ודוד ברח וימלט ויבא אל שמואל הרמתה
(י »ט פסוק י »ח ‘א שמואל) « Et David fuit, s’échappa et vint auprès de Shmouel à Rama. »
In extremis, David réussit à échapper aux hommes de main du roi Shaoul. Shaoul cherche à le tuer par tous les moyens, David fuit et va retrouver le prophète Shmouel qui l’avait nommé roi clandestinement quelques mois auparavant.
ויגד לו את כל אשר עשה לו שאול וילך הוא ושמואל וישבו בניות
« Il lui raconta tout ce que lui avait fait Shaoul et ils allèrent, lui et Shmouel, et s’installèrent à Nayot. » Que va donc faire David auprès du prophète Shmouel ? « Il lui raconta tout ce que lui avait fait Shaoul ». C’est-à-dire que depuis que le prophète l’avait nommé roi clandestinement, sa vie, le simple fait qu’il existe, déchaînait des haines absolues autour de lui. Il sauve le peuple d’Israël en tuant Goliath, et le roi Shaoul, au lieu de le récompenser, n’a de cesse de trouver des stratagèmes pour se débarrasser de lui ! [Voir par exemple au chapitre XVIII les versets 20 et 21 : « Mikhal la fille de Shaoul fut amoureuse de David, on rapporta cela à Shaoul et cela lui plut. Shaoul se dit : je vais la lui donner et elle sera pour lui un piège et c’est la main des Philistins qui s’abattra sur lui. » C’est-à-dire que pour devenir gendre du roi, Shaoul exigera de lui des actes de bravoure impossibles et il mourra ainsi de la main des Philistins.]]
Jusqu’à ce que Shaoul envoie finalement ses soldats tuer David dans sa maison, qui est aussi la maison de sa propre fille Mikhal. David réussit à s’enfuir et va auprès de Shmouel lui raconter tout ce que lui a fait Shaoul. C’est la première fois qu’il revoit le prophète depuis qu’il l’a nommé roi. Vient-il se plaindre ? Se révolter ? Lui demander des comptes ? Le verset ne le dit pas, il dit juste de manière laconique : « Il lui raconta tout ce que lui avait fait Shaoul ». Combien de souffrances et de tensions contenues affleurent dans ces quelques mots ! Que lui répond Shmouel ? Rien.
Le verset poursuit : « Ils allèrent, lui et Shmouel, et s’installèrent à Nayot ». Rashi rapporte la traduction de Yonathan Ben Ouziel : בניות – בבית אולפנא « A Nayot, c’est-à-dire la maison d’étude. » Reprenons donc le verset avec l’explication de nos Maîtres : « Ils allèrent tous deux à la maison d’étude. »
I. Le prophète Shmouel ne cherche pas à consoler David, il ne cherche pas non plus à se justifier, ils vont tous deux à la maison d’étude. Que veut exprimer Shmouel à David en allant avec lui à la maison d’étude ?
Pour répondre à cette question, étudions le verset suivant (verset 19) : ויוגד לשאול לאמר הנה דוד בניות ברמה « On rapporta à Shaoul en disant : et voici David se trouve à Nayot à Rama. »
La Guemara dans le traité Zevahim (54b) relève une incohérence dans ce verset : du verset précédent, il ressort que Rama et Nayot sont deux lieux-dits distincts, or on rapporte à Shaoul que David se trouve à Nayot à Rama !
וכי מה ענין ניות אצל רמה אלא שהיו יושבין ברמה ועוסקין בנויו של עולם « Quel est le rapport entre Nayot et Rama ? Ceci nous enseigne qu’ils étaient à Rama et s’occupaient de la beauté du Monde. »
Rashi explique : la beauté du Monde, NOYO CHEL OLAM, c’est le lieu du Beth Hamikdash. Ils passèrent la nuit à rechercher à partir des versets le lieu choisi par Hashem pour y faire résider sa Présence. Ils étaient à Rama et s’occupaient de NOYO CHEL OLAM, de la beauté du Monde. Nos Maîtres font un jeu de mots entre Nayot et le mot Noï, qui signifie « beauté ». La beauté du Monde, c’est le lieu précis où sera situé le Temple. Une réflexion nous saisit : comment les Hakhamim peuvent-ils parler ici de beauté ? Au contraire, toute cette histoire ne transpire que de laideur ! Voici un jeune homme qui n’avait rien demandé, qui fut nommé roi clandestinement alors qu’il ne le recherchait pas du tout et qui, depuis cet instant, déchaîne à son encontre des haines injustifiées, subit en retour des bienfaits qu’il prodigue une haine meurtrière, et au moment précis où il échappe à la mort, à l’anéantissement, nos Maîtres parlent de la beauté du Monde !
Essayons de nous interroger sur la manière dont nous réagissons dans des situations approchantes : être objet de haine est très déstabilisant, mais lorsque cette haine est le retour du bien que l’on a pu donner, il est encore plus difficile de la supporter. N’est-ce pas, entre autres, l’origine de la litanie sans fin à propos de l’antisémitisme ? Pour parler en termes subjectifs, la communauté juive est un modèle d’intégration, de loyauté envers le pays où elle réside. Dans ces conditions, se trouver dénigré, rejeté, se faire cracher au visage… donne un goût d’autant plus écœurant. Dans un autre domaine, l’armée israélienne fait preuve en général d’une retenue unique, déploie des efforts qui sortent de l’ordinaire pour épargner les civils, mais se trouve malgré tout vilipendée et accusée de tous les vices… tandis que la plupart des autres armées du monde font leurs petits massacres en catimini, et trouvent encore l’énergie de traîner Israël dans la boue. Cela donne un goût écœurant, on dirait que les choses sont moches. David est d’une certaine manière l’archétype de la victime de cette sorte de haine, comment nos Maîtres trouvent-ils les ressources pour parler dans cette situation précise de la beauté du Monde ? Où y a-t-il du beau ?
II. Le beau, la beauté du Monde, c’est le lieu du Beth Hamikdash. Qu’est-ce que le lieu du Beth Hamikdash ?
Voir la Guemara Ketoubot 5a : דרש בר קפרא גדולים מעשה צדיקים יותר ממעשה שמים וארץ « Bar Kappara nous enseigne : plus grandes sont les œuvres des justes que la création du ciel et de la terre. »
דאילו במעשה שמים וארץ כתיב אף ידי יסדה ארץ וימיני טפחה שמים ואילו במעשה ידיהם של צדיקים כתיב מכון (•כתובות ה) לשבתך פעלת ה’ מקדש ה’ כוננו ידיך « A propos de la création des cieux et de la terre, le verset dit : ma main (gauche) mit les fondements de la terre et ma droite fit se saisir les cieux (Yeshaya, chapitre XLVIII) tandis qu’au sujet des œuvres des justes, le verset dit : une résidence pour que tu t’y installes tu as fait toi Hashem, un sanctuaire tes mains Hashem ont préparé. (Shemot, chapitre XV) »
Pour reprendre en termes simples, Bar Kappara nous enseigne qu’il y a un plus grand dévoilement de l’œuvre de D. dans les actes des justes que dans l’émerveillement devant l’œuvre de la nature, car chaque élément de la nature ne dévoile qu’un aspect de l’Eternel tandis que l’œuvre des justes dévoile la combinaison des dimensions multiples d’Hashem, « les mains ». Là où l’enseignement de Bar Kappara pose problème, c’est qu’il appelle le Temple, le sanctuaire d’Hashem, « l’œuvre des mains des justes ». Pourtant, le sens obvie du verset de Shemot est que le Temple est l’œuvre de D. !
Rashi relève la difficulté : הוא מעשה צדיקים – מקדש « Le Temple, c’est l’œuvre des justes. » Certes, nous sommes bien obligés de suivre l’explication de Rashi pour trouver une cohérence à l’enseignement de Bar Kappara, mais cela ne nous aide toujours pas à comprendre comment Bar Kappara peut-il affirmer que le Temple est l’œuvre des mains des justes, le sens évident du verset de Shemot est que le Temple est l’œuvre de D. !
D’ailleurs, si nous regardons avec attention, nous pouvons remarquer que le texte de la Guemara n’est pas : אמר בר קפרא, « Bar Kappara a dit », mais דרש בר קפרא : « Bar Kappara a été DORESH. » Nous avons coutume d’expliquer le terme Doresh par rechercher, exiger. Nous traduirons donc ainsi : « Bar Kappara a donné cette lecture exigeante du verset », c’est-à-dire que Bar Kappara force le verset, exige du verset, s’implique dans le verset. Il interroge le verset : qu’est-ce que le Temple, quelle est la résidence d’Hashem dans notre monde ? Maintenant, nous comprendrons la réponse de Rashi : « Le Temple, c’est l’œuvre [des mains] des justes. »
Le Temple est le lieu sur terre où réside la présence d’Hashem, où l’on se rend compte qu’il y a un Créateur, qu’il y a une création, et ce sont les justes, dans leur labeur intérieur, qui nous font réaliser qu’il y a un Créateur, donc une création. Essayons de comprendre, à partir de notre étude justement du livre de Shmouel. La vie de David est remise en question radicalement, il a frôlé l’anéantissement, il pourrait être détruit par ce déferlement de haine qu’il subit. Et pourtant, il ne se révolte pas, il s’installe avec Shmouel à Nayot, il supporte malgré tout de vivre. C’est cela, la beauté du Monde, le lieu du Beth Hamikdash, la révélation qu’il y a une existence, que ce monde existe. C’est ce que nos Maîtres appellent la beauté.
David pourrait être anéanti, être détruit par son destin bizarre et incompréhensible, le fait qu’il supporte malgré tout de vivre, d’exister, de ne pas rendre le mal pour le mal, donne le goût que ce monde a une existence, une beauté, c’est le lieu du Beth Hamikdash, le lieu précis du Temple, la beauté du Monde. Là où il pourrait y avoir une attitude suicidaire, il y a construction, construction du Beth Hamikdash, la beauté du Monde.
Mais l’enseignement de nos Maîtres va encore plus loin. En général, on appréhende la beauté en termes contemplatifs, c’est ce que réfute Bar Kappara : la beauté quant à son essence n’est pas dans la contemplation de la nature, mais dans la dimension active, créatrice, c’est-à-dire ex nihilo, de l’œuvre des justes.
III. Reprenons notre question initiale : pourquoi la réponse de Shmouel au désarroi de David est-elle d’aller à la maison d’étude ?
Peut-être est-ce pour lui dire qu’il est possible de vivre avec les contradictions extrêmes de notre existence, avec les antagonismes majeurs qui façonnent notre existence, que ces antagonismes ne sont pas la remise en question de notre existence, mais au contraire le tissu vivant de notre existence ! Combiens tristes et pathétiques sont les lamentations ininterrompues des instances officielles de la communauté qui ne savent que crier à l’antisémitisme, et combiens éloignés sont ces fossiles de notre tradition vivante !
Shmouel n’alla pas seulement étudier avec David, il alla avec David à la maison d’étude. L’étude s’exprime toujours sous la forme de discussions. Quelqu’un qui n’est pas habitué se dit : mais si la Torah est vraie, pourquoi y a-t-il des discussions ? Nos Maîtres enseignent précisément le contraire dans le traité Erouvin (13b) : חיים אלוקים אלו ואלו דברי
« Les paroles des uns et les paroles des autres sont les paroles du D. vivant. »
C’est parce que la parole est vivante que les discussions sont possibles. Si je n’étudie pas la Torah avec plusieurs personnes, je vois les choses avec ma manière à moi, monolithique. Instinctivement, nous ne supportons pas la contradiction, et mettons toute notre énergie pour évacuer de nous ce qui nous déstabilise et nous conteste. C’est en étudiant la parole du D. vivant avec de multiples personnes ou en vivant dans un lieu d’étude où de multiples voix se font entendre que je peux « encaisser » qu’il est possible de vivre et d’exister avec des remises en question. C’est ce que le prophète Shmouel a voulu dire au jeune David en allant avec lui à la maison d’étude : ce que tu vis, David, les agressions que tu vis, les déstabilisations que tu vis, amène les dans la maison d’étude, non seulement tu réaliseras qu’il est possible de vivre avec elles, mais encore que ce sont ces confrontations et ces déstabilisations qui nous donnent vie et existence, qui forment le tissu même de notre vie. C’est ce que le Midrash Yalkout Shimoni dit sur ce verset : « cette nuit-là, David a étudié avec Shmouel plus que ne peut étudier un élève hors pair en cent ans. »
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