img-book
Catégories : ,

Pourim, une fête profane ?

par: Rav Gerard Zyzek

Articles de Rav Gerard Zyzek
Revenir au début
Print Friendly, PDF & Email

A la fin de la Meguila, les Juifs de Perse reçoivent l’autorisation de se défendre contre les ennemis qui voulaient les exterminer. Ils se sont rassemblés pour combattre le 13 Adar dans tout le pays, le 13 et le 14 Adar à Suse, la capitale.

Nous lisons au chapitre 9 :

ובשושן הבירה הרגו היהודים ואבד חמש מאות איש

« Et dans Suse la capitale, les Juifs tuèrent 500 hommes (…) »

Esther obtient l’autorisation qu’ils se défendent un jour de plus à Suse.

ויקהלו היהודים אשר בשושן גם ביום ארבעה עשר לחדש אדר ויהרגו בשושן שלש מאות איש ובבזה לא שלחו את ידם ושאר היהודים אשר במדינות המלך נקהלו ועמד על נפשם ונוח מאיביהם והרג בשנאיהם חמשה ושבעים אלף ובבזה לא שלחו את ידם

« Les Juifs de Suse se rassemblèrent aussi le 14ème jour du mois de Adar, ils tuèrent à Suse 300 hommes et ne portèrent pas la main sur le butin. Et le reste des Juifs, dans les autres provinces du Roi, se rassemblèrent pour défendre leur vie et être tranquilles de leurs ennemis. Ils en tuèrent 75 000, et ne portèrent pas la main sur le butin. »

Ces versets sont à méditer. D’une part, l’énergie incroyable qu’ont trouvée les Juifs de Perse pour combattre, alors qu’ils n’avaient aucune formation militaire… Et puis le fait qu’ils n’aient pas porté la main sur le butin. Au-delà du fait de se défendre, on imagine en général qu’il puisse y avoir un désir de vengeance, au point qu’après avoir éliminé la menace, on s’en prenne au butin. Ce n’est pas ce qui s’est passé.

ביום שלשה עשר לחדש אדר ונוח בארבעה עשר בו ועשה אתו יום משתה ושמחה והיהודים אשר בשושן נקהלו בשלשה עשר בו ובארבעה עשר בו ונוח בחמשה עשר בו ועשה אתו יום משתה ושמחה

« [Ils se défendirent] le 13ème jour du mois de Adar et furent tranquilles le 14ème, et en firent un jour de festin et de joie. Et les Juifs de Suse se rassemblèrent [pour se défendre] le 13ème et le 14ème jour, et furent tranquilles le 15ème jour, ils en firent un jour de festin et de joie. »

על כן היהודים הפרזים הישבים בערי הפרזות עשים את יום ארבעה עשר לחדש אדר שמחה ומשתה ויום טוב ומשלוח מנות איש לרעהו

Verset 19 : « C’est pourquoi les Juifs des villes entourées de murailles célèbrent le 14ème jour du mois de Adar, par la joie, le festin, le Yom Tov et l’envoi de parts chacun à son prochain. »

Verset 20 : Mordekhaï va structurer la fête. Au départ, c’était un mouvement spontané du peuple, et des Sages aussi probablement. Ils ont compris qu’ils avaient vécu un miracle important pour toutes les générations.

Mordekhaï va donc instituer la fête de Pourim telle que nous la connaissons :

ויכתב מרדכי את הדברים האלה וישלח ספרים אל כל היהודים אשר בכל מדינות המלך אחשורוש הקרובים והרחוקים לקים עליהם להיות עשים את יום ארבעה עשר לחדש אדר ואת יום חמשה עשר בו בכל שנה ושנה כימים אשר נחו בהם היהודים מאויביהם והחדש אשר נהפך להם מיגון לשמחה ומאבל ליום טוב לעשות אותם ימי משתה ושמחה ומשלוח מנות איש לרעהו ומתנות לאביונים

« Mordekhaï écrivit tous ces événements et envoya des livres à tous les Juifs dans toutes les provinces du roi Assuérus, lointaines et proches, pour qu’ils prennent sur eux de célébrer le 14ème jour du mois de Adar et le 15ème, chaque année, en ces jours où les Juifs ont été tranquilles de leurs ennemis, en ce mois qui s’est renversé de la tristesse à la joie et du deuil au Yom Tov. Pour en faire des jours de festin et de joie, d’envoi de parts chacun à son prochain et de dons aux pauvres. »

On constate plusieurs différences par rapport à ce qui est dit juste auparavant : lorsque Mordekhaï institue Pourim, les éléments ne sont pas identiques à ce que les Juifs avaient fait spontanément !

Reprenons au verset 19, on a dans l’ordre :

  1. Joie
  2. Festin
  3. Yom Tov
  4. Envoi de parts

Tandis que Mordekhaï va instituer :

  1. Festin
  2. Joie
  3. Envoi de parts
  4. Dons aux pauvres

D’une part, Mordekhaï a mis le festin en premier, avant la joie. Mishté, le festin, a pour racine le verbe boire, il s’agit donc d’une beuverie. On ne parle plus d’une célébration pondérée, la beuverie prend le pas sur la joie !

Ensuite, le Yom Tov est tout simplement retiré de la liste : selon le Malbim, les Juifs avaient voulu faire de Pourim un jour chômé, Mordekhaï a refusé. Pourquoi ?

Enfin, Mordekhaï ajoute les dons aux pauvres. Ce changement est lié au précédent : chaque Yom Tov (Pessa’h, Shavouot, Soukkot) inclut l’obligation de donner aux pauvres de quoi célébrer la fête. Cela fait partie des halakhot propres à chaque fête, on le voit notamment à Pessa’h avec l’institution de kim’ha depiss’ha, les dons aux pauvres pour qu’ils puissent avoir des matsot. Vu que Mordekhaï a décidé que Pourim ne serait pas Yom Tov, il lui fallait instituer les dons aux pauvres de manière autonome, afin qu’ils puissent eux aussi profiter de la joie de Pourim. Ainsi explique le Malbim.

La question centrale de notre étude va être de savoir pourquoi Mordekhaï a refusé que Pourim soit un Yom Tov, un jour de fête chômé.

 

De nombreux commentateurs ont traité ce sujet. Il faut savoir que tous les grands maîtres ont écrit sur Meguilat Esther, au fil des générations. Par exemple, le Rema, Rabbi Moshé Isserles, a écrit un commentaire intitulé Mekher Yayin. Une épidémie de peste avait frappé la ville de Cracovie, et il était parti se réfugier dans un village de la région qui était moins touché. A Pourim, il n’y a pas trouvé de vin. Pour se consoler, il a écrit un commentaire sur la Meguila, et l’a appelé « le prix du vin » (Mekher Yayin).

 

Voyons d’abord le Rambam, qui n’explique pas, mais va mettre en exergue au niveau de la halakha que Pourim n’est pas un jour chômé.

Hilkhot Meguila, chapitre 2, § 14 :

מצות יום ארבעה עשר לבני כפרים ועיירות ויום חמישה עשר לבני כרכים להיות ימי משתה ושמחה ומשלוח מנות לריעים ומתנות לאביונים

« La mitsva du 14ème jour pour les habitants des villages et des villes [ouvertes], et du 15ème jour pour les habitants des bourgs [entourés de murailles], est de faire des jours de festin et de joie, d’envoi de parts aux amis et de dons aux pauvres. »

On retrouve les éléments constitutifs de Pourim institués par Mordekhaï (à ceci près que festin et joie ont été intervertis). On peut noter que l’envoi de parts aux amis est destiné à renforcer les liens au sein du peuple juif. En effet, quand Haman demande à Assuérus d’exterminer les Juifs, son argumentaire est le suivant :

ישנו עם אחד מפזר ומפרד בין העמים בכל מדינות מלכותך

« Il y a un peuple éparpillé et séparé parmi les peuples dans toutes les provinces de ton royaume (et le Roi n’a aucun intérêt à les garder). »

La Guemara dit que Haman n’avait pas son pareil pour attaquer le peuple juif, il savait trouver la faille. Ici, il met l’accent sur l’éparpillement du peuple juif. Une dispersion au sens physique qui révèle en fait un manque d’unité profond. Une incapacité à se supporter les uns les autres ! Et c’est pourquoi la réparation viendra quand Esther demande à Mordekhaï de rassembler tous les Juifs, pour qu’ils prient ensemble ! Le miracle est venu de là.

Plus encore. Haman, pour dire « il y a », emploie une expression inhabituelle ישנו / yeshno, au lieu de yesh. Haman dit yeshno ‘am e’had, « il y a un peuple… », les ‘Hakhamim proposent de lire yosheno hae’had, « il dort le Un. » Lorsque nous sommes éparpillés, D. lui-même est absent.

Esther a réussi à les sensibiliser, et c’est pourquoi on envoie aux amis des parts, des plats déjà préparés, pour conserver ce goût d’amitié, d’entraide entre les Juifs. Pour que les liens se renforcent.

 

On continue dans le Rambam :

ומותר בעשיית מלאכה ואף על פי כן אין ראוי לעשות בו מלאכה אמרו חכמים כל העושה מלאכה ביום פורים אינו רואה סימן ברכה

« Et il est permis d’y travailler. Et malgré cela, il ne convient pas d’y travailler. Les ‘Hakhamim ont dit : ‘quiconque travaille le jour Pourim ne voit pas de signe de bénédiction’. »

Il est donc autorisé de travailler à Pourim, mais cela ne vaut pas le coup ! Il n’y aura pas de berakha dans ce travail. Dans ce cas, pourquoi ne pas avoir interdit tout simplement de travailler ? Il y a bien des jours chômés dans notre calendrier, instituer un jour de plus n’aurait pas été si difficile. D’autant que les Juifs le voulaient, et c’est Mordekhaï qui a dit non ! Lui qui a pourtant œuvré pour que Pourim se maintienne au fil des générations !

Dans le contexte parisien, on peut passer complètement à côté de Pourim. On écoute la Meguila le matin, et puis on va travailler toute la journée au trentième étage d’une tour à la Défense. A midi on débouche une cannette de bière, et on se rappelle qu’il faut souhaiter Pourim Samea’h à quelques amis au téléphone…

Et pourtant, nos Maîtres disent que Pourim est le jour le plus important de l’année ! On rapporte en effet au nom de Rabbi Yits’hak Louria : le jour de Kippour s’appelle dans la Torah Yom HaKipourim. Au lieu de Kipourim, on peut lire kePourim, « comme Pourim ». C’est-à-dire que Yom Kippour est « le jour comme Pourim ». On le compare à Pourim, donc Pourim est bien premier par rapport à Yom Kippour.

Un jour si important, il aurait été logique d’interdire d’y travailler, afin de pouvoir le vivre pleinement !

 

Il y a quelque chose de bizarre ici. Rambam enseigne qu’aux temps messianiques, seuls subsisteront les cinq livres de la Torah et la Meguila d’Esther. Mais on refuse à Pourim le statut de jour chômé. Qu’est-ce que cela aurait coûté d’aller dans le sens de l’élan du peuple ? La Meguila, qui semble si importante, n’a été inscrite qu’avec une grande difficulté dans le canon biblique, Esther s’est battue pour cela : לדורות כתבוני, « écrivez-moi pour les générations », réclame-t-elle. C’est donc un livre saint, mais il ne contient pas le nom de D., comment l’appréhender ?

 

Et puis dans nos communautés, Pourim est la fête des enfants. Est-ce à dire que les adultes ne seraient pas concernés ?

 

Poursuivons dans le Rambam, § 15 :

וסעודת פורים שעשאה בלילה לא יצא ידי חובתו

« S’il a fait le repas de Pourim la nuit, il n’est pas quitte de son obligation. »

Mais en général, on commence la fête avec le repas, donc le soir. C’est très étonnant !

כיצד חובת סעודה זו שיאכל בשר ויתקן סעודה נאה כפי אשר תמצא ידו

« Comment est l’obligation de ce repas ? Qu’il mange de la viande, et organise un beau repas selon ses moyens… »

Autrefois, la viande était un luxe, réservé à Shabbat et Yom Tov. Donc on parle d’un repas qui marque, c’est un événement.

ושותה יין עד שישתכר ויירדם בשכרות

« … et qu’il boive du vin, jusqu’à ce qu’il s’enivre et sombre dans l’ivresse. »

 

Le Shoul’han Aroukh rapporte cette halakha (chapitre 695, § 9) en citant la Guemara Meguila 7b, qui est aussi la base du Rambam :

אמר רבא מיחייב איניש לבסומי בפוריא עד דלא ידע בין ארור המן לברוך מרדכי

« Rava a dit : l’homme a l’obligation de s’enivrer à Pourim au point de confondre entre ‘maudit soit Haman’ et ‘béni soit Mordekhaï’. »

Boire à l’excès n’est pas optionnel, c’est une halakha ! Pas juste pour les excités, mais pour tout le monde !

Il y a ici une expression curieuse : « l’homme a l’obligation », חייב איניש / ‘hayav inish en araméen, qui se dit en hébreu à חייב אדם / ‘hayav adam.

Adam, c’est l’homme créé par D.

Si on ne s’enivre pas à Pourim, on ne touche pas le problème fondamental de l’humain. Pourquoi ?

Je propose de dire que de manière générale, lorsque le Talmud énonce un principe en mentionnant אדם / adam, il fait référence à l’homme en tant qu’il est créé par D. Il s’agit d’un enseignement qui traite d’un problème de l’homme tel que D. l’a créé.

On peut mentionner d’autres exemples.

Dans le traité Baba Metsia 3a, le même Maître, Rava, enseigne ainsi :

אין אדם מעיז פניו בפני בעל חובו

« Un homme (adam) n’est pas effronté au point de nier sa dette devant son créancier. »

Et pourtant, cela arrive bien souvent !

Ici, on parle de l’homme tel qu’il est créé par D. Comme D. l’a créé de l’intérieur.

 

Dans le traité Ketoubot 73a, il est dit :

אין אדם עושה בעילתו בעילת זנות

« Un homme (adam) ne cherche pas à avoir des relations sexuelles avec quelqu’un d’autre que sa femme. »

Mais la planète n’est remplie que de cela !

A nouveau, il s’agit de adam, l’homme tel que D. l’a créé. Fondamentalement, l’homme ne recherche pas une relation pour rien, c’est ce que dit la Guemara.

Donc ici, nous voyons que s’enivrer à Pourim fait partie de ce qu’est l’humain tel que D. l’a créé. Il y a une dimension essentielle dans ce très beau repas. Et pourtant, les ‘Hakhamim nous disent : tu veux travailler, vas-y ! Tu n’auras pas la berakha, mais tu peux y aller ! C’est autorisé. Comment comprendre ?

 

Je propose la démarche suivante.

Dans notre calendrier, il n’y a que deux repas de fête qui soient fixés en des jours profanes. Tous les autres sont les repas de jours chômés, caractérisés par issour melakha, l’interdiction de travailler. Il y a aussi des repas de mitsva (brit mila, mariage…), mais ils correspondent à des événements ponctuels qui ne font pas partie du calendrier.

Ces deux repas sont celui de Pourim et celui de la veille de Kippour. On voit se dessiner ici le lien entre Pourim et Kippour.

La veille de Yom Kippour, d’après la plupart des décisionnaires, il y a une obligation de la Torah de faire un repas, on l’apprend de versets. Plusieurs explications sont proposées par rapport au sens de ce repas. Au niveau le plus simple, on peut dire que Yom Kippour étant un jour de fête, il y a lieu de faire un repas, comme pour toutes les fêtes. Mais c’est aussi un jeûne, la solution est donc de faire le repas la veille, juste avant le début de Yom Kippour.

Yom Kippour est le jour de la teshouva, par excellence. Qu’est-ce que la teshouva ? Tout le monde connaît ce mot, mais quel en est le contenu ?

 

Juste après le repas de la veille de Kippour, on va lire Kol Nidré.

Qu’est-ce que Kol Nidré ? Dans l’inconscient collectif, c’est un passage liturgique d’une très grande intensité, juste au début de Yom Kippour. L’atmosphère est solennelle, voire dramatique, la mélodie est poignante, il y a des airs de Kol Nidré et des ‘hazanim spécialisés qui viennent les interpréter… Les gens pleurent souvent, mais de quoi s’agit-il au juste ?

On dit même que les nombreux Marranes qui se sont embarqués avec Christophe Colomb pour fuir l’Espagne ont lu Kol Nidré sur la Santa Maria. Kol Nidré, la définition même du fait d’être Juif !

La base se trouve dans le traité Nedarim : au début de l’année (dès Rosh Hashana), on doit annuler tous les vœux que l’on a faits dans l’année écoulée et que l’on a oublié d’accomplir, et tous ceux que l’on va faire dans l’année qui commence et que l’on viendrait à oublier. Mais qu’il y a-t-il donc à pleurer pour cela ?

La Torah nous donne 613 mitsvot, l’une d’elles est précisément la possibilité d’accomplir un neder, un vœu. C’est-à-dire s’interdire quelque chose. Prenons l’exemple de quelqu’un qui est compulsif par rapport au chocolat, il n’arrive pas à s’en sortir. S’il fait le neder de ne plus en manger, et que malgré tout il cède à son envie, il aura transgressé un interdit de la Torah ! Pour lui, cela deviendra un interdit de la Torah. On peut conseiller qu’il fasse le neder pour une durée limitée, disons deux jours pour commencer. Car une fois le neder prononcé, il n’est pas évident de lever l’interdit. Une procédure est prévue à cet effet, il faut aller devant les juges rabbiniques pour dénouer son vœu, c’est ce que l’on appelle hatarat nedarim.

Qu’est-ce que cela a à voir avec Yom Kippour ?

Derrière les apparences, chacun a un problème dans la vie, une faiblesse qu’il souhaiterait pouvoir surmonter une fois pour toutes. La Torah prévoit que c’est possible de manière radicale, en faisant un neder. Mais est-ce que l’on va y arriver de manière radicale ? Les interdits de la Torah établissent des garde-fous, mais de manière générale. Tandis que le neder donne à chacun la possibilité de définir les barrières qu’il estime nécessaires pour s’en sortir, dans sa situation particulière.

La teshouva de Yom Kippour, le défi de ce jour, c’est d’arriver à se supporter. On aimerait avoir une béquille pour donner un sens à notre existence, un maintien. Cela peut être le rôle du neder, mais c’est artificiel. A Yom Kippour, on enlève le neder, on prend sur soi ! C’est le sens de Kol Nidré.

Pourim est supérieur à cela.

 

Reprenons la Meguila, au chapitre 2.

איש יהודי היה בשושן הבירה ושמו מרדכי

« Un homme juif habitait à Suse, la capitale, et son nom était Mordekhaï (…) »

ויהי אמן את הדסה היא אסתר בת דדו כי אין לה אב ואם

« Il était le tuteur de Hadassa, c’est-à-dire Esther, la fille de son oncle, car elle n’avait ni père ni mère (…) »

Esther était donc sa cousine, alors que l’on entend souvent qu’il s’agit de sa nièce !

La Guemara demande quel était son vrai nom, est-ce Hadassa (en hébreu) ou Esther (en chaldéen) ? Cela n’est pas bien clair. Hadassa, c’est le myrte, cette plante odoriférante. Esther désigne ce qui est caché, c’est l’idée de discrétion (la racine seter veut dire « secret »). Les deux sont liés : la tsadeket ressemble au myrte, dont les feuilles recouvrent entièrement le tronc. L’intériorité ne se montre pas, et c’est justement ce qui exhale une bonne odeur.

והנערה יפת תאר וטובת מראה ובמות אביה ואמה לקחה מרדכי לו לבת

« Et la jeune fille était belle de visage et agréable à voir. A la mort de son père et de sa mère, Mordekhaï l’avait prise pour fille. »

Tel est le sens du verset en premier lecture. Mais Rashi va l’expliquer tout autrement. Au lieu de לבת / levat, pour fille, il propose de lire לבית / lebayit : Mordekhaï l’avait prise pour maison. C’est-à-dire que Mordekhaï avait épousé Esther ! C’est le génie de Rashi : il transforme la Bible en Torah. En un mot, il introduit le Talmud. Et le Talmud transforme tout ! L’optique de la Meguila n’a plus rien à voir : Esther est donc une femme mariée qui va avec Assuérus !

Déjà, la situation d’une jeune fille juive qui est prise par le Roi est terrible. Mais imaginons une femme mariée, la femme du grand maître de la génération ! Une femme vertueuse, on l’appelle justement Hadassa, c’est une femme très intérieure. Elle a une beauté rayonnante, mais ne cherche pas du tout à plaire, c’est l’intérieur qui rayonne à l’extérieur. Et voilà cette tsadeket qui est prise par un despote délirant !

La lecture de Rashi est confirmée par l’emploi du verbe לקחה, il l’a prise. Cette racine est précisément utilisée dans le cadre du mariage, par exemple dans l’expression : כי יקח איש אשה, « quand un homme prendra femme » (Devarim, chapitres 22 et 24).

Esther est donc la femme de Mordekhaï, et l’on change complètement d’optique. Outre le caractère dramatique de la situation, il y a ici un problème légal, qui est traité en deux endroits dans la Guemara (Ketoubot 3b et Sanhedrin 74b) : pourquoi Esther ne s’est-elle pas laissée tuer plutôt que d’être prise par le Roi ?

Il convient en effet de transgresser tous les interdits de la Torah pour sauver sa vie, en vertu du principe que l’homme doit vivre pour les mitsvot, et non mourir pour elles. Mais il y a trois exceptions : l’idolâtrie, les interdits sexuels de la Torah et le meurtre.

Si quelqu’un dit à Juif : prosterne toi devant cette idole, sinon tu seras mis à mort, il doit se laisser tuer. Si on lui dit : aie une relation interdite, sinon tu mourras, il doit se laisser tuer. De même, si on lui dit : tue cette personne, sinon c’est toi que l’on va tuer, il doit mourir pour ne pas transgresser. Donc ici, nous sommes bien dans le second cas : Esther aurait dû se laisser tuer !

C’est un sujet très vaste. Imaginons Esther dans le harem de ce fou furieux. Au bout de quelques années, c’est son tour de se présenter devant Assuérus. Mordekhaï la prévient : ne dis pas ton origine. En effet, Esther descend du roi Shaoul, et s’il sait qu’elle est d’une lignée royale, Assuérus peut justement la choisir. Mordekhaï voulait faire en sorte qu’elle passe inaperçue, qu’il la laisse tranquille. Elle va donc faire profil bas, elle se présente en toute simplicité. Les autres se sont pouponnées, pas elle. Mais contre toute attente, Esther va plaire au Roi, il ressort des versets que c’est précisément par sa simplicité : il est subjugué !

Tossfot répond ainsi à notre question : Esther est קרקע עולם, mot à mot « le sol du monde », elle est complètement passive.

Quelle est cette réponse ?

Tossfot analyse longuement, on peut résumer ainsi : dans la relation, c’est l’homme qui est actif, la femme est plutôt passive. Elle est présente par son désir, sa volonté. Mais nous voyons qu’Esther reste en retrait, elle fait profil bas ! Quelqu’un de complètement contraint n’a pas à se laisser tuer.

Légalement, le problème est donc résolu, mais la situation est tout de même insupportable. La femme du maître de la génération, qui a toutes les qualités de la femme juive traditionnelle, prise pour être la concubine d’un tyran !

On connaît l’histoire des 63 jeunes filles du Beth Yaakov de Varsovie, une institution pour jeunes filles orthodoxes. Lorsque les SS sont arrivés, ils leur ont donné des robes affriolantes, elles savaient qu’elles allaient être violées. L’une d’entre elles a réussi à faire entrer du cyanure, et ces jeunes filles se sont toutes suicidées pour échapper à cette horreur. On le comprend bien ! Etre violées par les SS ! Mais Esther a accepté ce sort terrible, jour après jour. Ella a accepté d’être la concubine d’Hugo Chavez ! Il y a dix ans, je disais Boris Eltsine… Comment l’imaginer ?

C’est cela, le niveau supérieur à Yom Kippour. Qu’est-ce que Pourim ? A travers notre vie qui est profane, parfois absurde, être capable de trouver un sens. Vivre qu’à travers le profane s’exprime un sens, une épaisseur. Esther a eu cette force incroyable. Parfois, nous ne supportons pas notre propre vie, on se dit que notre vie n’a pas de sens. Mais que penser de la vie d’Esther dans le harem d’Assuérus ? Elle a supporté la vie comme elle est, avec ses interrogations, ses bizarreries. Elle n’a pas fait de neder, si vous voulez. Légalement, il lui était autorisé de continuer, elle l’a supporté ainsi. Et ce faisant, elle a sauvé le peuple juif.

Mais comment a-t-elle fait pour tenir ? La Guemara explique : clandestinement, elle continuait à avoir une vie de couple avec Mordekhaï. Le Talmud ne recule devant rien ! En effet, le verset dit (chapitre 2) : ובכל יום ויום מרדכי מתהלך לפני חצר בית הנשים, « tous les jours, Mordekhaï faisait les cent pas devant la cour de la maison des femmes ». Cette expression (« la cour de la maison des femmes ») est une métaphore de la matrice féminine, disent les ‘Hakhamim. Quand Esther voyait une tache de sang, elle la montrait à Mordekhaï pour savoir s’ils avaient le droit d’être ensemble. Ils continuaient donc à observer les lois de pureté. C’est une histoire de fous ! En réalité, il s’agit d’une parabole de notre existence, et en cela c’est supérieur à Yom Kippour.

 

A Yom Kippour, on est cadré par la sainteté du jour, il y a une émulation collective, on passe toute la journée à prier… Qui ne ferait pas teshouva dans cette atmosphère ? Tandis que Pourim peut être une journée comme une autre, Mordekhaï a eu l’intuition prophétique de ne pas en faire un jour chômé. Parce que Pourim symbolise la teshouva dans le profane. Supporter sa propre vie, vivre les épreuves et les accepter en comprenant qu’elles ont un sens, c’est cela la devekout, la proximité avec Hashem, qui est précisément l’objet de la teshouva.

Faire teshouva, ce n’est pas simplement décider de manger des chewing gum kasher ! C’est vivre une proximité avec Hakadosh Baroukh Hou. Cette proximité, on la perçoit à Yom Kippour, mais être capable d’y parvenir au quotidien, dans notre existence profane, exprime un niveau plus élevé. C’est en cela que Pourim est premier, supérieur à Kippour.

Effectivement, on peut passer à côté de l’enjeu de notre vie. Tu veux travailler à Pourim ? Vas-y !

 

Qu’est-ce que se saouler ? Pourquoi doit-on boire jusqu’à confondre Mordekhaï et Haman ? On a des certitudes dans l’existence, des choses bien ancrées. Il y a le bien d’un côté, le mal de l’autre. Les tsadikim, et les reshaïm. A Yom Kippour, on accepte de prier avec les fauteurs, c’est ce que l’on dit juste avant Kol Nidré. A Pourim aussi, on accepte de se poser la question : où est le bien, où est le mal ? On sort des idées préconçues.

Le Rambam nous disait que l’on boit du vin le jour de Pourim, pas la nuit. On ne boit pas à la manière d’une personne déprimée qui n’arrive pas à dormir, qui a besoin d’échapper à son angoisse et va faire la tournée des bistrots toute la nuit. Dostoïevski tirait de l’alcoolisme la preuve de la grandeur de l’âme humaine : si l’homme a tellement besoin d’éteindre sa conscience, disait-il, c’est que sa conscience est forte. Au contraire, à Pourim, on boit le jour, comme on le voit dans le verset qui rapporte comment Mordekhaï institue la fête : ימי משתה ושמחה, « des jours de festin et de joie ». On boit au grand jour !

Le Maharal explique : on comprend certaines choses dans notre existence ; mais le sens de notre existence est au-delà de notre compréhension. A Pourim s’exprime ce niveau supérieur de la teshouva, il s’agit d’accepter la volonté de D. et de la vivre au quotidien. Se rendre compte de la dimension d’ouverture qu’il y a dans notre existence. Esther a accepté la volonté de D. à un niveau où tous ses repères de femme pieuse ont volé en éclats. C’est là que l’on voit la devekout, la proximité avec Hashem.

Les historiens ont beaucoup écrit sur un fait étonnant : durant la Seconde Guerre Mondiale, dans les populations juives cultivées, il y a eu de nombreux suicides, tandis que dans les populations plus pieuses et plus pauvres, il y en a eu très peu. La personne qui veut tout comprendre de manière rationnelle ne sait pas affronter la perte de repères.

A Pourim, on boit, on se déguise. C’est la teshouva au-delà des repères. Ici se trouve la force de Pourim : accepter une volonté extérieure à nous à travers le profane de notre existence. C’est supérieur à Yom Kippour ! On voit ici le génie prophétique de Mordekhaï : le peuple voulait faire de Pourim un Yom Tov, mais il a refusé ! Ce n’est pas un jour chômé !

La grandeur de Pourim est de ne pas être un jour chômé.

Il nous semble qu’une Mishna du Traité Pirké Avot (chapitre 4, Mishna 17) synthétise parfaitement notre étude présente.
הוא היה אומר יפה שעה אחת  בתשובה ומעשים טובים בעולם הזה מכל חיי העולם הבא. ויפה שעה אחת של קורת רוח בעולם הבא מכל חיי העולם הזה.
‘Il disait (Rabbi Yaakov) : belle est l’heure de Teshouva et d’actes bons dans ce monde-ci plus que toute la vie du monde futur. Et belle est l’heure d’un petit contentement dans le monde futur plus que toute la vie de ce monde-ci.’

Nous aimerions dire que le jour de Kippour représente quelque part un éclat du monde futur dans ce monde-ci. Et le jour de Pourim représenterait l’essence de ce monde-ci, où la possibilité est donnée de, contre toute attente, prendre sur soi la volonté de D. et de la concrétiser.

Voir l'auteur
avatar-author
Directeur de la Yéchiva des Etudiants

“Pourim, une fête profane ?”

Il n'y a pas encore de commentaire.