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Malkitsedek et l’innovation d’Avram.

par: Damien Blumenfeld

Publié le 29 Octobre 2020

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Introduction – L’énigmatique Malkitsedek, prêtre du Dieu Très-haut

Vers le milieu de la Parasha Lekh Lekha apparaît un personnage énigmatique, Malkitsedek :

וּמַלְכִּי־צֶ֙דֶק֙ מֶ֣לֶךְ שָׁלֵ֔ם הוֹצִ֖יא לֶ֣חֶם וָיָ֑יִן וְה֥וּא כֹהֵ֖ן לְאֵ֥ל עֶלְיֽוֹן׃
וַֽיְבָרְכֵ֖הוּ וַיֹּאמַ֑ר בָּר֤וּךְ אַבְרָם֙ לְאֵ֣ל עֶלְי֔וֹן קֹנֵ֖ה שָׁמַ֥יִם וָאָֽרץֶ וּבָרוּךְ֙ אֵ֣ל עֶלְי֔וֹן אֲשֶׁר־מִגֵּ֥ן צָרֶ֖יךָ בְּיָדֶ֑ךָ וַיִּתֶּן־ל֥וֹ מַעֲשֵׂ֖ר מִכֹּֽל׃

« Et Malkitsedek, roi de Salem, fit sortir du pain et du vin ; il était prêtre du Dieu Très-haut. Il le bénit en disant « Béni soit Avram du Dieu Très-haut, possesseur du ciel et de la terre ; et béni soit le Dieu Très-haut qui a livré tes ennemis dans ta main. » ; et il lui donna le dixième de tout. »

Quelle tradition possède cette homme pour bénir Avram au nom du Dieu Très-haut ? Rashi va nous dévoiler son identité. Il s’agit de Chem le fils de Noah, dépositaire d’une ancienne tradition de service du Dieu Un. Ce n’est pas tant ce personnage qui nous intéresse que la question qu’il pose par rapport à Avram.

On pourrait croire en suivant les pérégrinations d’Avram qu’il est l’unique serviteur du Dieu Un dans un monde entièrement voué à l’idolâtrie. Avram ne fait-il pas découvrir à ses contemporains l’idée d’un Dieu Un ? Pas du tout. Il existe déjà un culte organisé du Dieu Très-haut, avec son prêtre et dont le siège est à Salem qui n’est autre que Jérusalem. De plus ce culte puise ses sources dans une tradition ancienne puisque son prêtre n’est autre que Chem, témoin vivant du déluge.
Alors quelle est l’innovation d’Avram dans le service de Dieu ? Une innovation suffisament puissante pour que Malkitsedek lui cède la place et s’efface au profit d’Avram. Nous tenterons dans ce texte de proposer une ébauche de réponse.

I – L’enjeu d’une guerre mondiale : Nimrod vs. Avram

Qu’a fait Avram pour mériter une telle reconnaissance de la part de Malkitsedek ?

וַיְהִ֗י בִּימֵי֙ אַמְרָפֶ֣ל מֶֽלֶךְ־שִׁנְעָ֔ר אַרְי֖וֹךְ מֶ֣לֶךְ אֶלָּסָ֑ר כְּדָרְלָעֹ֙מֶר֙ מֶ֣לֶךְ עֵילָ֔ם וְתִדְעָ֖ל מֶ֥לֶךְ גּוֹיִֽם׃ עָשׂ֣וּ מִלְחָמָ֗ה אֶת־בֶּ֙רַע֙ מֶ֣לֶךְ סְדֹ֔ם וְאֶת־בִּרְשַׁ֖ע מֶ֣לֶךְ עֲמֹרָ֑ה שִׁנְאָ֣ב ׀ מֶ֣לֶךְ אַדְמָ֗ה וְשֶׁמְאֵ֙בֶר֙ מֶ֣לֶךְ צביים [צְבוֹיִ֔ים] וּמֶ֥לֶךְ בֶּ֖לַע הִיא־צֹֽעַר׃

« Et il advint au temps d’Amrafel roi de Chinar, d’Ariokh roi d’Elassar, de Kedarlaomer roi d’Elam et de Tidal roi de Goyim qu’ils firent la guerre à Béra roi de Sodome, à Bircha roi de Gomorrhe, à Chinav roi d’Adma, à Cheméver roi de Tsevoyim et au roi de Bela qui est Tsoar »

Suite à la séparation d’Avram et de Lot la parasha Lekh-lekha rentre subitement dans des considérations géopolitiques. Quatre des grandes puissances de l’époque s’allient pour défier Sodome et déclencher un conflit de dimension planétaire. En quoi cela nous regarde-t-il ?

Rashi va nous donner un premier indice.

הוּא נִמְרוֹד, שֶׁאָמַר לְאַבְרָהָם פֹּל לְתוֹךְ כִּבְשַׁן הָאֵשׁ
« Amraphel – C’est Nimrod, qui a dit à Avraham de plonger dans la fournaise de feu. »

Rav Simson Raphael Hirsch dans son commentaire sur la Torah va longuement développer ce point.
Il développe l’idée selon laquelle l’enjeu de ce conflit mondial est secrètement de s’en prendre à Avram. Nimrod ne peut supporter l’affront qu’Avram lui a fait et le renom qui est le sien. Pour ne pas s’en prendre directement à Avram il échaffaude toute une stratégie. Il va déclencher un conflit d’ordre mondial et défier Sodome dans le seul but de faire prisonnier Lot, le neveu d’Avram, qui s’est installé près de Sodome. De cette manière Avram sera obligé de s’engager dans ce conflit et ainsi Nimrod espère sa perte. Face à l’aura spirituelle d’Avram, Nimrod va employer tous les moyens terrestres à sa disposition quitte à mettre la terre à feu et à sang.
Pendant ce temps que fait Avram ? Il demeure à Elon Mamré et le Midrach ajoute « il était occupé à la mitsva des ougots »(Béréshit Rabba 42:8). En d’autres termes, en plein conflit mondial déclenché pour provoquer sa perte, Avram réside avec ses amis dans la chênaie de Mamré et occupe son temps à approfondir son service de Dieu en préparant des galettes. N’y a-t-il pas ici comme une répétition du schéma de Noé ? Alors que le monde court à sa perte et que les nations corrompues s’entredéchirent, le Tsaddik développe à l’abri des regards son service de Dieu dans une forme de paisibilité. C’est ici que la rupture va advenir avec la tradition Noahide et son représentant vivant Malkitsedek. D’une manière surprenante le vecteur de cette rupture sera Lot, le neveu corrompu d’Avram. En apprenant la capture de Lot, Avram mobilise ses 318 disciples et part combattre les armées des quatre grands empires de l’époque. Au terme d’une guerre éclair qui dure le temps d’une nuit il ressort victorieux et met en déroute les armées d’Amrafel et consort. Tout le plan de Nimrod s’écroule.

D’après certains avis, Avram commet ici une faute. Il a détourné ses disciples de l’étude de la Torah pour les engager dans un conflit qui était d’ordre personnel, puisqu’il s’agissait en définitive pour Avram de sauver Lot. Or c’est justement cette décision d’Avram et les actes qui s’ensuivent qui vont faire percevoir à Malkitsedek la supériorité d’Avram dans son service de Dieu.

Le destin de Lot a arraché Avram à son confort et l’a ammené à s’engager dans les affaires du monde, à prendre part aux conflits des nations. La victoire insensée d’Avram a rendu éclatante aux yeux du monde et de Malkitsedek la présence divine dans les affaires humaines. La lumière du Tsaddik s’est dévoilée un instant dans la réalité ambiguë et corrompue. Elle a agi dans ce monde-ci par les moyens de ce monde-ci. Pour sauver son neveu enfoncé dans la faute Avram s’est frotté aux problèmes et conflits des nations. Et il n’a pas agi au nom de hautes valeurs morales mais en raison d’un lien affectif, d’une histoire partagée et d’une relation d’ordre filiale.

Nous apprenons d’Avram que faire redescendre la présence de Dieu sur terre passe par nos proches, par ces relations parfois heureuses, parfois incompréhensibles et même insupportables. Ce sont eux qui nous obligent à nous confronter aux réalités de ce monde et nous sortent de notre confort. L’innovation d’Avram par rapport à Malkitsedek, c’est son engagement pour sauver son neveu Lot. Par cet engagement Avram fait pénétrer la lumière divine dans des dimensions qui en étaient exclues.

Comment cela ce traduit-il dans notre existence ? Nous ne faisons pas face tous les jours à des guerres mondiales. Peut-être ne s’agit-il pas pour nous d’actes héroïques comme ceux d’Avram. Comment traduire cette dimension d’Avram dans notre quotidien ? Que se cache-t-il derrière l’épisode guerrier d’Avram ?

II – La lutte du quotidien

Pour approfondir notre réflexion nous rapportons ici une Guémara étonnante du traité Berakhot, Daf 32b

תָּנוּ רַבָּנַן: אַרְבָּעָה צְרִיכִין חִזּוּק, וְאֵלּוּ הֵן: תּוֹרָה, וּמַעֲשִׂים טוֹבִים, תְּפִלָּה, וְדֶרֶךְ אֶרֶץ

« Les sages enseignent : quatre choses demandent qu’on se mobilise, ce sont la Torah, les bonnes actions, la prière et le « derekh erets ». »

Qu’est-ce que ce « Derekh erets » dont nous parle les sages ? Rashi nous en donne l’explication dans ce contexte.

דרך ארץ – אם אומן הוא לאומנתו אם סוחר הוא לסחורתו אם איש מלחמה הוא למלחמתו

« Si c’est un artiste son art, si c’est un marchand, ses ventes et si c’est un guerrier, ses guerres. »

Quel enseignement étonnant ! Quel rapport entre les ventes d’un marchand par exemple et la prière, ou bien l’étude de la Torah ? Or l’enseignement de Berakhot nous dit qu’elles nécessitent la même mobilisation intérieure. Ce qui nous fait comprendre de manière sous-entendue qu’elles participent toute d’un service divin. Mener à bien son commerce, s’y dédier, ou encore s’évertuer à exceller dans son artisanat sont mis sur le même plan que les bonnes actions, l’étude et la prière.

Et d’où apprenons nous cela ? Des paroles d’un général menant l’assaut. Comme le dit la Guemara :

דֶּרֶךְ אֶרֶץ מִנַּיִן? — שֶׁנֶּאֱמַר ״חֲזַק וְנִתְחַזַּק בְּעַד עַמֵּנוּ וְגוֹ׳״

« D’où apprend-on Derekh erets ? Comme il est dit « Sois fort, Soyons fort pour notre peuple, etc. »(Samuel 10;12)

Yoav, le général de David, donne du courage à son frère avant de mener l’assaut contre les Ammonites et les Aramites. Et de là la Guemara déduit l’attitude à avoir pour notre activité du quotidien. Gagner sa vie éprouve autant qu’une guerre et demande la même mobilisation. Et s’y engager avec courage relève du service divin.
Peut-être, à notre niveau, la guerre menée par Avram ressemble-t-elle à la lutte du quotidien : s’engager pour subvenir aux besoins de ses proches, se démener pour trouver des solutions nouvelles, se confronter aux réalités du monde du travail. Un engagement sincère pour le bien de ses proches dans cette réalité trouble peut dévoiler une lumière divine.

Comment ne pas s’y perdre ? Comment faire pour ne pas se laisser engloutir par cette réalité profane? Comment ne pas remplacer le service divin par ses propres intérêts ? Avram dans sa rencontre avec Malkitsedek va proposer une innovation pour ancrer cette confrontation au monde profane dans un service divin.

III – L’introduction du Maasser

Reprenons le texte de cette rencontre :

וּמַלְכִּי־צֶ֙דֶק֙ מֶ֣לֶךְ שָׁלֵ֔ם הוֹצִ֖יא לֶ֣חֶם וָיָ֑יִן וְה֥וּא כֹהֵ֖ן לְאֵ֥ל עֶלְיֽוֹן׃
וַֽיְבָרְכֵ֖הוּ וַיֹּאמַ֑ר בָּר֤וּךְ אַבְרָם֙ לְאֵ֣ל עֶלְי֔וֹן קֹנֵ֖ה שָׁמַ֥יִם וָאָֽרֶץ
וּבָרוּךְ֙ אֵ֣ל עֶלְי֔וֹן אֲשֶׁר־מִגֵּ֥ן צָרֶ֖יךָ בְּיָדֶ֑ךָ וַיִּתֶּן־ל֥וֹ מַעֲשֵׂ֖ר מִכֹּֽל׃

« Et Malkitsedek, roi de Salem, fit sortir du pain et du vin ; il était prêtre du Dieu Très-haut. Il le bénit en disant « Béni soit Avram de Dieu Très-haut, possesseur du ciel et de la terre ; et béni soit le Dieu Très-haut qui a livré tes ennemis dans ta main. » ; et il lui donna le dixième de tout. »

Après avoir entendu les exploits d’Avram, Malkitsedek vient à sa rencontre. Il vient bénir Avram et lui céder le privilège du service divin en raison de son mérite. En retour Avram « lui donna le dixième de tout ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Rashi nous dit :

ויתן לו. אַבְרָהָם מעשר מכל אֲשֶׁר לוֹ, לְפִי שֶׁהָיָה כֹהֵן

« Il lui donna Avraham le dixième de tout ce qui était à lui car il était prêtre »

Avram par son acte préfigure l’institution du Maasser qui subsiste jusqu’à aujourd’hui. À l’origine, le Maasser est une obligation de prélèvement sur les récoltes et le bétail destiné aux Lévy. Sans rentrer dans les détails de cette institution, l’usage subsiste aujourd’hui de consacrer, quand c’est possible, dix pour cent de ses revenus à aider ceux qui en ont besoin. Dix pour cent, ce n’est pas rien. À celui qui serait tenté de l’oublier, à celui qui s’est battu pour gagner ce qui lui revient de droit, l’institution du Maasser vient rappeler et ancrer dans une réalité très concrète le lien entre travail profane et service divin.

Conclusion – Dieu, possesseur du ciel et de la terre

La formule employée par Malkitsedek dans le verset résume tout notre propos :

« Béni soit Avram du Dieu Très-haut, , qui possède (qoneh) le ciel et la terre »

C’est une chose d’avoir la pensée d’un Dieu créateur logé très haut dans le ciel, détaché de sa création. C’en est une une autre de réaliser que ce Dieu possède le ciel et la terre. Le mot qoneh en hébreu peut vouloir dire créer ou posséder. Comme l’indique la traduction d’Onkelos, c’est le sens de posséder qui est privilégié dans le verset.

Dieu n’a pas seulement créé la terre, il la possède. Qu’est-ce que cela veut dire ? Dieu est impliqué dans sa création, il agit envers elle comme sa possession. Il agit de manière concrète dans les détails de ce monde-ci. Voilà ce que dévoile Avram. Le service de Dieu demande des actes concrets. Avram s’est impliqué dans ce monde-ci et par son action humaine il a provoqué la bénédiction. Et qu’est-ce que la bénédiction ? L’infini de Dieu qui se concrétise dans ce monde-ci.

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