I – Au début de notre Paracha se place l’épisode où Ya’akov convoque Yossef pour lui demander de l’enterrer en Terre d’Israël, puis pour bénir ses deux enfants, avant de réunir toute sa famille et de procéder à sa bénédiction finale.
Or, dans cette entrevue, nous avons un verset étonnant : lorsque Yossef présente Ménaché et Ephraïm à son père, celui-ci place sa main d’une manière ne respectant pas leur rang de naissance. Cela déplaît à Yossef, qui tente de déplacer les mains de son père, et il s’adresse alors à celui-ci de façon assez brusque, voire presque choquante pour un personnage de la stature de Yossef : « Ce n’est pas ainsi, mon père ! » (Beréchit XLVIII, 18).
Comment comprendre que Yossef en soit venu à parler ainsi à son père ? N’est ce pas ici un manque de respect étonnant pour quelqu’un d’une telle stature spirituelle ?
II – Parmi les Commentateurs qui se sont penchés sur le sujet, on peut ramener les paroles du Mé’am Loéz, qui explique la réaction de Joseph par la crainte qui le saisit alors que son père puisse le soupçonner d’avoir eu des relations avec la femme de Poutifar, de manière à ce que Ménaché ne soit pas vraiment son aîné, ayant déjà conçu avec une autre ou plusieurs autres femmes – alors que nous savons qu’il lui a brillamment résisté.
Cette explication est d’autant plus convaincante lorsque l’on sait l’importance que représentait pour les membres de la famille des Patriarches la pureté des mœurs. Nous en avons une preuve au début même du passage que nous étudions : quand il aperçoit les deux enfants de Yossef, Ya’akov est surpris et demande : « Qui sont ceux-là? » (id., v.8). Rachi dans le verset suivant nous informe de la réaction de Yossef face à cette accusation involontaire : il montra à son père son acte de mariage et sa Kétouva.
Nous voyons de là que les paroles brusques de Yossef peuvent être compréhensibles, puisqu’il aurait agi ainsi sous le coup de l’émotion. Comme un réflexe, désirant protester de sa bonne foi. Il le fit de manière véhémente, mais sincère, ainsi que le ferait quelqu’un accusé injustement d’un crime ignominieux.
Ceci est d’autant plus pertinent si on prend on compte le fait que le grief que Yossef sentait peser contre lui était de l’ordre de la morale de l’intimité : c’est quelque chose qui est à même de blesser profondément celui qui n’a rien à se reprocher dans ce domaine là, bien au contraire…
III – Mais tout cela ne répond pas malgré tout entièrement à notre question. Si on a compris le fond de l’histoire qui poussa Yossef à se défendre ainsi, la forme de son intervention demeure encore problématique : pourquoi cette blessure fut exprimée par des paroles presque irrespectueuses à l’égard de son père ?
IV – Il faut donc aller plus loin, et pour ce faire, nous disposons d’un autre texte non moins étonnant dans le talmud, dans le traité Méguila 16b, concernant le passage précédant de notre paracha où Ya’akov convoque Yossef une première fois pour lui demander de l’enterrer en Erets Israël ; Une fois sa requête acceptée, la Thorah nous dit : « Et Israël s’inclina [vers Yossef] à la tête du lit » (Beréchit XLVII, 31) La Guémara commente alors, au nom de Rabbi El’azar : « Quand l’heure sourit au renard, prosterne toi devant lui ! »
Ce texte demande éclaircissement, car on ne comprend pas pourquoi Yossef haTsaddik est traité de renard, animal à la réputation universellement ambiguë.
V – L’ explication la plus évidente est de dire que Ya’akov agit ainsi car il voulait absolument être inhumé dans le Caveau des Patriarches, et que seul Yossef pouvait réaliser cela (cf. Rachi , id. v.29). Il est alors audible de considérer, relativement à son père, Yossef comme un renard, au vu de la stature spirituelle de Ya’akov Avinou. Ceci car pour tout ce qui est de l’ordre de la métaphysique, Ya’akov est bien supérieur à Yossef, et la norme devrait respecter cette échelle de valeur. Ainsi, Yossef est censé se prosterner devant Ya’akov, et non le contraire ! Cependant, quand Ya’akov a besoin d’une aide dans ce Monde-ci, il est obligé de se tourner vers celui qui possède le pouvoir temporel, et lui témoigner en plus l’ honneur qui est dû à son rang, comme le veut la société humaines. Et ce quand bien même le père et le fils savent parfaitement qu’à l’aune des véritables valeurs, c’est le contraire qui devrait avoir cours.
VI – C’est cette notion là qui nous donne ainsi la clé de notre passage. Car dire qu’ « il faut se prosterner au renard lorsque l’heure lui sourit », c’est renvoyer au thème de l’inversion des valeurs, caractéristique de notre évolution dans notre Monde.
Nous somme sensés être persuadés de la supériorité des valeurs spirituelles, et agir en conséquence. Mais nous sommes placés dans un univers qui nous crie le contraire : le pouvoir ici-bas, c’est le pouvoir temporel ! On est donc obligés de respecter ses règles, tout en conservant l’obligation d’être absolument convaincus que le détenteur de ce pouvoir n’est en réalité qu’un envoyé du Ciel, la vraie Puissance étant uniquement dans les mains du Saint Béni Soit-Il.
C’est cela qu’exprime notre Guémara. Selon nos valeurs, tu n’est qu’un renard -quand bien même tu serais Yossef haTsaddik- car ton pouvoir s’oppose quelque part, de par son existence, à celui de D. Et ce même de manière involontaire. En conséquence, je me prosterne à toi car les circonstances le commandent, tout en sachant que le véritable détenteur du pouvoir, c’est le Seigneur.
Cette idée est développée par le Mih’tav méEliahou(vol. III, p.156 et suivantes) : tout le long de sa vie parsemée d’épreuves, Ya’akov n’a jamais perdu de vue que c’est toujours à D. seul qu’il avait affaire, à travers Ses « envoyés » que sont Esaü, Lavan, etc…
VII – Nous pouvons alors nous interroger sur la perception que chacun de nous a de cette réalité. Chez Ya’akov, on vient de voir que cela ne lui posait plus de problèmes.
Mais est-ce le cas de tout le monde ?
On peut considérer que c’est une notion particulièrement difficile à intégrer ! Et il se peut que c’est justement cela dont la Guémara fait reproche à Yossef…
En effet, on pourrait supposer que si il a parlé ainsi à son père, c’est parce que l’exercice du pouvoir l’a tellement marqué qu’il a été influencé par ces valeurs temporelles. Il est devenu un personnage de pouvoir, et celui-ci infuse toute sa personnalité.
D’un côté, cela lui permet d’être profondément investi dans ses fonctions de Vice-Roi, et de donner ainsi entière satisfaction à Pharaon, son Maître totalitaire.
Mais de l’autre, cela ne peu se faire qu’au détriment de la conscience des valeurs spirituelles qu’il nous incombe de placer en priorité.
Et quand il se retrouve en état de supériorité sur son propre père, il ne peut s’empécher de laisser paraître son autorité en s’exprimant de manière inadéquate : « Ce n’est pas ainsi, mon père ! »
La forme l’a, pour un bref instant, emporté sur le fond…
VIII – On peut à présent comprendre en quoi Yossef est comparable à un renard : sur l’échelle des valeurs que le Peuple Juif se doit de prôner et de respecter, seul Ya’akov a semblé en mesure de les intégrer totalement. Les autres, quelque soit leur intégrité, et même un grand Tsaddik comme Yossef n’est pas à cent pour cent en accord absolu avec son devoir. Par rapport à son père, c’est bien un renard !
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