Pharaon et les sages-femmes, La perversion et la droiture
par: Damien Blumenfeld, Méir Amar,publié le 7 Janvier 2021
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Comment deux sages-femmes issues d’un peuple voué à l’esclavage peuvent-elles désobéir à un ordre direct du dirigeant d’une des plus grandes nations de la terre et s’en sortir sans même être inquiétées par lui ? Quelques éclairages de Rashi et du Or Ha’haim sur les premiers versets de Chemot nous guideront dans ce questionnement.
Dans le début de Parachat Chemot [1,8], nous assistons à une nouvelle donne qui va changer l’avenir des enfants d’Israël:
וַיָּקָם מֶֽלֶךְ-חָדָשׁ עַל-מִצְרָיִם אֲשֶׁר לֹֽא-יָדַע אֶת-יוֹסֵֽף:
Et se leva un nouveau roi sur l’Egypte qui ne connaissait pas Joseph.
Sur ce verset, Rachi rapporte le traité Sota et la discussion entre Rav et Chmouel sur l’origine de ce nouveau roi. Rav pense que l’on parle du même souverain qui a changé ses décrets, Chmouel pense qu’il s’agit réellement d’une nouvelle personne. L’heure est au changement, il faut tourner la page.
Le point essentiel est d’oublier Yossef qui a fait la grandeur de l’Egypte, d’oublier la dette à l’égard des enfants d’Israël dans la construction du pays, et de fonder un pouvoir qui ne dépende plus de personne si ce n’est de la personne de Pharaon. L’enjeu dès le départ est une question de pouvoir et de légitimité du pouvoir. Prenons l’avis de Rav. Pharaon est désormais un homme qui s’est fait seul, il est maître en son pays, l’histoire ne compte pas. Ce reniement de ce qui a fait l’Egypte marque un tournant dans la politique de Pharaon et dans le devenir de l’Egypte.
Nous assistons dans la suite des versets à une propagande anxiogène venant de Pharaon et de ses conseillers sur le devenir de l’Egypte face à la présence de ce peuple pullulant et menaçant les intérêts du pays. Dans la continuité de son message, Pharaon doit convaincre une opinion récalcitrante à son grand plan.
Pharaon décrète suite à cela toutes sortes de stratagèmes pour asservir et rabaisser les enfants d’Israël.
הָבָה נִּֽתְחַכְּמָה לוֹ פֶּן-יִרְבֶּה וְהָיָה כִּֽי-תִקְרֶאנָה מִלְחָמָה וְנוֹסַף גַּם-הוּא עַל-שׂנְאֵינוּ וְנִלְחַם-בָּנוּ וְעָלָה מִן-הָאָֽרֶץ
Allons, ingénions-nous contre lui, sinon il s’accroîtra encore, et, si une guerre venait à se déclarer, il s’alliera à ceux qui sont nos ennemis, nous combattra et quittera le pays
“Ingénions-nous contre lui”. Mais contre qui ? Le peuple d’Israël ? Rachi nous dit non. Selon les sages, ce n’est pas le peuple d’Israël qui est dans le viseur de Pharaon, c’est D.ieu lui-même. Pharaon cherche à se mesurer à ce Dieu qui se prétend plus puissant que lui. Pour cela, il va s’en prendre à son peuple. “Voyons si ce D.ieu est capable de sauver son peuple. Je les oppresserai. J’imposerai le décret de les faire mourir par l’eau. Car je sais que ce D.ieu, lui, a juré de ne plus noyer le monde, ainsi il ne pourra pas opposer un décret contre le mien.” Pharaon s’oppose à D.ieu, sur le véritable plan du pouvoir, sur le plan légal. Il met en place un stratagème juridique pour prouver que sa loi a plus d’effet que celle de leur D.ieu. Gardons à l’esprit ce combat égotique de Pharaon et voyons la suite des versets.
Pour pimenter son combat, Pharaon y ajoute une dose de perversion. Pourquoi se salir les mains ? Que des juives elles-mêmes exécutent ses décrets et mettent à mort les enfants mâles. Cela permettra de ne pas apparaître aux yeux de l’opinion comme un souverain trop cruel. Pour cela Pharaon sollicite deux sages-femmes, probablement de grande réputation, en leur ordonnant de tuer chaque nouveau-né mâle sur la pierre même de leur naissance et de laisser vivre les filles. Ces deux sages-femmes, Pouah et Chiffrah, en vérité Yocheved et Myriam, auront le mérite de devenir la mère et la sœur de Moïse.
וַיֹּאמֶר בְּיַלֶּדְכֶן אֶת-הָעִבְרִיּוֹת וּרְאִיתֶן עַל-הָֽאָבְנָיִם אִם-בֵּן הוּא וַֽהֲמִתֶּן אֹתוֹ וְאִם-בַּת הִוא וָחָֽיָה
et il dit: « Lorsque vous accoucherez les femmes hebreux, vous examinerez les attributs du sexe: si c’est un garçon, faites-le périr; une fille, qu’elle vive. »
Deux questions se posent :
Pourquoi Pharaon a-t-il précisé de laisser vivre les filles ? Le fait de dire de tuer les nouveaux nés mâle ne suffisait-il pas ? Il paraît évident que les sages-femmes n’allaient pas faire d’excès de zèle.
Pourquoi ne pas avoir ordonné de tuer chaque nouveau-né ?
Le Or Ha’Haïm explique ici l’ingéniosité et le pseudo-humanisme de Pharaon. Ne tuez que les nouveaux nés mâles directement à la sortie du ventre de leur mère, pour ne pas éveiller les soupçons. La mère ne doit pas voir son enfant, ainsi les sages-femmes pourront trier entre les garçons et les filles sans éveiller le soupçon sur des morts douteuses.
Le maintien des nouveaux nées filles avait un objectif assimilationniste, intégrer à l’Égypte la richesse des filles d’Israël en leur faisant perdre leur identité.
Les versets continuent:
וַתִּירֶאןָ הַֽמְיַלְּדֹת אֶת-הָאֱלֹהִים וְלֹא עָשׂוּ כַּֽאֲשֶׁר דִּבֶּר אֲלֵיהֶן מֶלֶךְ מִצְרָיִם וַתְּחַיֶּיןָ אֶת-הַיְלָדִֽים
Mais les sages-femmes craignaient D.ieu: elles ne firent point ce que leur avait dit le roi d’Égypte, elles laissèrent vivre les garçons.
Qu’est-ce que la crainte de D.ieu ? Est-ce un sentiment ? Une posture ? Des actes. Le Or H’ahaim va nous aider à nous frayer un chemin dans cette notion tellement importante.
D’abord le verset paraît répétitif. Il dit que les sages-femmes ont craint D.ieu, qu’elles n’ont pas écouté la parole de Pharaon et il continue en mentionnant le fait qu’elles aient fait vivre les enfants.
Pourquoi cette répétition ? Le Or Ha’haim développe:
Les sages dans le traité Sota disent qu’elles pourvoyaient en eau et en nourriture les nouveau-nés en plus de les laisser vivre. Il y a donc d’abord une retenue, ne pas obéir à Pharaon, et un acte positif, pourvoir aux besoins des petits.
Sur cela le Or Ha’haim questionne:
Pourquoi ne pas avoir fait cela déjà auparavant ?
Les sages-femmes, en apprenant le décret de Pharaon, comprennent la responsabilité qui pèse entre leurs mains. Elles ne font pas que comprendre, elles mesurent aussi l’impact de leurs actes, elles décident donc d’être les plus vigilantes possibles quant au devenir de ces enfants. Le fait de pourvoir les enfants en nourriture et en eau leur permet de mettre toutes les chances de leur côté pour la survie de ces enfants. Leur crainte de D.ieu s’exprime donc ici en actes, tout faire pour jouer le rôle qui est le leur dans la communauté. A travers ces actes simples mais d’un immense courage, elles ont tué le décret de Pharaon dès sa conception, comme ce que cite le Or Ha’haim: “Elles ont fait annuler ce décret dès sa publication”. Les sages-femmes ici ne se sont pas positionnées par rapport à Pharaon. Elles n’avaient rien à lui prouver. Leur seule question était de savoir comment continuer à assumer leurs responsabilités. Il est fort de voir ici le contraste entre Pharaon qui veut provoquer D.ieu sans se salir les mains et les sages-femmes qui craignent D.ieu en mettant au monde les enfants grâce à leurs mains.
Le verset dit qu’elles n’ont pas appliqué le décret de Pharaon. C’est vrai. Mais elles ont surtout gardé leurs idées claires dans une situation ou n’importe qui aurait pu réagir d’une manière plus poltronne et être paralysé par la peur. La crainte de D.ieu est moteur d’action quand la peur d’un homme l’empêche. (Nous recommandons la lecture du Or Hahaim dans le texte)
Dans la suite des versets, Pharaon fait appeler les sages-femmes pour les questionner sur leurs supposés agissements :
וַיִּקְרָא מֶֽלֶךְ-מִצְרַיִם לַֽמְיַלְּדֹת וַיֹּאמֶר לָהֶן מַדּוּעַ עֲשִׂיתֶן הַדָּבָר הַזֶּה וַתְּחַיֶּיןָ אֶת-הַיְלָדִֽים:
Le roi d’Égypte manda les sages-femmes et leur dit: « Pourquoi avez-vous agi ainsi, avez-vous laissé vivre les garçons? »
Comment va réagir Pharaon ? Il va sûrement livrer ces femmes qui lui ont désobéi à la mort.
Le Sforno l’explicite :
…שבגדתן בי, כי הנה כשצויתי לא מאנתם לעשות מצותי, ובטחתי בכן שתמיתו הילדים, ותוחלתי נכזבה.
“Comment avez-vous pu agir ainsi : Car voici, suite à mes ordonnances, vous n’avez pas daigné suivre mes ordres, et je vous faisais confiance dans le fait de tuer les nouveaux nés et j’en ressors trahi.”
Le Or Ha’haim fait ici un très long développement. À priori Pharaon avait entendu par dénonciation les actes des sages-femmes mais il n’en avait pas de preuve explicite. Il leur laisse donc une chance de s’expliquer.
Il est intéressant d’analyser ici une certaine image de crédulité de la part de Pharaon. À travers ses dires, il exprime une forme de passivité sur ce qui vient de se produire. Pharaon se retrouve en état de faiblesse face à la droiture des sages-femmes.
En réponse à cela, les sages-femmes apportent des justifications :
וַתֹּאמַרְןָ הַֽמְיַלְּדֹת אֶל-פַּרְעֹה כִּי לֹא כַנָּשִׁים הַמִּצְרִיֹּת הָֽעִבְרִיֹּת כִּֽי-חָיוֹת הֵנָּה בְּטֶרֶם תָּבוֹא אֲלֵהֶן הַֽמְיַלֶּדֶת וְיָלָֽדוּ
Les sages-femmes répondirent à Pharaon: « Car pas comme les femmes Égyptiennes sont les (femmes) hébreux, elles sont vigoureuses et avant que la sage-femme soit arrivée près d’elles, elles sont délivrées.
Les sages-femmes sont-elles en train de mentir à Pharaon pour sauver leur peau ? Ou non ? Peut-être leurs paroles sont-elles sincères ? Elles laissent la place pour que Pharaon entende ce qu’il désire.
Le terme de ‘Hayot peut être traduit de deux manières : vigoureuses ou sauvages.
Rachi explique : Elles sont (les femmes hébreux) expertes (dans l’accouchement) comme les sages-femmes. Nos sages disent dans Sota qu’elles sont comparées aux bêtes des champs qui n’ont pas besoin de sages-femmes pour les faire accoucher. Pharaon connaît la valeur des femmes hébreux, lui qui voulait les assimiler à son peuple. Pharaon a bien conscience qu’il y a dans le peuple juif quelque chose qui le dépasse et son but est justement de s’en saisir ou de le briser.
Les sages-femmes ne répondent finalement pas à la question de Pharaon sur leurs actes positifs, pourvoir les enfants en eau et en nourriture. Pourtant Pharaon se contente de leur réponse. Il va même les laisser partir libre sans plus les inquiéter et sans la moindre intervention divine.
Les sages-femmes disent à Pharaon: “Elles sont vigoureuses et farouches, elles anticipent notre venue en nous donnant des dates de termes plus tardifs.” Est-ce vrai ? Peut-être leur zèle a-t-il véritablement provoqué cette réaction chez les femmes ? Les femmes juives, en comprenant la situation, s’adaptaient par un réflexe de survie.
La confiance des sages-femmes dans leur réponse, leur sincérité sur la réalité de terrain laisse Pharaon dépourvu. Pharaon, face à cette attitude, ne peut qu’imaginer les croire de bonne foi. Ce qui s’exprime finalement de leurs actes est : “Nous leurs apportons eau et nourriture pour les mettre en confiance afin de n’éveiller aucun soupçon auprès d’elles quant à l’exécution du décret du roi”. Ce qui donne à paraître, d’une assiduité et fidélité certaine vis-à-vis de ce que leur ordonne leur roi.
La force des sages-femmes dans l’affirmation de leur vérité pousse Pharaon à être soumis en quelque sorte à ces dires qui, pourrait-on penser, sont orientés, mais qui, en vérité, ne lui laisse croire que ce qu’il veut. La vertu de ses femmes a le mérite de calmer même l’anxiété de Pharaon.
Comment D.ieu récompensent-ils les sages-femmes pour leurs actes ? Le verset continue :
וַיֵּיטֶב אֱלֹהִים לַֽמְיַלְּדֹת וַיִּרֶב הָעָם וַיַּֽעַצְמוּ מְאֹֽד
Et D.ieu fit du bien aux sages-femmes et le peuple multiplia et s’accrut considérablement.
Le Or Ha’haim explique :
D.ieu les pourvoit de bienfaits en leur donnant la possibilité de continuer leurs actes de bonté, sans limite. Le Vayitav signifie que D.ieu leur donne la possibilité d’accroître leurs actions, ce qui permet au peuple de se multiplier et d’augmenter. Les sages-femmes, par leur droiture, sont précurseurs du devenir d’un peuple. Leur confiance entière envers leurs convictions permet à un peuple entier de se développer.
Sans voix face à la vertu des sages-femmes, Pharaon en revient à son plan initial, son défi direct à D.ieu. Un défi qui le mènera à sa destruction et celle de son peuple :
וַיְצַו פַּרְעֹה לְכָל-עַמּוֹ לֵאמֹר כָּל-הַבֵּן הַיִּלּוֹד הַיְאֹרָה תַּשְׁלִיכֻהוּ וְכָל-הַבַּת תְּחַיּֽוּן
Pharaon donna l’ordre suivant à tout son peuple : « Tout mâle nouveau-né, jetez-le dans le fleuve et toute fille laissez-la vivre. »
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