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Maîtres échanson et panetier … responsables ou coupables ?

par: A. Bibas

Publié le 11 Janvier 2017

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La paracha Vayechev se termine par l’épisode des rêves du « maître échanson », le שר המשקים, et du « maître panetier », le שר האופים, rêves que Joseph, emprisonné dans ce même cachot, s’emploie à interpréter.

La Thora nous relate ainsi dans les moindres détails l’histoire de ces deux personnages : deux ministres à la cour du Roi Pharaon, envoyés en prison, et finalement réhabilité pour le premier, exécuté pour le second.

Joseph parvient à interpréter à bon escient chacun des deux rêves qui s’avéreront prémonitoires. Et lesquels permettront par un bienveillant concours de circonstances à réhabiliter Joseph lui-même. En cela bien sûr, nos Sages expliquent que toute cette histoire s’inscrit dans un schéma Divin, maillon parmi tant d’autres qui préparent la venue des Bne Israël en Égypte

Ce passage ne manque pas de soulever plusieurs questions, je voudrais ici développer une idée qui, me semble t’il se trouve portée en arrière-plan.

La Guemara Meguila, page 13b s’appuie sur le verset 12.

בימים ההם ומרדכי יושב בשער המלך קצף בגתן ותרש אמר ר’ חייא בר אבא אמר רבי יוחנן הקציף הקב »ה אדון על עבדיו לעשות רצון צדיק ומנו יוסף שנאמר (בראשית מא, יב) ושם אתנו נער עברי וגו’

Pour résumer rapidement, le Talmud met en comparaison un passage de la Meguilat Esther avec notre sujet, et nous enseigne que, comme pour Mardochée, la Providence amena les Rois (Pharaon et Assuérus) à s’emporter contre deux de leurs « sujets » afin de promouvoir la Volonté d’un Tsadik (Joseph et Mardochée respectivement).

A priori cette Guemara est assez simple à comprendre : dans les deux cas, ces deux événements ont participé à une promotion. Grâce à ces deux complotistes, Mardochée intervient et se trouvera promu. De même que grâce à la faute des deux serviteurs de Pharaon, Joseph va interpréter les deux rêves et in fine sera ramené à la cour du Roi.

Cependant, si le rôle de Mardochée est clair et justifiait une récompense (par sa présence et son courage, il déjoua un complot), celui de Joseph semble plus énigmatique : finalement, il n’a fait qu’interpréter un rêve et n’a d’aucune manière influé sur les événements, comme Mardochée put le faire. L’analogie se limite-t-elle donc à ce concours de circonstances, malgré une apparente opposition de situations ?

Gardons cette question au frais, nous y reviendrons !

Notre passage de vayechev soulève par ailleurs une anomalie sémantique que les commentateurs classiques comme plus récents n’ont pas manqué de relever.

En effet, le texte de la Thora désigne en fait nos personnages selon deux types de dénominations :

–          Echanson/Panetier משקה/אופה (verset 1)

–          Ministre Echanson/Ministre Panetier שר המשקים/שר האופים (Versets 2 suivants)

Pourquoi ce glissement sémantique ? Aurait-on affaire à 4 personnages ?

Rav Shimshon Raphaël Hirsh (1808-1888) soutient l’idée que ces deux paires de mots désignent en fait seulement deux personnes comme nous le suggère une première lecture.

Le panetier = le maître panetier, l’échanson = le maître échanson.

Mais cette double désignation met en lumière la précarité et l’éphémérité d’un Titre princier. Ministre tout puissant à la cour, où les privilèges se mêlent à une indécente opulence … mais en fait, simple et vulgaire sujet du Roi, qu’un « coup de pied » envoie en prison et/ou à la mort !

Le Malbim (1809-1879) introduit ce passage comme à son habitude par une série de questions que nous n’allons pas ici restituer ; mais, pour faire bref, il articule toute l’interprétation de ce passage sous l’angle de cette énigmatique double appellation. Et développe ainsi une autre explication en affirmant que dans les faits ce sont bien 4 personnages différents que ce texte met en scène. Le panetier, l’échanson, et leurs chefs respectifs. Les premiers ont les mains dans le cambouis, de vrais cols bleus ! Les seconds sont mieux nés, et font partie du cercle rapproché du grand vizir, de vrais cols blancs !

Ainsi donc les artisans répondaient à leurs maîtres, שר המשקים – שר האופים (cf. premier verset : לאדוניהם), lesquels eux-mêmes répondaient de leurs responsabilités au Pharaon.

Pour mieux comprendre la thèse du Malbim il nous faut rappeler brièvement le midrach rapporté par Rachi au début de notre passage pour justifier l’incarcération de nos ministres

חטאו: זֶה נִמְצָא זְבוּב בְּפַיְילִי פּוֹטֵירִין שֶׁלּוֹ, וְזֶה נִמְצָא צְרוֹר בִּגְלוּסְקִין שֶׁלּוֹ

Une mouche fut trouvée dans la coupe de vin et une pierre dans le pain servis au Pharaon

Fautes inexcusables dont les ministres devaient répondre.

En analysant plus finement cette situation rapportée par le midrach il ressort, avance le Malbim, que du point de vue des artisans, la faute du panetier est totale (pour les fans de louis de Funès dont je suis, revisitez l’aile ou la cuisse, et cette mémorable scène du mégot qui se glisse dans la pâte à pizza !); alors que celle de l’échanson est nulle. La mouche dans le verre du vin n’est probablement pas de son fait (le Malbim emploie l’expression קרוב לאונס) !

[ou, plus exactement, faute nulle dans l’absolu … n’eût été le fait que l’on parle ici du Roi et pas de n’importe qui! Malbim relève ainsi que le verset 1 précise אופה, sans autre attribut, et משקה מלך מצרים. Le mashke n’a fauté qu’en tant qu’échanson du roi d’Égypte, alors que le panetier est fautif quel que soit le consommateur final de son pain]

Inversement, du point de vue des ministres, le niveau de responsabilités semble opposé :

–          La faute du maître panetier n’est pas évidente. Comment pouvait-il se douter que le pain renfermerait un caillou ?

–          La faute du maître échanson est au contraire indiscutable : c’est lui qui apporte le vin à son pharaon … et il aurait dû voir cette mouche avant de lui présenter la coupe de vin !

Je résumerai brièvement cette analyse par le tableau suivant :

  Ministre שר Artisan
Echanson  משקה Responsable et coupable Pas coupable
Panetier אופה Responsable mais pas coupable Coupable

Ainsi donc, pour ce qui relève des ministres, la logique du משפט – justice (terme employé par le Malbim) ferait du שר המשקים un coupable désigné tandis que le שר האופים devrait s’en sortir innocent !

(Il me semble que le michpat dont parle le Malbim désigne une logique juridique inhérente à la société/civilisation dont il est question, sans nécessairement attribuer à cette logique un critère de vérité « absolue ». Ici donc avance le Malbim, le maître panetier est certes responsable, mais pas coupable comme dirait l’autre. Je reviendrai plus loin sur cette idée)

Or comme nous le savons, l’histoire est tout autre. Le pauvre maître panetier est condamné à mort, tandis que son collègue est réhabilité !

C’est là, avance le Malbim toute la singularité de cette dramaturgie qui va donner à Joseph la possibilité de démontrer que c’est lui-même, Joseph, qui influera sur le dénouement final. A l’instar de Mardochée qui en son temps, influera sur le cours des choses.

En effet, comme développé magistralement dans le commentaire du Malbim, les deux rêves s’illustrent chacun par un renversement de situation aussi inattendu qu’injustifié. Au commencement du rêve de l’échanson, pas de vin, pas de coupe… mais simplement une grappe de raisin qui subitement connaît une transformation miraculeuse, permettant à l’auteur de ce rêve de se voir réinvesti dans son rôle de ministre.

A l’inverse dans le rêve du maître panetier, tout démarre plutôt bien. Trois jolis pains prêts à la consommation… mais l’histoire tourne, si j’ose dire, au vinaigre !

Triste ironie de l’histoire, mais pas le fruit du hasard.

On peut facilement imaginer que les pronostics sur le jugement de nos deux ministres étaient sans équivoque. La tête du pauvre échanson était comdamnée et les paris sportifs ne devaient pas donner cher de sa peau ! Plus sérieusement, comme le dit le Malbim, Joseph lui-même rappelle au שר המשקים que son logique destin devait le conduire à la pendaison, que la délibération des juges appliquant la simple justice du roi ne devait lui laisser aucune chance :

אמנם אמר אליו בל תדמה שבאמת אתה זך מפשע ותצא זכאי עפ »י המשפט והדין, לא כן הוא, שבאמת הדבר עומד כמשפט הראשון, שלפי משפט השופטים הלא שפטו אותך משפט מות, כי אתה חייב מיתה מצד אשר היית משקהו, ופשעת בדבר שלא השגחת להסיר זבובי מות מכוס המלך, וזה המחייב שלא תנקה במשפטך, רק מה שתצא זכאי הוא כדי שעל ידך אצא גם אני לחפשי, שאני אסור פה בחנם בלא פשע

Si ce n’est, insiste Joseph, qu’il ne doit sa libération qu’en raison de sa propre destinée, lui Joseph l’hébreu injustement incarcéré. Une injustice pour en réparer une autre en quelque sorte !

Un dénouement opposé n’aurait en aucune manière mis en évidence les talents de Joseph. Expliquer que le maître panetier retrouvait son poste n’avait rien de génial. Tout le monde s’y attendait.

Mais parier sur l’impensable, tel était le génie de Joseph, ou plus exactement là intervient la Providence permettant à Joseph de justifier et mettre en avant sa singularité.

Ainsi, à l’issue du troisième jour, remarque le Malbim, Pharaon organise un festin « pour tous ses serviteurs » et scelle le sort de nos deux ministres comme le prédit Joseph (verset 20). Tous les serviteurs sont mis sur le même plan. Puissants et gueux se retrouvent logés à la même enseigne (on retrouve d’ailleurs l’idée de Rav S. R. Hirsh) !

Si Pharaon avait distingué le rang de ses sujets, nul doute, avance le Malbim que le Ministre panetier aurait été jugé selon son degré de responsabilité, c’est-à-dire non coupable. Et bien sûr inversement pour le ministre échanson. Dès lors que Pharaon remet tout le monde au même plan, les ministres vont être jugés selon le degré de responsabilité de leurs employés… ce qui miraculeusement sauvera le maître échanson, mais condamnera le pauvre maître panetier.

Peut-être peut on se risquer à avancer que cette justice normale qui avait cours en Egypte relevait du responsable mais pas coupable[1]. Justice des nantis qui préserve les puissants et rejette la responsabilité sur les plus faibles. Sauf quand bien sûr ces puissants fautent de façon caractérisée comme le fit le maître échanson. Force est de constater que cette forme de justice a la vie dure, y compris dans le monde des entreprises où hélas encore trop souvent, les puissants en haut de l’échelle sociale se dédouanent si facilement de leurs responsabilités.

Mais Joseph ne vient-il pas justement par sa présence témoigner, par la condamnation du maître panetier, qu’une autre forme de justice est possible ? Où responsabilité peut rimer avec culpabilité ! Joseph n’incarne-t-il pas justement l’hébreu en galout, cette lumière éclairant les nations sur le juste chemin[2] ?

C’est un sujet qui n’a pas fini de faire couler beaucoup d’encre dans nos démocraties, avec précisément un renversement de tendances que l’on voit à l’œuvre depuis plusieurs années. Que ce soit dans le monde politique ou celui des entreprises, tout le monde (ou presque, restons lucides !) doit désormais rendre compte, parfois de façon très brutale, de ses responsabilités. Voilà peut-être encore un concept révolutionnaire que ce passage de la Thora peut nous aider à approcher.


[1] Phrase devenue célèbre lors de l’affaire dite du sang contaminé dans les années 80

[2] Je ne parle bien sûr pas de la disculpation du Maître échanson, réelle injustice mais qui n’avait de sens que pour servir la cause de Joseph.

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Poids 20 kg
Dimensions 10 × 20 × 10 cm

“Maîtres échanson et panetier … responsables ou coupables ?”

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