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Et Sarah a ri au fond d’elle-même

par: Emmanuel Bonamy

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Le 10 Novembre 2006

Au début de la Parasha, les trois hommes accueillis par Abraham lui annoncent que Sarah, pourtant stérile depuis toujours, lui enfantera un fils. Entendant cela, Sarah rit.

1. On considère communément ce rire comme l’expression d’un manquement passager dans la foi de Sarah. Les versets suivants, où l’attitude de Sarah est critiquée et où elle-même dénie son propre rire confirmeraient cette interprétation en y rajoutant une pointe d’insolence, vite résorbée par la crainte et le rappel à l’ordre. Pourtant, le verset [[Berechit chapitre 18, verset 12.]] dit précisément : « Sarah a ri beqirba. » La plupart des traducteurs rendent « beqirba » par « en elle-même », renforçant la conception du rire de Sarah comme incrédulité dissimulée et moqueuse. Or Rachi explique : « beqirba : elle regarda son ventre et dit : Est-il possible que ces entrailles (qravayim) portent un enfant ? Que ces seins desséchés donnent du lait ?»
Rachi change radicalement la lecture spontanée du verset : loin d’être un rire de légèreté, le rire de Sarah est un rire des profondeurs. C’est la considération même de sa situation intime – sa stérilité – qui en est l’origine. Essayons de comprendre ce rire.

2. Dans le Traité Méguila [[page 9a]], La Guemara nous rapporte un événement survenu aux temps de Ptolémée : « Ce roi avait réuni soixante-douze anciens et les avaient installés dans soixante-douze pièces. Il n’avait révélé à aucun d’eux pourquoi il les avaient rassemblés là. Il rendit visite à chacun et leur dit « écrivez-moi la Torah de Moïse votre maître ». D. donna un conseil au coeur de chacun et ils eurent tous la même pensée. Ils écrivirent : etc. »
Suit une liste de quinze modifications que ces soixante-douze ‘hakhamim ont jugé nécessaire de faire subir au texte original de la Torah en la traduisant en grec. Tous ont donc écrit la même version avec les mêmes quinze modifications, sur des cas que l’on imagine stratégiques au point qu’il ait fallu un miracle et qu’il soit préférable d’altérer le texte plutôt que de risquer des malentendus. Or la sixième modification porte sur notre verset. “Beqirba” est remplacé par “Beqroveha”, ce qui donne : « Et Sarah a ri avec ses proches » Pourquoi cette modification ? En quoi est-il crucial que ce rire soit lu par Ptolémée comme un rire social et non intime ? Rachi explique : « Pour qu’on ne dise pas qu’on n’a pas été sévère à propos d’Abraham lorsqu’il est écrit « Et il a ri » alors qu’on l’a été à propos de Sarah. C’est pourquoi ils ont écrit « avec ses proches » pour qu’on dise : Abraham (a ri) dans son coeur et Sarah (a ri) avec ses proches. »
En effet, lorsque D. annonce à Abraham que Sarah lui donnera un fils, celui-ci rit, et personne ne vient lui reprocher son rire [[Berechit chapitre 17 verste 17.]]. Pour ne pas laisser croire à une injustice, on a changé le texte en écrivant que Sarah a ri en public, aggravant ainsi sa faute. Mais il est difficile de comprendre cette explication : il y a bien d’autres passages de la Torah où les raisons du texte nous échappent ! Pourquoi fallait-il, sur ce verset précis, que la morale soit sauve ?

3. Le Maharcha, dans son commentaire sur notre Guemara nous aide à saisir le problème. Il s’appuie sur Rachi qui à propos du rire d’Abraham dit : « alors qu’Abraham a cru et a ri de joie, Sarah n’a pas cru et a ri de moquerie ». D’où la différence de réaction pour l’un et pour l’autre. Et le Maharcha de commenter : « Il (Ptolémée) ne va pas croire ce que disent les ‘Hakhamim ». En d’autres termes, le Maharcha nous dit avec Rachi qu’il y a une différence fondamentale entre les deux rires et il ajoute que cette différence n’est audible que pour qui veut bien écouter. Le lecteur qui exige des raisons immédiates s’en tiendra à une lecture superficielle, morale, et ne pourra que conclure, à l’aune de sa propre rationalité, à l’injustice. Or un tel malentendu est ici catastrophique en ce qu’il masquerait complètement le sens du rire de Sarah qui précisément nous fait basculer dans un autre type de rationalité. On préfèrera donc travestir le texte plutôt que de risquer un tel malentendu.

4. Aucune raison formelle ne vient justifier la différence entre les deux rires. Ceux-ci n’ont de sens que là où se jouent les histoires spécifiques d’Abraham et de Sarah. Abraham se situe dans un rapport actif à la Promesse. L’Alliance se construit pour lui dans le dialogue et l’acte. C’est pourquoi, même s’il s’étonne dans son coeur de recevoir tant [[cf. deuxième Rachi sur 17, 17.]], son rire est exprimé. Et comme l’écrit Ramban sur ce verset : « celui qui est le témoin d’une chose extraordinairement bonne pour lui se réjouit au point que sa bouche se remplit de rire. » Le rire d’Abraham est un accroissement généreux vers l’extérieur, comme l’est toute sa vie. En revanche la situation de Sarah jusqu’à ce verset est toute autre. Dès son apparition dans la Torah, Sarah – alors Saraï – reçoit deux qualificatifs : « femme d’Avram » et « stérile » [[Berechit chapitre 11, versets 29 et 30.]]. La stérilité de Sarah n’est ni accidentelle ni liée directement à une intervention divine comme celle des femmes de la maison d’Abimelekh [[cf. fin du chapitre 19.]]. L’incapacité d’avoir des enfants fait partie de la définition même de son être. Un Midrash interprète le verset 11, « Elle avait cessé d’être (‘Hadal) pour Sarah la voie des femmes » (il s’agit des règles) pour conclure à partir du plus-que-parfait de ‘Hadal que Sarah n’a jamais eu de règles [[cf. Berechit Raba 47, 16.]]. Dans le même ordre d’idée un autre Midrash va jusqu’à dire qu’elle n’avait pas de matrice [[cf. BR 47, 2.]]. A mesure des pérégrinations d’Abraham qui rythment la mise en place de l’Alliance, Sarah accompagne de sa stérilité la Promesse dont l’un des termes essentiels est pourtant de donner par Sarah une descendance à Abraham.

5. Au verset 14, D. interpelle Abraham sur le rire de Sarah : « Pourquoi Sarah a-t-elle ri en disant : « est-ce que vraiment j’aurai un enfant, moi qui ai vieilli ? » Est-ce qu’il y aurait une chose trop extraordinaire pour D. ? » Le mot pour « extraordinaire » est « hayipalé ». Rachi nous enseigne qu’il faut le comprendre comme le Targoum par « caché » et entendre la question de D. ainsi : « Est-il une chose qui soit extraordinaire, éloignée, cachée pour Moi et que je ne puisse faire selon ma volonté ? » Rachi semble nous dire que le rire de Sarah porte sur quelque chose de caché. Mais où trouve-t-on une telle dimension ? Nous proposons de dire que le problème de Sarah n’est pas d’avoir douté de la puissance divine ni de la possibilité miraculeuse d’avoir des enfants malgré les lois de la nature, auquel cas « extraordinaire » aurait fait l’affaire. Le problème de Sarah est en deçà d’une question de croyance ou de non croyance. Un midrash avance d’ailleurs que « est-ce que j’aurai vraiment un enfant » est une affirmation et non l’expression d’un doute. Sarah est une prophétesse, elle sait ce dont D. est capable. Mais son rire est d’un autre ordre, il est un rire de l’absurde, c’est-à-dire de l’inadéquation entre ce qui lui arrive et sa réalité. Avoir des enfants n’est pas pour elle une impossibilité rationnelle mais une impossibilité vécue dans son intimité physique. Sarah s’est constituée et a atteint une certaine perfection en tant que femme d’Abraham et paradoxalement en tant que femme stérile. L’annonce d’un enfant heurte le caractère absolu qu’a pris pour Sarah sa stérilité et lui demeure ainsi cachée. Le monde intime qu’elle était parvenue à construire devient un obstacle et un enfermement. Le Maharal de Prague dans son Gour Ariéh explique comment Rachi peut passer d’″extraordinaire » à « caché » pour rendre « hayipalé ». Les deux ont en commun l’idée de séparation et d’éloignement. Ce qui est extraordinaire pour quelqu’un lui est éloigné et caché. Il en est séparé et le voit comme quelque chose d’un autre ordre que sa réalité. C’est le cas de Sarah, incapable de se concevoir portant un enfant, sa stérilité se jouant dans l’intime comme ordre séparé. D’où l’enfermement et le rire bloqué. La réponse de D. prend l’exact contre-pied de la posture de Sarah : si rien n’est caché à D. alors l’intimité n’est pas un ordre séparé et inaccessible à sa volonté. Ce n’est pas un lieu clos et la nouveauté radicale y est possible (selon le Sforno, qu’une femme enfante après avoir passé l’âge équivaut à la résurrection des morts.) En d’autres termes, c’est un lieu d’où il est possible qu’un rire sorte. On comprend alors pourquoi, lors de la naissance d’Its’hak, Sarah dit « c’est un rire que m’a fait D. » [[Berechit chapitre 21, verset 6.]]. Le rire qui sort, c’est l’intimité devenue féconde, par la capacité de percevoir au fond de soi ce qui relève d’une autre dimension.

6. Cette intimité, nous voyons dans notre parasha que Sarah en fait la substance même de sa relation à D. Elle invente ainsi, par cette relation conflictuelle, un mode d’être nouveau et irréductible à l’univers masculin d’Abraham. C’est ce mode d’être, inconcevable pour le roi grec, qui se travaille déjà négativement dans le rire de Sarah ″du fond d’elle-même.″

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Emmanuel Bonamy est professeur de philosophie au lycée Georges Leven à Paris. Titulaire d’un Master de philosophie (Paris 1) et d’anthropologie des religions (EHESS/EPHE), il a étudié au Centre d’Études et de Réflexion Juives de Villeurbanne et à la Yechiva des Étudiants de Paris. Il a enseigné et enseigne le talmud dans plusieurs programmes d’étude (Pilpoul, Havrouta, SNEJ, ACT, etc.)

“Et Sarah a ri au fond d’elle-même”

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