Pourquoi la première chose que D. ait dite à l’homme fut de fructifier et de multiplier ?
par: Rav Gerard ZyzekPublié le 13 Aout 2012
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I. Le Maharal, dans le quarante cinquième chapitre du Nétsah Israël, nous assène des données à la fois très simples, évidentes, et à la fois révolutionnaires.
Rapportons ici ses dires :
דע כי השם ית’ כאשר ברא העולם ברא אותו בבי »ת שהוא אות שניה. וביאור ענין זה שאין ראוי שיהיה נברא העולם רק בב’ שהרי הב’ מורה על הברכה, אבל באחדות אין כאן ברכה שהרי הברכה על כל פנים יותר מאחד. ואף על גב שג’ וד’ הוא יותר אין זה קשיא כי הג’ הוא חוזר לאחדות כי השנים הם כנגד שני הפכים שהם שנים והם מחולקים ואין להם אחדות כלל. ולכך שנים יש בו רבוי ואין בו אחדות אחר שהם נגד שני הפכים אשר לא יתחדו. אבל מן שנים ואילך אי אפשר שיהיו שלשה הפכים, ולפיכך בג’ יש התחדות ולא בשנים שיש בו רבוי, ולכך אמר שהתחיל בב’ מפני שכתוב בו ברוך ה’ לעולם אמן ואמן ר »ל שהב’ מורה ברכה. ויש לך לדעת כי ברוך כל האותיות שלו מענין זה, שהרי הב’ שנים באחדים, והכ’ שנים בעשרות והר’ שנים במאות, ולכך לא היה אות ראוי לברא בו את העולם רק הב’ מפני שבו הברכה, כי בריאת העולם רבוי מינים הם בעולם וזהו הברכה ולכך התחיל הבריאה בב’ שבו רבוי וברכה. ואילו התורה היא אחת כל דבריה ומצותיה מקושרים והתורה היא חכמה אחת לגמרי.
‘Sache que D. créa le monde avec la lettre Beth qui est la seconde lettre de l’alphabet. L’explication est le fait qu’il n’est d’aucune autre manière légitime de créer le monde qu’avec la lettre Beth car le Beth étant la seconde lettre de l’alphabet exprime par elle-même la bénédiction. Dans l’unité ne s’exprime aucune bénédiction car la notion de bénédiction est par définition plus que un.
Bien que Guimel (troisième lettre de l’alphabet) et Daleth (quatrième lettre) soient encore plus que le Beth (seconde lettre), il n’était pas légitime de créer avec le monde car avec la troisième lettre revient une certaine unité car deux représente les contraires, les antagonismes, or les contraires ne sont que deux, fondamentalement opposés, sans aucune unité, c’est pourquoi le deux exprime la multiplication, dans laquelle il n’y aucune unité. Par contre à partir du trois, il est impossible qu’il y ait trois contraires, c’est pourquoi il y a une unité dans le trois, mais non dans le deux qui représente la multiplicité. C’est pourquoi nos Maîtres disent que le monde fut créé avec la lettre Beth car il est écrit au sujet du Beth « Baroukh, béni est D. pour toujours, Amen et Amen », c’est-à-dire que le Beth exprime intrinsèquement la bénédiction. Il faut que tu saches justement que dans le mot Baroukh, « béni », toutes les lettres expriment la dualité. En effet, le Beth est la seconde lettre dans les unités, le Kaf est la seconde lettre dans les dizaines, le Rèsh la seconde lettre dans les centaines. Il n’y avait donc aucune lettre plus légitime que par elle le monde fût créé que le Beth où réside la bénédiction, car la Création est la multiplicité des espèces par définition, c’est pourquoi la Création commence par le Beth qui est la multiplicité et la bénédiction. La Torah, par contre est une, toutes ses paroles et ses commandements sont tous intrinsèquement unis. La Torah est la science une absolument.’
Évidemment, comme d’habitude, les paroles du Maharal paraissent en première lecture obscures. Essayons de les écouter et de nous en imprégner.
Nous proposons de dire que dans ce passage, le Maharal nous assène une idée révolutionnaire : le phénomène de Création est par définition expression d’un dualisme radical, car création égale profusion, et toute profusion est dualisme. La Torah qui sera donnée plus tard aura pour tentative d’unifier cette dispersion du Un. Mais cette Torah même qui commence par la lettre Beth de Béréshit affirme par cela que tout commencement est profusion, dispersion. On pourrait réduire l’impact de ces dires en invitant ici le concept de Tsimtsoum tant aimé des intellectuels, c’est-à-dire que pour qu’il y ait création, il fallut, si nous pouvons nous exprimer ainsi, que l‘Infini quelque part se rétracte et limite justement cet infini. Il nous semble que le Maharal apporte ici une dimension supplémentaire : le Maharal ajoute que la Création commence avec le Beth du mot Berakha qui signifie ‘bénédiction’. Nous expliquerons dans la suite l’importance fondatrice de cette nuance.
Essayons de réaliser de ce dont on parle : tout un chacun recherche à recevoir la bénédiction, la profusion. La réussite dans l’existence est quelque chose de souhaitable, et d’ailleurs dans la vie quotidienne juive on a coutume de souhaiter à nos prochains ‘Hatslakha’, ce qui signifie le vœu de ‘bonne réussite’. Mais cette bénédiction souhaitée et souhaitable se concrétise par du beaucoup, et le beaucoup est dispersion. Disons que quelqu’un ait réussi, comment va-t-il se positionner par rapport à cette réussite ? N’y a-t-il pas alors possibilité de s’y perdre ?
Nous voulons voir ici une parabole en fait de notre existence. Nous sommes là dans notre vie. La première chose que nous avons dans notre vie, c’est que nous ne savons pas ce que nous avons à faire dans notre existence, nous sommes perdus. Lentement, certains d’entre nous vont rechercher ce qu’ils ont à faire, ce qu’ils ont de spécifique, d’unique à faire dans leurs vies.
Mais ce que les existentialistes ont pu travailler en termes d’angoisse existentielle est ici présenté comme une source de bénédiction[1]. Et il nous semble que là réside l’innovation fondamentale.
Comment mettre en perspective cet éclat de lumière ?
Nous proposons de mettre les paroles du Maharal en situation[2].
D. créa l’homme (Béréshit 1,27).
ויברא אלקים את האדם בצלמו בצלם אלקים ברא אותו זכר ונקבה ברא אותם.
‘D. créa l’homme à son image, à l’image de D. Il le créa, mâle et femelle Il les créa.’Prenons note de ce que ce célèbre verset nous enseigne :
L’homme est créé à l’image de D.. Certes l’expression est fameuse mais quelle peut en être une définition précise ?
Il semble que la fin du verset ‘mâle et femelle Il les créa’ est l’explication, ou tout au moins la concrétisation de la première affirmation ‘à l’image de D. Il le créa’. Un homme seul ou une femme seule ne sont pas ce que l’on appelle ‘homme’. Mais plus encore c’est en tant qu’êtres sexués qu’ils sont présentés comme ‘homme’, et comme étant à l’image de D..
Continuons. Verset suivant.
ויברך אותם אלקים ויאמר להם אלקים פרו ורבו ומלאו את הארץ וכבשוה.
‘D. les bénit et D. leur dit : fructifier et multiplier, et remplissez la terre et conquérez la.’
Une fois que D. a créé l’homme, mâle et femelle, il les bénit.
Ce point est fondamental : la première chose que D. fit une fois qu’Il eût créé l’homme fut de les bénir, c’est-à-dire que l’issue d’une telle aventure sera heureuse !
Dans la société dans laquelle nous vivons, nous avons la perception que nous sommes seuls. C’est avec la seule force de nos talents que nous devons nous en sortir. Et si des personnes viennent à se marier ou tout au moins à vivre en couple, nous avons la perception que ce n’est que sur nous même que nous pouvons compter pour que cette aventure soit réussie. Autant dire que nous sommes rapidement anéantis par l’ampleur de la tâche.
La première chose : D. bénit l’homme et la femme dans leur entreprise commune. Ils ne sont pas seuls ! Ils sont accompagnés par la bénédiction divine. Cette notion a un impact légal. En effet, quand bien même un mariage dans la tradition juive soit une procédure de type légal et non un rituel de type religieux, néanmoins la Beraïta du Traité Cala (1,1, rapportée par Rashi, Traité Kettoubot 7b) et le Shoulkhan Aroukh à la suite (Even HaEzer 55 §1) stipulent qu’un couple ne peut avoir de vie commune tant que n’ont pas été prononcées sept bénédictions par la communauté. C’est-à-dire qu’un couple d’après le droit juif ne peut cohabiter tant qu’ils ne sont pas accompagnés par des bénédictions.
Une fois que D. les eut bénis, il leur parla. C’est la première chose que D. dit à l’homme. On peut imaginer que si c’est la première parole que D. dit à l’homme, cette parole doit signifier quelque chose de très particulier, d’unique, de fondateur.
Que dit D. à l’homme ? ‘Fructifier et multiplier’ !
Est-ce bien là la première parole ? Pourquoi D. ne demande-t-il pas à l’homme de Le servir ? Ou bien pourquoi ne lui intime-t-il pas de se garder de manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal (comme nous l’aurions imaginé spontanément) ?
Nous proposons de dire, sur la base du commentaire du Maharal abordé plus haut, que cette injonction de fructifier et de multiplier est l’explication, la concrétisation, de la ressemblance de l’homme à son Créateur. Si créer est donner de la profusion, pas seulement du un mais aussi du deux, alors D. dit à l’homme : tu es à Mon image, alors crée toi aussi, toute proportion gardée. Fructifie, mais n’en reste pas là, multiplie aussi.
Or toute profusion est dualité. Ces êtres que tu amèneras au monde auront à trouver leur chemin dans cette dualité du monde, dans ce monde dont tu auras dans une certaine mesure effacé la cohérence et la linéarité. C’est comme si D. te demandait d’amener une contradiction à Son absolu, comme Lui l’avait d’ailleurs fait en créant un monde par définition multiple.
II. Est-ce que D. est à notre image ou est-ce que l’homme est créé à l’image de D. ?
Dire que la dualité est le contraire de l’unité est un truisme. Nous pourrions imaginer donc avec notre réflexion instinctive que nous ne devrions nous investir que dans ce qui peut clamer l’unité de D., le D. Un. Et c’est là que vient se situer l’innovation fondamentale de l’enseignement du Maharal que nous venons d’aborder. En effet, l’investissement dans l’expression de cette dualité est l’expression de la bénédiction, d’où le Beth du mot Baroukh, ‘béni’. Nous pouvons maintenant concevoir pourquoi fructifier et multiplier est la première injonction que D. ait dite à l’homme.
Cet enseignement est fondamental, et particulièrement aujourd’hui où, pour des raisons qui nous échappent, il est de bon ton de parler de D., du D. Un. Mais lorsque nous envisageons cette Unité nous la percevons instinctivement comme une unité absolue, qui ne tolère nulle dualité, et d’ailleurs moult versets de la Torah ont l’air d’aller dans ce sens. Or la première parole du D. Un à sa créature-l’homme est de l’enjoindre de s’investir dans le fait d’amener cette bénédiction dans le monde et de donner des possibilités à de nouvelles créatures de faire leur chemin.
L’enfant est, dans une certaine mesure, une tabula rasa, une table rase, un terrain vierge. La première chose que D. enjoint à l’homme est d’amener, et d’amener encore, des êtres vierges au monde, enfants qui feront leurs expériences, qui rechercheront ou ne rechercheront pas ce qu’ils ont à faire dans leurs existences.
Pour saisir ce que nous percevons comme une innovation fondamentale nous voulons dire que cet investissement dans le fait de fructifier et de multiplier, dans le fait d’avoir des enfants, est structurellement intolérable, insupportable[3] pour les modestes créatures que nous sommes car c’est nous demander de supporter que le monde ne soit pas à notre image, à notre idéologie. C’est supporter que nous soyons à l’image de D. et non que D. soit à notre image.
Qu’il y ait de la dualité dans le monde est un fait que nous pouvons percevoir, constater, expérimenter, mais qu’il nous incombe de participer du développement de cette dualité dépasse notre entendement.
III. Source de cet enseignement du Maharal. Traité Sanhédrin 97b.
Le passage que nous avons apporté du Maharal plus haut n’est pas un exposé en soi mais est un commentaire de la Guemara dans le Traité Sanhédrin 97b.
אמר ליה אליהו לרב יהודא אחוה דרב סלא חסידא אין העולם פחות משמנים וחמשה יובלות וביובל האחרון בן דוד בא.
‘Eliahou (le prophète Elie) a dit à Rav Yéhouda le frère de Rav Salla ‘Hassida : le monde n’a pas moins de quatre vingt cinq jubilés[4], et c’est durant le dernier de ces jubilés que le fils de David (le Messie) vient.’
Cet enseignement évidemment nous interpelle : pourquoi 85 Yovèl, jubilés, et non pas plus, ou moins ? Quel est cet arbitraire ?
C’est à cela que le Maharal répond (Nétsa’h Israël, ‘Hidoushé Aggadot) que l’histoire de l’humanité commence par le déploiement d’un monde où le dualisme est prégnant.
Rapportons la suite des paroles du Maharal :
התבאר לך כי התחלת העולם בב’, והיו »ד היא סוף שהרי היא סוף האחדים, ומן הב’ עד היו »ד הם ט’ אותיות, רק אין היו »ד נחשב לגמרי אל האחדים שהרי היו »ד מצטרפת גם כן לעשרות, ולפיכך לא נחשב רק חצי. וכל אחד מן האותיות כולל י’ עולמות כי כל אות ואות למעלתו כולל עשרה עולמות. וכל יובל נחשב עולם בפני עצמו, ולפיכך אין בן דוד בא עד פ »ה יובלות שזהו תשלום מן האותיות ואז אפשר שיבא המשיח.
‘Il a donc été expliqué que le monde commence avec la lettre Beth. Nous comprendrons maintenant que la fin (du monde) est le Youd (la dixième lettre de l’alphabet). Du Beth (du commencement) au Youd (de la fin) il y a neuf lettres, avec cette restriction que le Youd ne fait pas complètement partie des unités car le Youd est aussi la première des lettres représentant les dizaines, c’est pourquoi le Youd ne sera considérée qu’en tant que moitié.’
Petit arrêt.
Selon ce qui a été développé plus haut il est impossible selon la conception profonde du phénomène de création que l’Unité se concrétise facilement, aisément. Et c’est ce que ce texte a priori sibyllin vient nous enseigner. Il n’est pas concevable que le fils de David vienne avant que ne se soient développées toutes les dimensions de la dualité dans le monde. Ces dimensions sont de l’ordre de 85 jubilés. Un fait est clair : les dix premières lettres de l’alphabet hébraïque correspondent aux chiffres de Un à Dix. L’Aleph, le Un, représentant l’unité, il reste neuf lettres de l’ordre des unités. Le Youd, dixième lettre de l’alphabet, est la dernière lettre des unités et est aussi la première lettre correspondant aux dizaines.
Expliquons.
Chaque chiffre des unités sauf le Un, Aleph, représente une dispersion, ce que le Maharal appelle ici une dualité. Les dizaines sont des entités, représentent des ensembles, donc sortent de cette dispersion. Le Youd, le Dix, sera donc la dernière des unités car le Dix complète indubitablement les unités mais sort de ce fait du corps même de ces unités, c’est ce que le Maharal dit : le Dix compte pour moitié[5], il complète et en même temps sort des unités.
Il y a donc huit lettres et demi participant de cette dispersion, de la dualité.
Continuons à traduire le Maharal :
‘Chacune des lettres contient dix mondes car chaque lettre du fait de sa sainteté contient dix mondes, et un jubilé, c’est-à-dire un cycle de cinquante ans, est considéré aussi un monde en tant que tel. C’est pourquoi nos Maîtres disent que le fils de David, le Messie, ne peut pas venir avant quatre vingt cinq jubilés, ce qui correspond à l’aboutissement de toutes les lettres des unités.’
Nous avons donné cet essai de traduction intégrale du commentaire du Maharal pour prouver que cette réflexion sur le dualisme et l’unité fait partie du corpus même des textes talmudiques, et que le Maharal en fait ne cherche pas à développer une théorie pour elle-même mais rend compte avec extrême précision des aspérités du texte talmudique.
Nous sommes aujourd’hui à même d’apprécier la portée prophétique de ces textes. En effet nos Maîtres nous présentent ici une conception de l’unité qui cohabite avec sa contradiction même qui est la dualité. Nous appellerions cela ‘l’unité du sein de la contradiction’.
En effet l’humanité se débat avec ses volontés simplificatrices, avec ses vérités toutes faites, avec ses refus de la contradiction. Pour prendre une image : il n’existe pas dans le Talmud d’affirmation qui ne soit pas sujet à débat et à discussion.
VI. Développement sur l’opposition entre l’unité et la dualité. La Torah prône-t-elle plutôt le dynamisme, l’innovation ou bien le conservatisme ?Le Maharal développe dans d’autres endroits de son œuvre l’opposition, la tension, entre le Un et le Deux. Un passage du trente huitième chapitre du Tiféret Israël nous en apportera un nouvel éclairage.
Le sujet central du Tiféret Israël est le don de la Torah au Sinaï. Lors de nombreux chapitres le Maharal analyse point par point les dix commandements. Au chapitre 38, il s’attache au second des dix commandements, l’interdit d’idolâtrie. Au sujet de celui qui respecte cet interdit, la Torah dit :
ועושה חסד לאלפים לאוהבי ולשומרי מצותי., ‘et qui étends mes faveurs aux millièmes (générations) à ceux qui m’aiment et gardent mes commandements’.
Commentaire du Maharal :
פירוש לאוהבי שהם אוהבים ודבקים בו בכל לב ונפש ועומדים בכל ניסיון, אלו נקראו אוהבים של השי »ת לא מצד שהם מקיימים התורה בלבד, ולשומרי מצותיו כמשמעו.
‘Explication du terme à ceux qui m’aiment. Ce sont ceux qui L’aiment et sont attachés à Lui de tout leur cœur et de toute leur âme et qui tiennent bon en toute épreuve. Ce sont ceux-là que la Torah nomme ceux qui m’aiment. Ce n’est pas donc par le fait seul qu’ils accomplissent la Torah. Le terme gardent mes commandements est à comprendre a priori au sens simple.’
ובמכילתא לאוהבי זה אברהם וכיוצא בו ולשומרי מצותי אלו הנביאים והזקנים. ורוצה לומר כי אברהם וכיוצא בו שהיה עומד בעשרה נסיונות היו אוהביו והנביאים והזקנים היו שומרים התורה והמצוה, וזכר אלו כי אל אלו נוצר החסד לאלפים ולשאר צדיקים כל אחד לפי מעלתו ומדרגתו.
‘La Mekhilta sur le verset développe ainsi : à ceux qui m’aiment, cela fait référence à Avraham et ceux de son genre, à ceux qui gardent mes commandements ce sont les prophètes et les anciens (les Sages de chaque génération). La Mekhilta veut dire par cela qu’il y a deux catégories : Avraham et ceux de son type qui ont tenu bon dans les dix épreuves auxquels ils furent confrontés. Et d’un autre côté les prophètes et les anciens qui préservaient l’accomplissement de la Torah et des commandements. La Mekhilta mentionne ces deux catégories car c’est à eux qu’Il garde Ses faveurs aux millièmes ainsi qu’à tout juste, chacun selon ses qualités et son niveau.’
ובסוטה, ל »א ע »א, מוכח לאוהביו היינו לעושים מאהבה,ולשומרי מצותי היינו שעושים מיראה, דתניא רבי שמעון בן אלעזר אומר גדול העושה מאהבה מהעושה מיראה דאילו העושה מיראה תלוי לו עד אלף דור ועושה מאהבה לאלפים. הכא כתיב ועושה חסד לאלפים לאוהבי ולשומרי מצותי והתם כתיב ולשומרי מצותיו לאלף דור. האי לדסמיך ליה והאי לדסמיך ליה.
‘Il ressort clairement du Traité Sotha (31a) que l’expression à ceux qui m’aiment fait référence à ceux qui servent D. par amour, l’expression à ceux qui gardent mes commandements faisant référence à ceux qui servent D. par crainte. Il est enseigné justement dans Sotha : Rabbi Shimon ben Elazar dit « plus grand est celui qui agit par amour que celui qui agit pat crainte car pour celui qui agit par crainte il lui est tenu jusqu’à mille générations tandis qu’il est tenu pour celui qui agit par amour jusqu’à deux mille générations. Le verset écrit et qui étends mes faveurs aux millièmes (générations) à ceux qui m’aiment et gardent mes commandements et écrit ailleurs (Devarim 7,9) et pour ceux qui gardent Ses commandements jusqu’à mille générations. [Il y a contradiction dans les versets car, au sujet de celui garde les commandements, dans le premier verset la faveur divine lui est donnée jusqu’à deux mille générations (le pluriel est a minima de l’ordre du deux, donc ici deux mille) tandis que dans le second verset elle lui est donnée jusqu’à mille générations, c’est à quoi la Guemara répondra] Si l’on regarde attentivement les versets on constate que l’expression deux mille générations est accolée à l’expression à ceux qui m’aiment, tandis que l’expression jusqu’à mille générations est accolée à l’expression pour ceux qui gardent Ses commandements. »’
Essayons de synthétiser ce passage un peu technique du Maharal.
Dans un premier temps le Maharal rapporte la Mekhilta qui analyse la différence entre ceux qui aiment D. et ceux qui gardent Ses commandements. La première expression parle de ceux qui sont du type d’Avraham qui servirent D. quelles que furent leurs épreuves, la seconde expression parle des Sages de chaque génération qui eurent à cœur de préserver et de transmettre la tradition. Ces deux catégories de serviteurs de D. sont promis des faveurs divines jusqu’à deux mille générations. Nous disons deux mille générations car dans l’exégèse talmudique le minimum à comprendre d’un pluriel est deux, donc lorsque le verset dit « à des milliers de générations », il faudra concrètement traduire par : deux mille.
Mais, fait remarquer le Maharal, la Guemara dans le Traité Sotha (31a) relève une contradiction interne aux versets de la Torah (eh oui, on pourrait dire qu’en fait tout commence lorsque la Guemara intervient !). En effet, nous l’avons signifié plus haut, dans les dix commandements la faveur divine est promise jusqu’à deux mille générations pour ceux qui aiment D. et ceux qui gardent Ses commandements, tandis que dans le livre de Devarim la faveur divine n’est promise à ceux qui gardent Ses commandements que jusqu’à mille générations, comment est-ce possible ?
Le Talmud répond qu’en fait il y a une différence profonde, essentielle, entre ces deux catégories. Quand bien même les versets les mettent ensemble, si l’on regarde avec précision les versets on constate que la faveur jusqu’à deux mille générations n’est accolée qu’à ceux qui aiment D., l’expression ceux qui gardent Ses commandements n’est accolée vraiment qu’à la faveur jusqu’à mille générations. La Guemara dit qu’il y a une différence ontologique entre ces deux catégories qu’elle définira comme ceux dont le service de D. est mû par amour de D. et ceux dont le service de D. est mû par Sa crainte.
Nous sommes contents certes d’avoir mis au clair ces méandres complexes des versets mais ces notions ne sont-elles pas abstraites et théoriques ? A quoi bon perdre notre temps dans ces pinaillages ? Le Maharal va continuer et va nous prouver que ce travail d’apparence technique a des incidences majeures dans notre existence la plus simple et la plus quotidienne.
כבר בארנו הטעם כי לאלפים המדרגה היותר עליונה שהיא התחלת העולם, אמנם העושים מיראה מדרגה למטה מזה, והוא ידוע בסתרי החכמה כי העולם הזה נברא בב’ כי הוא התחלת כח הרבוי שזה ענין התחלת העולם אבל אי אפשר שלא יהי העולם מתאחד שכל העולם מתאחד ומתקשר, ולכך האחדות של העולם הוא מדרגה למטה מן התחלת העולם שהוא הרבוי, ואשר עושים מאהבה מדרגתם מגיע עד התחלת העולם שהיא הב’, וזה כי האהבה הכל אצלו טוב ואין אצלו רק ברכה ולפיכך מדרגתו עד הב’ שהיא התחלת העולם שהוא ברכה, אבל העושה מיראה אין מדרגתו מגיע לשם אבל מדרגתו למטה לכך מדרגתו עד הא’ כמו שיתבאר למעלה, ואין לבאר יותר כי הדברים האלו עמוקים מאד מאד.
‘Nous avons déjà expliqué que l’expression pour des milliers représente le niveau supérieur par excellence car représente le commencement du monde, et en vérité celui qui agit par crainte lui est inférieur. En effet la science secrète nous enseigne que ce monde-ci est créé avec la lettre Beth qui est le commencement de la multiplicité, qui est par définition le commencement du monde, quand bien même serait-ce impossible qu’il n’y ait pas d’unification car le monde par définition trouve son unité et sa cohésion, néanmoins l’unification du monde est d’un niveau inférieur au moment précis du commencement qui est la multiplicité. Le niveau de ceux qui agissent par amour atteint le commencement du monde qui est le Beth [Expliquons. Comme le passage du Talmud du Traité Sotha nous l’a prouvé, il y a une différence entre les faveurs que D. donnera à ceux qui L’aime et celles que D. donnera à ceux qui gardent Ses commandements. Les premiers recevront jusqu’aux milles générations, les seconds jusqu’à la millième génération, au singulier. Le Maharal nous explique que le pluriel de l’expression pour des milliers exprime la multiplicité, la profusion, qui caractérise le moment précis de la Création du monde qui est la venue de la multiplicité. Ceux qui gardent Ses commandements recevront les faveurs de D. jusqu’à mille générations, mille est un singulier. Il y a essentiellement une différence entre une dimension dynamique, d’expansion, et une dimension de conservation, de limites. Entre une dimension créative et une dimension conservative, dirions-nous. Ces deux dimensions s’imposent et sont nécessaires. La richesse de ce commentaire est la tentative faite de les articuler l’une à l’autre]. Le sens de cela est que, pour celui qui agit par amour, pour lui tout est positif et bénédiction, c’est pourquoi son niveau atteint le Beth, le Deux, qui est le commencement du monde qui représente la bénédiction. Par contre le niveau de celui qui agit par crainte n’atteint pas ce lieu, il est moindre, il n’atteint que le Un1. Nous ne pouvons expliquer plus car ces choses sont extrêmement profondes.’
Reprenons une phrase qui nous interpelle particulièrement: ‘ce monde-ci est créé avec la lettre Beth qui est le commencement de la multiplicité, qui est par définition le commencement du monde, quand bien même serait-ce impossible qu’il n’y ait pas d’unification car le monde par définition trouve son unité et sa cohésion, néanmoins l’unification du monde est d’un niveau inférieur au moment précis du commencement qui est la multiplicité’.
Il nous semble que cette phrase du commentaire du Maharal a une dimension éminemment révolutionnaire et subversive. En effet, instinctivement, étant donné que ce qui caractérise la tradition juive est sa dimension monothéiste, même si on ne sait pas en fait ce que cela signifie, on aurait pu imaginer que toute la tension de notre tradition est de promouvoir l’unité. Ici le Maharal nous invite à partir d’une lecture serrée des versets de la Torah et du Talmud à découvrir que le pluralisme, l’émergence à la multiplicité, aux possibles est la dimension prioritaire et première, et chronologiquement et essentiellement. Certes la recherche d’unification se fera et devra se faire, vaille que vaille, sachant que cette unification en dernière instance sera l’œuvre de D. et que ce que l’on pourrait appeler ‘le messianisme’ est à attendre, à espérer de toute notre âme, mais non à imposer. S’il y a unification, elle ne se concrétisera pas par un refus de tous les multiples. Nous pourrions peut-être synthétiser ainsi : le monothéisme est la conviction que le D. Un est Lui seul la juste mesure de l’unification de tous les possibles de la Création et du réel.
Concrètement, pour revenir à notre thématique initiale, ces développements nous aurons permis d’entendre en quoi la première parole que D. ait dite à l’homme soit de fructifier et de multiplier, en cela que cette parole est une injonction, un encouragement, à renouveler la geste du commencement, du Béréshit.
[1] Nous pourrions synthétiser nos propos de cette manière. A certains moments de notre vie nous sommes perdus car nous ne savons pas ce que nous avons à faire, l’angoisse nous étreint. Cette dispersion de notre être est bénéfique, c’est à partir d’elle que nous nous construirons. Il est même impossible de se construire, de trouver son propre positionnement, sa propre unité, sans cette déperdition de soi. On ne peut pas d’ailleurs éviter à autrui cette démarche et cette souffrance. Chercher à le lui éviter est fantasmatique et dangereux.
[2] Terme indéniablement sartrien.
[3] La Mishna dans le Traité Yévamot (65b) nous enseigne que ce commandement de Piria VéRivia, de fructifier et de multiplier, n’incombe qu’aux hommes et non aux femmes. Nous aimerions proposer sur la base de ce que nous venons d’étudier que ce serait une trop grande violence que d’obliger les femmes à s’investir par elles-mêmes dans ce qui est structurellement de l’ordre de la frustration. C’est à l’homme qu’incombe de porter ce joug.
[4] Le jubilé est un cycle de cinquante ans.
[5] Il nous semble que dire que le Dix compte pour moitié touche des notions ésotériques de ce que l’on appelle ‘la Kabbala’. Il ne rentre pas dans le cadre de notre étude de rentrer plus avant sur ce point subtil.
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