais elle reste d’une certaine façon théorique. Elle matérialise la relation entre l’homme et Dieu, mais ce n’en n’est pas le fond. La gouvernance de Moïse ne pouvait avoir lieu que dans le désert[5]. Par soustraction, on comprend qu’il existe une étude de la Torah qui est certes une relation avec Dieu, mais sans que cette relation n’occupe pas la totalité de l’espace. On étudie la Torah, on se trouve en relation avec Dieu, mais Dieu n’est pas le sujet central de la Torah. Seul, pour un homme comme Moïse, celui-ci est haussé au rang le plus élevé. Certes que la Torah ait été véhiculée par un tel homme comporte quelques conséquences : l’une d’entre elle est la prépondérance de la question de l’idolâtrie dans la ‘Torah de Moïse’. Sans doute aussi la hauteur de vue qui implique un langage abstrait quand il s’agit de dire les commandements, et il revient à la Torah orale de débrouiller l’écheveau compact ; la Torah orale donnée par Moïse comme trace de la nécessité de compléter l’écrit-Torah par une Torah orale plus axée sur les questions matérielles.
C’est pourquoi il n’a pas été écrit que Moïse reçut la Torah ‘dans le Sinaï’, mais ‘du Sinaï’. Car l’endroit en soi n’importe pas, ce qui compte c’est le lien qui unit Moïse au Sinaï, c’est par lui [cette endroit] que le lien avec Celui qui donne s’est produit. Ecrire ‘dans le’ [Sinaï] n’eut indiqué que le lieu de la donation, sans que ne soit exprimé que le Sinaï fut la cause de cette donation, de la même manière que le maître est cause de ce qui est reçu par l’élève. Car ce lieu est appelé ‘montagne de Dieu’. De même Moïse est appelé homme de Dieu. Un lien unissait Moïse à cette montagne pour que la Torah s’y donne, de même que Josué était nécessairement celui par qui la Torah est venue aux Anciens. (…) Il n’est pas non plus écrit que Moïse reçut la Torah du ‘mont’ Sinaï, ce qui suggérerait le caractère exceptionnel de ce mont par rapport aux autres, ou qu’il eut en commun quelque chose avec les autres montagnes, entrant dans la catégorie des montagnes. Aucun rapport, puisqu’on voulait juste dire que ce lieu était un ‘intermédiaire’ spécifique entre Dieu et Moïse.
Moïse n’est pas Zarathoustra qui devait se replier en haut d’une montagne pour signifier qu’il survolait l’humanité du haut de son promontoire. Ici la dimension verticale n’ajoute rien. C’est par sa qualification de ‘divine’ que ce lieu se particularise. Certes la littérature talmudique regorge de l’expression ‘mont Sinaï’, comme dans ce midrash où il est expliqué que la faible élévation de ce mont symbolise l’humilité dont il faut témoigner pour étudier la Torah. Mais, dans tous ces cas, il s’agit de dire –pour tous les juifs- que ce mont est singulier en ce qu’il a été le lieu de la donation de la Torah. Mais pour Moïse il était particulier bien avant cela. Et c’est parce qu’il était particulier à Moïse qu’il était indiqué pour être lieu de donation de la Torah, non l’inverse : dès la première rencontre entre Dieu et Moïse le mont Sinaï est nommé ‘mont de Dieu’, la plupart des commentateurs justifient cette appellation par anticipation, ce nom serait donné parce qu’y aurait lieu plus tard la donation de la Torah. Seul Ibn Ezra réfère ce nom de Sinaï à la scène du buisson ardent (séné). Il semble que le Maharal suive cette voie. C’est parce qu’il préexiste un lien spécifique de Moïse à Dieu à travers cette montagne, qu’elle appelait à ce que la Torah soit donnée en ce lieu.
Dans le chapitre Beth ChamaÏ,Yébamot, (105b), on rapporte un échange entre Rabbi Ychmaël et Avdan : celui-ci lui avait dit « et toi, étais-tu à la hauteur d’apprendre la Torah de Rabbi ? » Et de répondre « et Moïse était-il à la hauteur d’apprendre la Torah du Tout-Puissant ? » Avdan pensait que l’apprentissage d’un maître suppose une certaine proportion entre le maître et l’élève ; Rabbi Ychmaël lui fait remarquer que Moïse non plus n’était pas du gabarit de Dieu, ce qui ne l’empêchait pas d’apprendre du Tout-puissant. C’est pourquoi il n’a pas été dit « Moïse reçut la Torah de Dieu ».
Le Maharal reprend sa question à nouveau frais. Pourquoi ? Parce qu’il ne suffit pas d’affirmer que Moïse a reçu la Torah du Sinaï, comme si Dieu lui-même n’en n’était pas le Législateur. Or le texte de Yébamot montre qu’il était tout de même intéressant de signifier que l’on peut apprendre de Dieu même si l’on n’est pas à Sa hauteur ! Nous n’allons pas entrer dans la traduction de ce passage : il explique sommairement qu’en réalité Dieu se parle à lui-même, et Moïse écoute cette parole. Il apporte des éléments classiques à cette lecture. Le Maharal veut montrer qu’au fond on n’apprend pas en étant en relation avec Dieu, mais à travers Lui[6]. Revenons à l’explication de la Michna.
Moïse reçut la Torah du Sinaï. Concernant Moïse, c’est le terme de ‘réception’ qui a été retenu ; il signifie que la transmission est limitée par la capacité de réception de celui qui la reçoit. Moïse n’a donc pas reçu l’intégralité de la Torah, comme expliqué dans le traité Chvouot (5a) (…). Moïse n’a donc reçu que ce qui était en mesure d’être reçu. Par contre concernant Josué, il est écrit ‘il l’a transmise’, parce qu’il lui a transmis l’intégralité de ce qu’il avait reçu. De même Josué a eu la capacité de transmettre l’intégralité de ce qu’il avait reçu aux Anciens, de même pour les Anciens aux prophètes et des prophètes aux gens de la grande assemblée. Chacun a transmis l’intégralité de ce qu’il avait reçu : grande était leur capacité de réception.
A nouveau –mais implicitement- le Maharal redit que Moïse ne pouvait recevoir l’intégralité de la Torah divine, il appelle cela ‘Moïse reçut la Torah. Ces transmissions étaient fondées sur deux dispositions conjointes : capacité de transmission et capacité de réception. Reste à savoir si ces deux capacités sont duales, c’est-à-dire si la capacité de transmission du maître est liée à la capacité de réception de l’élève. Evidemment il n’est pas possible d’apporter une preuve de la transmission par Dieu à Moïse, celle-ci déborde trop le cadre de notre compréhension. Cependant une faille apparait qui va permettre de conclure :
Mais à partir des gens de la grande assemblée ces capacités se sont amoindries. (…) C’est pourquoi à partir d’Antignos, il est dit ‘qu’il reçut de Simon le Juste’ ; il n’est pas dit que Simon le Juste a transmis à Antignos. Il n’a pas transmis l’intégralité de ce qu’il avait reçu. (…) On retrouve ce [déphasage] dans un autre texte (Sanhédrine 68a) ‘j’ai reçu beaucoup de Torah de mes maîtres, mais n’en n’ai pris que ce qu’un chien est capable de laper de la mer’.
Le Maharal met clairement en avant l’insuffisance de la réception, alors même que le transmetteur peut donner bien plus. Il n’y a donc pas une limitation de la transmission par le récepteur, mais c’est la capacité de réception qui est mise en question, à chaque fois. Cependant, même si cette capacité n’est pas limitée par le récepteur, le transmetteur lui-même n’est parfois pas capable de transmettre l’intégralité de ce qu’il a reçu.
Mais la transmission, capacité du transmetteur, est liée aussi à la capacité de transmettre. Or cette capacité était entière jusqu’aux gens de la grande assemblée. Tout dépendait du transmetteur, car le receveur avait la capacité de recevoir l’intégralité de ce qui lui était donné, mais lorsqu’il y a une défaillance du côté du receveur, il est inutile de blâmer l’incapacité du transmetteur, car à quoi cela servirait-il de le faire alors que le receveur est lui-même défaillant ?
Remarquons que l’argument convoqué ne touche pas le fond du problème : argument respectueux envers qui en sait plus que l’autre, même s’il n’est peut-être pas capable de transmettre l’intégralité de son savoir.
C’est pourquoi le concept de ‘réception’ a été employé.
L’ensemble du discours du Maharal roule sur une distinction entre ‘réception’ et ‘transmission’ ; notions introduites dans la Michna elle-même. Le Maharal s’est contenté de donner les conditions pour que des champs autonomes de pensée soient possibles.
C’est pourquoi il est possible de qualifier de ‘transmission’ la donation de l’enseignement des prophètes aux gens de la grande assemblée, alors même qu’il n’a pas dit explicitement ce terme pour la donation de l’enseignement de Josué aux Anciens ou des Anciens aux prophètes.
IL n’a pas été dit explicitement que Josué a transmis la Torah aux Anciens, uniquement ‘Josué aux Anciens’. S’agissait-il d’une transmission de l’intégralité de ce qui avait été reçu ou d’une transmission partielle ? La logique de la langue veut qu’il s’agisse d’une transmission intégrale : en effet, si l’on ne répète pas le verbe, c’est qu’il est identique à sa précédente occurrence, et qu’on s’épargne une répétition alourdissant le style. Certes, mais le Maharal ne se contente jamais d’arguments stylistiques. Il veut aller plus loin, sans pour autant renier ce genre de considération. Il est aidé ici par le fait que le terme ‘transmettre’ est répété dans la passation de la Torah des prophètes aux gens de la grande assemblée : pourquoi une telle répétition, n’alourdit-elle pas le style ?
Car jusque-là [aux gens de la grande assemblée], tout était selon le mode de la ‘transmission’, alors qu’à partir de cette époque on passe au mode de la ‘réception’.
Nous reviendrons sur ce découpage.
On vient dire par cela que la raison pour laquelle les gens de la grande assemblée ont été amenés à parler, c’est qu’à partir de leurs générations, la Torah s’est amoindrie. D’où la nécessité de prévenir les élèves. De plus, puisqu’en particulier Josué était apte à recevoir la Torah, n’était-il pas du devoir de Moïse de la lui transmettre ?
C’est donc la soif de l’élève qui gouverne la transmission. A noter donc deux arguments : un sur lequel il reviendra –à savoir la nécessité de formuler des principes eut égard à l’amoindrissement de la réflexion-, l’autre –dans une échelle de nécessité plus en prise avec la singularité d’hommes- sur lequel il s’étend immédiatement.
De même pour les Anciens qui étaient devant Josué, s’il ne la leur aurait pas transmise à qui l’aurait-il donnée ?
Il me semble qu’il ne faut pas lire ici une forme de déception ou de pis-aller ; en effet, le Maharal a plus haut insisté sur la capacité de réception de ces générations, mais il faut lire ceci comme une nécessité, la même qui gouvernait la transmission de Moïse à Josué. Mais la présence vivante des Anciens, imposait à Josué qu’ils devinssent ses interlocuteurs privilégiés, comme s’ils étaient élus pour lui.
De même pour les prophètes, de même pour les gens de la grande assemblée, on a parlé de ‘transmission’. Mais à partir de ceux-ci la réception s’est faite par des individus.
On peut s’étonner : Moïse n’était-il pas un ‘individu’ ? Josué n’était-il pas un individu ? Pourquoi le Maharal affirme que c’est uniquement à partir des gens de la grande assemblée que la transmission s’est faite à des individus ? Il me semble que ce que vise la Maharal à travers ce terme, c’est que la transmission n’était pas élective. Il a déjà développé une transmission qui s’est produite par l’adéquation de l’élève au maître. La notion d’individu possède une connotation péjorative, dans ce texte : non qu’elle s’oppose à la notion de groupe, mais qu’elle traduit une transmission accidentelle[7], c’est-à-dire dans des rencontres fortuites.
Pourquoi Antignos ne transmettrait-il qu’à Simon le Juste ? De même pour les paires, pourquoi transmettraient-ils ainsi ? Ils n’étaient pas spécifiques pour cela. Ils sont venus recevoir, et ils ont reçu. C’est pourquoi c’est le concept de réception qui qualifie leur appropriation de la Torah.
L’apparition des ‘couples’, indique une atomisation de la réception. Certes, celle-ci se produit à travers la soif des élèves, mais celle-ci n’était étanchée (pour employer la métaphore des chiens qui lapent) que de manière fortuite, non élective, traduisant un déphasage entre l’élève et le maître. Pour transmettre l’intégralité de la Torah, il faut non seulement de bonnes oreilles, c’est ce qui permet à une bouche d’orienter la façon de dire.
La passation de la Torah à Moïse a aussi été qualifiée de ‘réception’, mais pour une tout autre raison : pour ne pas mettre sur le même plan le donneur –Dieu- et Moïse. Autre raison, c’est que du point de vue de Dieu, tout est équivalent, et si ce n’était Moïse, il l’aurait transmise à quelqu’un d’autre.
Comme en attestait déjà le Talmud cité plus haut[8], en citant Ezra. La transmission ne relevait donc pas d’une adéquation particulièrement remarquable entre Dieu et Moïse.
Il ne fallait pas introduire dans cette transmission le nom d’Elazar le Cohen [fils d’Aaron], car il n’était pas spécifique à la transmission par Moïse. Même s’il a effectivement reçu la Torah de Moïse, il n’en n’était pas l’interlocuteur spécifique. Seul Josué l’était. Le verset l’atteste (Bamidbar 27.20) ‘et tu [Moïse] donneras de ta splendeur sur lui [Josué]’. Ce verset a été commenté (dans le traité Baba Batra 75a) ‘Moïse était comme le Soleil, Josué avait le visage de la Lune’, la Lune reçoit son éclairage du Soleil. C’est en ce sens que Josué reçut la Torah de Moïse. Pas de question concernant Elazar, car celui-ci était différent, il ne reçut la Torah de Moïse que de façon accidentelle, car n’étant pas spécifique pour cette réception, elle est considérée comme fortuite, et concernant une chose aussi importante que la transmission de la Torah, il n’y a pas de place pour l’accidentel, l’intégralité du monde dépend de cette réception. C’est pourquoi il fallait un interlocuteur spécifique, afin que cette transmission ne soit pas uniquement soumise aux aléas, mais Josué était spécifique.
Seul Josué était capable de comprendre l’intégralité de la Torah de Moïse. Comment comprendre la métaphore astronomique ? Qu’apporte-t-elle à la compréhension du verset de Bamidbar? Josué captait et interceptait ce que Moïse disait, dans le même sens que la surface de la Lune capte et intercepte les rayons qui lui parviennent. Le verset ne vient pas dire que Moïse a cédé de sa grâce, la métaphore va plus loin : la lumière n’est pas matérielle, Josué était en quelque sorte une matière pour Moïse, comme une lumière se disperse en l’absence d’un support matériel. Le Maharal dira par exemple dans le Tiféret Israël (chapitre 12).
Car le degré de Moïse est détaché de la matière ; (…) c’est pourquoi il avait des prophéties très claires, Moïse c’est essentiellement cela, un homme détaché de la matière, c’est pourquoi il est appelé ‘homme de Dieu’.
Le Maharal revient sur de telles formulations des dizaines de fois. Que disent-elles ? Il me semble qu’on peut traduire ceci de façon plus compréhensible : Moïse, nous l’avons déjà dit, est un homme pour qui la question du divin est fondamentale, elle le guide dans sa vie ; elle produit la rencontre au buisson ardent. Mais ce souci implique que ce qu’il comprend est très abstrait : pour voir clair dans une prophétie il faut s’être échappé de toutes les contingences matérielles, n’apercevoir en elles que l’essentiel, enjamber les détails et les accrocs produits par la matière. La Torah qui en sort relève de la lumière, pour qu’elle puisse être perçue (on ne peut voir le Soleil, pour user de la métaphore talmudique), il faut quelqu’un qui puisse donner corps à ces concepts, les amener dans le réel. Ce sera la tâche ingrate de Josué : faire la guerre pour prendre possession de la terre d’Israël, installer le peuple juif, les premières institutions, le Temple de Chilo…Le phénomène décrit au niveau de la relation maître élève, c’est que le maître peut se permettre un degré élevé de formulation lorsqu’il sait que son élève saura faire descendre sur terre le concept ; le maître n’est pas ainsi gêné dans son mouvement. L’élève est complémentaire au maître : sa tendance à la concrétude ne le renvoie pas à un monde sans relief, sans Moïse, Josué n’aurait pas eu le souffle pour produire des intuitions fortes qui seront à la base de son action. Sans la certitude qu’il existe un homme tel que Josué capable de porter le projet dans son intégralité, Moïse aurait simplement appris la Torah de Dieu, comme un quidam, mais la dualité qui le lie à Josué, lui permet de le voir comme son successeur légitime, et nécessairement exclusif : en son absence l’enseignement se serait diffracté en une multitude d’élèves, et personne pour la capter en son intégralité.
On peut aller un peu plus loin. Le Maharal met en parallèle la dimension non-accidentelle avec la réception intégrale de la Torah. Chaque type de transmetteur reçoit l’intégralité de la Torah d’une certaine manière ; si cette manière est capable de saisir l’intégralité de la Torah, elle n’est pas fortuite. Tout se passe comme si la capacité de recevoir l’intégralité de la Torah d’une façon spécifique était le signe que cette formulation de la Torah était d’ores et déjà en puissance dans le Sinaï. Certaines façons de lire la Torah (sociologique, psychologique, politique…) sont capables de lire une partie des textes de la Torah, mais pas leur intégralité, laissant tel ou tel pan de la Torah en friche.
Reste à comprendre pourquoi les Anciens ou les prophètes ont pu constituer une lecture intégrale de la Torah. Il faut donc essayer de retrouver derrières les catégories historiques, les appropriations de la Torah capables d’en saisir l’intégralité.
Et les ‘Anciens’, ont le degré de l’intelligence, du שכל, comme le dit le Talmud [en jouant sur les mots] (Kidouchine 32b) ‘l’ancien, c’est celui qui a acquis de l’intelligence’ ; particulièrement disposés à l’intelligence, ils étaient en cela disponibles à recevoir [l’enseignement] de Josué. Car l’intelligence est un niveau plus proche de celui de Josué que celui des prophètes, c’est-à-dire de quelconque prophète. Mais au niveau de Moïse et de Josué, visage de Soleil et visage de Lune, il est bien évident qu’ils sont au-dessus de l’intelligence, leur prophétie l’englobe. D’où la transmission de Josué aux Anciens.
Ni Moïse, ni Josué ne manquaient d’intelligence, de שכל, mais ce n’était pas ce qui les caractérisait, contrairement aux Anciens. Qu’est-ce que cela signifie ? Moïse donne la loi, les orientations, Josué donne corps à cette loi, les Anciens doivent traiter de tout autres problèmes. Ils doivent faire face à des difficultés nouvelles, qui ne sont pas envisagées par la loi, c’est par leur intelligence qu’ils y parviennent. L’intelligence est plus proche de ‘Josué’ que de Moïse : en effet, si l’on adopte le regard précédent, l’intelligence ressort essentiellement du domaine pratique ; c’est l’égide commune aux Anciens et à Josué, Moïse est en retrait par rapport à celui-ci. La dimension prophétique qui animait Moïse et dans une moindre mesure Josué, traduit une aspiration élevée, et en même temps abstraite. Josué met en place les institutions réclamées par Moïse, mais celle-ci ne se sont pas frottées à la réalité quotidienne : cette phase nécessaire d’adaptation ne peut se concevoir à coup de décrets dégagés de la réalité, il faut de l’intelligence pour voir ce qui ne va pas, et être capable de le contourner sans trahir l’élan initial.
Et les anciens aux prophètes. Car même si l’adage affirme que ‘le sage est supérieur au prophète’ (Baba Batra 12a)…
Tendant à montrer qu’il n’y a pas de continuité entre intelligence et prophétie
…ces deux dimensions ont un lien entre elles, une unité, c’est pourquoi ‘les Anciens ont transmis aux prophètes’.
Le Maharal comprend que cette relation de supériorité cache une relation d’équivalence entre prophétie et intelligence plus profonde qu’il n’y parait au premier abord. Il ne s’en explique pas, se contentant de relever ce qui est nécessaire pour la fluidité de la lecture de la Michna. Prophétie et Intelligence sont deux modes de transmission : l’intelligence est une modalité de la transmission où l’élève n’éprouve pas la dureté de la loi, son intransigeance, au contraire de la transmission qui insiste sur le côté prophétique-transcendant ; pour le prophète la compréhension de la loi implique une proximité avec elle qui en adoucit la dureté. Deux regards étrangers sur l’homme, mais qui ont tout de même une visée commune : se frotter à l’incommensurabilité de la loi et du réel ; alors que l’intelligent connait l’incapacité du réel à accueillir la loi, il aménage ; le prophète garde le cap de la loi, au détriment du réel. La position de l’intelligence est plus exigeante puisqu’elle implique la prise en charge de ces aménagements (la plupart du temps des amendements à la loi), le prophète les récuse, chargeant l’homme, plutôt que la réalité.
Puis ‘des prophètes aux gens de la grande assemblée’. Dimension indépendante, différente de la particularité des Anciens (l’intelligence) ou de celle des prophètes (la prophétie) : leur particularité est qu’ils formaient une assemblée ‘sainte’. Leurs actes étaient saints, dimension élevée, puisqu’à leur époque l’idolâtrie a disparue totalement. Dimension qui leur est propre, non pas comme la prophétie, car la prophétie est un acte personnel, alors que les gens de la grande assemblée était un groupe.
Le Talmud à plusieurs reprises décrit comment les gens de la grande assemblée s’y sont pris pour détruire ‘la pulsion idolâtre’ (Sanhédrine 64 a, Youma 69b…). Historiquement, les gens de la grande assemblée –lors du retour à Sion- ont exercé leur gouvernance à l’époque de l’éclosion de la philosophie en Grèce. C’est un certain Socrate qui se fait juger pour corrompre la jeunesse, l’éloignant des bonnes mœurs et de la religion ancestrale ; c’est Aristote dont on ne saura jamais s’il était monothéiste ou polythéiste[9]. On peut s’étonner de ce que des Sages vivant à l’époque romaine, assument de dire que l’idolâtrie a disparue, alors même qu’ils sont encore totalement entourés de paganisme ? C’est que l’idolâtrie a perdu de sa puissance évocatrice, elle est devenue le creuset de l’art gréco-romain ; l’inquiétude face à une nature indomptable a été remplacée par l’évolution des savoirs et de la politiques. Les dieux ont perdu de leur puissance édifiante et inquiétante.
Comment alors le Maharal s’y prend pour lier ces phénomènes à la notion ‘d’assemblée’. Il me semble qu’il suit l’idée kabbalistique de l’idolâtrie : pour elle l’idolâtrie est la surreprésentation qui va jusqu’à la déification d’une valeur au détriment des autres. Une assemblée d’homme est le symptôme d’une compréhension intégrante (et intégrative !) des valeurs : toutes représentées à travers des figures humaines, dans leur diversité, leur hétérogénéité. A contrario la prophétie table sur une évocation inquiète de Dieu : elle se sert d’images qui font peur, de promesse d’avenir douloureux pour appuyer son discours. Il faut noter que, contrairement aux hommes de la grande assemblée, les prophètes n’ont pas été capables d’éradiquer l’idolâtrie : c’est que leurs moyens –fondés sur le mythique et l’imaginaire- jouent en quelque sorte le jeu de l’idolâtrie. Le Maharal s’en est expliqué à plusieurs reprises. La proximité de Dieu à la grande assemblée s’interprète ainsi d’une toute autre façon que celle des Anciens (le lien avec Dieu est assuré pour eux par l’intelligence qui dérive de Dieu), ou celle des prophètes (qui défendent Dieu). Un adage (proverbes 14.28) affirme ‘la multiplicité du peuple est la grâce du Roi’, illustre parfaitement le rapport à Dieu promu par les hommes de la grande assemblée.
Les cinq dimensions exposées sont indépendantes, et il fallait nécessairement que la Torah parvienne de Josué aux Anciens, puis aux prophètes et enfin aux hommes de la grande assemblée. Et puisque tous les Anciens relèvent de la même dimension, il n’a pas été considéré la réception d’un Ancien à un autre Ancien, mais uniquement la transmission d’un [type] de gouvernance à un autre type de gouvernance. (…) Pour la même raison les prophètes sont considérés dans un ensemble, une même dimension.
Même s’il n’existe pas un ancien ni un prophète mais un groupe d’anciens et un groupe de prophètes, ils ne se sont jamais constitués en assemblée. Mais le Maharal a une autre question à laquelle il répond par cette dernière remarque :
La raison pour laquelle ni David ni Salomon ne sont évoqués [dans cette Michna], c’est que la royauté est sans rapport avec ces cinq dimensions, elle ressort d’une autre dimension, car le roi n’a de lien avec aucun homme, il se tient de par lui-même. Aucune raison de parler de royauté, toutes ces dimensions entretiennent entre elles un lien, c’est le fait même de la transmission.
La transmission est une manière de donner et de recevoir, c’est toute la pertinence de la notion de lien qui s’est dégagé au cours de l’étude.
Or nous avons déjà dit que la spécificité de la réception, dans le cas contraire elle serait fortuite, ce qui est impossible. Or le roi ne peut pas recevoir spécifiquement la Torah, pas plus qu’il ne peut la transmettre spécifiquement, car la dimension du roi c’est d’être seul.
Anthropologiquement, le roi est toujours seul : ses amis ne le sont pas véritablement, et sa figure royale masque toutes ses dimensions humaines ; même comme homme, c’est le roi qui agit. C’est à partir de ce ressort que le Maharal déploie son commentaire : hypostasié à travers sa fonction, il ne peut prétendre à une réception de la Torah subjective, qui pointerait sa singularité, pas plus qu’il ne peut prétendre à une transmission à un singulier : sa fonction contraint son regard sur ses sujets. Une autre formulation plus concrète mais dérivée de celle-là : la royauté est une fonction politique, or il ne s’agit pas de cela dans cette Michna; la lecture politique de la Torah est partielle, elle est donc récusable dans le cadre de cette Michna. Et si David est souvent cité dans la littérature talmudique, c’est souvent lié à son dépassement de sa fonction royale.
Celui qui comprend l’intelligence, est capable de comprendre pourquoi la transmission a eu lieu entre Moïse et Josué, de moindre dimension…
C’est le lien de donation entre hommes qui s’inaugure entre Moïse et Josué, lien du visage du Soleil à celui de la Lune.
…puis aux Anciens, en lien direct avec Josué, car premiers récepteurs du point de vue de ‘la droite’ ; les sages du Talmud en ont parlé à leur façon en disant ‘jusqu’à l’époque d’Abraham, pas de vieillesse’ (Baba Métsia 87b). Puis aux prophètes qui reçoivent de la gauche, comme il est dit à propos de la prophétie (Ezechiel 33.22) ‘la main était sur moi [le prophète]’, et le terme main renvoie à la gauche (Traité Ménahot 37a).
Le Maharal nous avertit, il va parler un langage d’initié, celui de la ‘mystique’ juive. Rappelons que les sfirot[10], sont séparées en trois lignes : droite, gauche et centre. La droite est la générosité, la gauche est la rigueur, et le centre signifie une synthèse entre ces aspects. Regardons le commentaire du Maharal sur le morceau talmudique qu’il cite (in ‘hidouchei Aggadot):
L’ancien est nanti de compréhension et d’intelligence, comme il est dit ‘n’est ancien que celui qui a acquis de l’intelligence’. Les puissances du corps s’évanouissent à la vieillesse, laissant place aux puissances de l’intelligence (…) c’est pourquoi jusqu’à Abraham, ils ne connaissaient pas leur créateur, l’intelligence manquait au monde, c’est pourquoi il n’y avait pas de ‘vieillesse’, c’est-à-dire le retrait des forces du corps, mais Abraham a été capable de recevoir une dimension de compréhension, avec cela la vieillesse ; et même si tous n’étaient pas intelligents et savants, cela ne change rien, car la dimension était introduite dans le monde.
Texte difficile ; lorsque les sages détournent le sens de zaken, usuellement traduit par vieux, au profit de la traduction ‘sage’, en s’appuyant sur une étymologie, il reste à comprendre pourquoi ne pas dire tout simplement ‘sage’, ‘ha’ham, puisque ce mot est courant dans la Torah. C’est que la vieillesse n’est absolument pas garante d’intelligence ; par contre elle traduit un affaiblissement du corps, constatation physiologique banale, si ce n’était qu’elle impliquait un autre regard au monde, un regard produit à partir d’un corps qui se retire progressivement, lâche. En capturant ce sens, on crée un lit pour l’intelligence. Nous avions défini l’intelligence comme cette capacité à surmonter les obstacles, ici c’est le corps qui est un obstacle, les mouvements se font plus lents, le regard moins net : se mettent en place des stratégies de contournement. C’est à partir de cette description qu’il faut envisager la vieillesse, et ce n’est pas qu’une question purement verbale. Ici, le Maharal suivant un procédé courant chez lui, inverse cause et effet, c’est l’intelligence qui crée la vieillesse. Ce changement de perspective se traduit dans notre description par le fait que les élaborations qui visent à mettre en retrait le corps le rendent en quelque sorte vieux, c’est-à-dire le contraigne à se retirer, même s’il demeure en pleine forme. La vieillesse devient une métaphore du corps qui est mis en seconde place.
Reprenons le fil de l’interprétation. La réception par la droite précède celle par la gauche : dans une lecture première, un homme droitier reçoit un cadeau par la droite avant de le prendre en main gauche, les Sages –identifiés à la droite- reçoivent avant les prophètes –identifiés à la gauche-. Qu’apporte une telle façon de dire les choses ? Anthropologiquement, il s’agit de dire que la loi, avant d’être présentée sous son angle exigeant et difficile, doit être présentée dans la générosité de ce qu’elle apporte. Si l’on comprend bien que les prophètes représentent la Torah dans sa coercition, pourquoi les intelligents représentent la générosité ? Nous avons déjà vu un aspect du problème : le sage cherche à comprendre ; cette recherche crée de l’empathie avec l’humanité qui n’est pas à la hauteur de la loi. Il me semble que c’est cette générosité du regard dont il est question ici. La main est associée à la gauche, c’est-à-dire que l’action est liée à la main ‘faible’[11] ni habile ni puissante. Il me semble qu’il faut voir dans cette description la faiblesse de l’action prophétique, qui si elle est capable de trouver les mots justes, culpabilisants parfois, elle ne fait pas avancer les gestes des hommes. La Torah se trouve certes grandie par les formulations grandioses des prophètes, ils donnent à réfléchir par leur poésie, mais cela s’arrête là. L’intelligence des Anciens, est une intelligence axée sur la pratique ; les hommes ne peuvent-ils se contenter que de cela ? C’est cette polarité qui s’exprime à travers l’opposition de la droite à la gauche.
Une autre interprétation pour l’association de la générosité avec l’intelligence est fournie dans le texte de la Amida[12] : ‘gratifie-nous d’intelligence’. On dit souvent que l’intelligence vient avec le travail, c’est vrai en partie, mais mon expérience d’enseignant me montre bien que certains élèves travailleurs n’y parviennent pas, tout au plus sont-ils capables de reproduire des exercices stéréotypés. L’intelligence peut être vue comme un don divin ; une réflexion de ce genre, permettrait je pense un profond réaménagement de l’école, qui ne serait pas basée sur elle, puisqu’au final, dans ce cadre, l’école fondée sur l’intelligence ne fait que de mettre en place des critères pour qui savoir les gens gratifiés par Dieu de ce don, en cassant le mythe d’une intelligence qui se développerait de façon continue et autonome ; ceci nous amènerait loin, ce n’est pas le lieu ici.
Tu comprendras ce que signifie que ‘l’intelligent est supérieur au prophète’ (Baba Batra 12b), car le sage-l’ancien est supérieur à la dimension prophétique. Comprends ! Puis le passage s’est effectué des prophètes aux gens de la grande assemblée, qui ne sont ni à droite ni à gauche, de par leur sainteté, comme il est ‘su’ de leur dimension d’assemblée. Toutes les questions sont répondues, à l’intelligent point de doute sur cette interprétation.
La référence à des connaissances prétendument ‘sues’ dans la littérature rabbinique renvoie à la tradition kabbalistique. Nous avons rapporté un élément précédemment : il existe une tripartition des sfirot suivant la droite, la gauche et le centre qui traduit un équilibre entre droite et gauche. L’interprétation semble ici assez simple : c’est seulement une assemblée qui est capable de créer en elle-même cette double dimension de rigueur et de générosité, dans une synthèse qu’aucun être humain ne peut réunir à lui seul.
Le Maharal commence après cette introduction à l’interprétation des paroles des gens de la grande assemblée et à commenter dans le détail leurs dires. Mais il s’agit d’un autre thème. En plaçant sous l’égide de la question de la transmission le traité des Pères, le Maharal oriente la compréhension de l’intégralité de ce traité : il s’agit de comprendre ces maximes comme des réflexions sur la question de la transmission de la Torah, de sa réception. C’est l’éparpillement de la transmission de la Torah qui a nécessité ce traité.
Franck Benhamou.
[1] Les numéros renvoient aux numéros des questions.
[2] Du premier chapitre ‘Antignos a reçu…’
[3] Cette question fait l’objet d’un développement à part dans le commentaire de la Michna. Je n’en donnerai pas une traduction.
[4] Non pas dans le sens de mettre au monde mais de jouer le rôle de mère, par symétrie avec le terme paternité.
[5] Cette remarque fondamentale ne vise pas à dire que les juifs sont restés dans le désert à cause de Moïse, puisque c’est l’erreur des explorateurs qui a produit leur séjour de quarante ans dans le désert, mais que la gouvernance de Moïse ne pouvait avoir lieu que dans le désert. On peut reprendre à nouveau frais un célèbre Rachi (chémot 6.1) à l’aide de cette remarque.
[6] Il faudrait montrer d’autres textes qui ne semblent pas aller dans ce sens. Mais ce n’est pas le lieu.
[7] C’est-à-dire non nécessaire, au sens aristotélicien.
[8] Sanhédrine 21b.
[9] C’est toute une oscillation du livre de Pierre Aubenque ‘Le problème de l’être chez Aristote’.
[10] On lira avec intérêt le livre de Julien Darmon ‘L’esprit de la Kabale’ (Albin Michel) où ces notions sont expliquées, notamment p.202/203.
[11] Voir Menahot 37a.
[12] Voir aussi Nida 70 b.
Il n'y a pas encore de commentaire.