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Emprunter de l’argent a-t-il un sens ?

par: Damien Blumenfeld

Publié le 21 Mai 2020

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La question de la dette occupe une place centrale dans le paysage politique contemporain.
Pendant des années l’effort de tout un pays est tendu vers la réduction de la dette et du jour au lendemain des centaines de milliards apparaissent pour soutenir l’économie du pays. Et chacun craint les conséquences de cette nouvelle situation.
La précédente crise économique, celle de 2008, a été la conséquence de complexes mécanismes de transfert de dettes. Des montages d’une grande complexité ont progressivement déconnecté les détenteurs des titres de créances de ceux qui avaient au départ empruntés l’argent.

Or cette question du transfert d’un dette est prise très au sérieux par le Talmud. Comment peut- on tranférer une dette et sous quelles conditions ? Le traité Kidouchin daf 48a analyse cette situation de manière précise. De cette analyse le talmud va tirer des enseignements qui s’opposent à notre manière habituelle de concevoir le prêt et, par la même, trouvent un écho puissant pour nous aujourd’hui.
1 – Un transfert de dette ne se traite pas à la légère
Un cas de transfert de dette est analysé par la guemara lors d’un débat entre Rabbi Meïr et les Rabannans dans le traité Kidouchin daf 47b :
נימא כתנאי התקדשי לי בשטר חוב או שהיה לו מלוה ביד אחרים והירשה עליהם ר »מ אומר מקודשת וחכ »א אינה מקודשת
« Disons que ceci est semblable à la discussion des tannaïms : sois ma femme avec un chtar ‘hov […]
Rabbi Meïr dit qu’elle est sa femme. Et les sages disent qu’elle ne l’est pas. »

De quoi s’agit-il ? Levy a emprunté de l’argent à son ami Simon. Il a écrit à Simon une reconnaissance de dette – Un chtar ‘hov – signé par deux témoins, ce qui lui donne une valeur juridique.
Simon est maintenant face à Myriam. Il souhaite ardemment l’épouser et n’a rien d’autre sous la main que la reconnaissance de dette de Levy. Il lui fait donc la proposition suivante devant deux témoins : « Soit ma femme avec cette reconnaissance de dette. » Si cette procédure est valide, Myriam devient sa femme et c’est à elle que revient le droit d’encaisser la dette de Levy. La dette de Levy a été transféré de Simon à Myriam.
Pour Rabbi Meïr cette procédure est valide mais non pour les Rabannans. La guemara va tenter de saisir où se situe précisément leur désaccord. Chacune de ces tentatives va nous éclairer sur les barrières qui semblent nécessaires aux sages du talmud dans le cas d’un transfert de dette.
D’une première tentative la guemara va tirer l’enseignement suivant :

וחכ »א בין שכתב ולא מסר בין שמסר ולא כתב לא קנה עד שיכתוב וימסור
« Les sages disent si on a écrit (un chtar ‘hov) et qu’on ne l’a pas transféré ou si on l’a transféré et qu’on n’a pas écrit (un acte d’acquisition) il n’y a pas acquisition. Il y a acquisition seulement si on a écrit et transféré.
Pour résumé, la guemara va conclure que Rabbi Meir et les Rabannans sont d’accord pour dire qu’un transfert de dette demande un acte de vente supplémentaire signé par deux témoins entre celui qui vend et celui qui acquiert la dette. Or dans l’univers talmudique ce n’est pas une précaution ordinaire que de réclamer une telle protection.
Une deuxième tentative va encore préciser les conditions de rédaction de cet acte :
והכא בדרב פפא קמיפלגי דאמר רב פפא האי מאן דזבין שטרא לחבריה צריך למיכתב ליה קני לך הוא וכל שעבודיה
« Les sages disent que le désaccord est sur les paroles de Rav Papa. Rav Papa dit : « celui qui vend un chtar à son ami doit écrire pour lui : qu’il soit acquis pour toi avec toutes ces hypothèques ».

Encore une fois la guemara va conclure que Rabbi Meir et les Rabannans sont d’accord pour établir cette condition supplémentaire. Lorsqu’un homme emprunte de l’argent ses biens peuvent être hypothéqués sur cet emprunt. Il est donc nécessaire de préciser explicitement le transfert de ces hypothèques. IL s’agit ici de protéger l’acquéreur et de préciser en quoi consiste le mécanisme du transfert.

Nous voyons donc ici qu’un transfert de dette est une opération prise très au sérieux par l’ensemble des sages et qui s’entoure d’un protocole précis et exigeant. Et pourtant nous n’avons pas encore touché au cœur du sujet et à la vision profondément alternative que propose le talmud d’une telle transaction.

2 – L’enseignement de Shmouel bouleverse le sujet
La guemara n’a toujours pas réussi à cerner le débat entre Rabbi Meir et les Rabannans et elle va s’y essayer à nouveau en amenant un enseignement de Shmouel.

המוכר שטר חוב לחבירו וחזר ומחלו מחול ואפי’ יורש מוחל
« Celui qui vend un chtar ‘hov à quelqu’un d’autre, et il revient et annule (la créance initiale), elle est
annulée, et même ses héritiers peuvent l’annuler. »
Essayons de rentrer dans les mots de Shmouel. J’emprunte de l’argent à quelqu’un. Ce n’est pas un acte abstrait. J’ai en face de moi une personne. Par cet acte, par cet emprunt, un lien se tisse entre nous.
Un lien spécifique, je suis son débiteur, je lui deviens assujetti et comme nous l’avons vu plus haut mes biens peuvent être mis en jeu dans l’affaire. C’est un acte très fort que de choisir de s’assujettir à quelqu’un et je ne le ferai sûrement pas avec n’importe qui. C’est une relation puissante qui est tissée entre lui et moi.
Mais de quel droit pourrait-il revendre ma dette ? C’est auprès de lui que je me suis engagé.

Or l’enseignement de Shmouel vient nous apprendre que, selon la Thora, cette relation est inaliénable. Un transfert de dette n’y change rien. Mon créancier possède le droit, par institution rabbinique, de revendre la dette que j’ai contractée à son égard. Pourtant, c’est à lui que je reste assujetti. Et la preuve, même après avoir revendu ma créance, il garde le droit et même ses enfants après lui d’annuler ma dette. Le cœur de la relation tissée entre lui et moi reste intact au-delà de sa valeur monétaire.
On voit bien qu’un tel enseignement rend impossible des mécanismes de revente à répétition. La relation de départ entre l’emprunteur et le créancier et son droit d’annulation sont toujours présents comme conditions très fortes. Or la Guémara va nous apprendre que cet enseignement est accepté par l’ensemble des sages. La relation de départ ne peut être touchée et devenir une simple abstraction financière.
Mais c’est impossible ! Alors à quoi bon créer un tel mécanisme. Comment peut-il revendre ma dette et garder le droit de l’annuler ? Il touche de l’argent et si l’envie lui prend il annule ma dette. Tant mieux pour moi mais l’acquéreur se trouve floué. Jamais il n’acceptera une telle condition. On ne peut rien construire là-dessus. C’est que cette invention des sages repose sur un présupposé qui peut aujourd’hui nous paraître étrange surtout en ce qui touche les questions d’argents : un homme tient à sa réputation. Et s’il s’engage à revendre la dette que j’ai contractée auprès de lui c’est qu’il n’a pas l’intention de l’annuler. Il lui en couterait trop cher.

Et c’est en cela que consiste le désaccord entre Rabbi Meïr et les Rabannans. Le transfert d’un Chtar ‘Hov, par le droit du créancier initial d’annuler la dette, demande un grand degré de confiance. Et pour les Rabannans ce n’est pas un fondement suffisamment solide pour qu’une femme puisse s’engager dessus. La Halakha suivra l’avis des Rabannans. Nous voyons donc ici à quel point la possibilité d’un tel transfert de dette est limité.

3 – Les exigences de la Thora et le monde des hommes.

Le débat des deux premières parties portait sur une dette contractée avec un chtar ‘hov. Rabbi Meïr et les Rabannans vont maintenant s’affronter dans le cas d’une dette contractée oralement (Bmilva al pe). Est-il possible de fonder un mariage sur le transfert d’une dette contractée oralement ? Cette hypothèse nous semble perdue d’avance. À nos yeux une dette contractée oralement est encore moins solide et moins digne d’une confiance qu’une dette appuyée par un document écrit. Comment serait-il possible qu’une femme accepte une telle créance alors qu’elle refuserait une créance écrite ? Pourtant le talmud va proposer une solution qui repose sur une institution rabbinique très singulière.

רב הונא אמר רב מנה לי בידך תנהו לפלוני במעמד שלשתן קנה
« Rav Houna dit au nom de Rav j’ai cent zouz en ta possession tu les donnes à untel en présence des trois. C’est acquis pour lui. »

De quoi s’agit-il ? Las sages ont mis en place uns institution nommée meamad chlochtan, en présence des trois. Selon l’avis de Rabbi Meïr cette institution fonctionne pour un dépôt comme pour une dette et elle est valide pour une procédure de Kidoushin. C’est l’avis que nous suivrons car c’est lui qui sera retenu pour appuyer la décision du Shoulhan Arukh (Hoshen Mishpat, 126,1)
Rachi nous explique que cette institution est une invention des sages qui ne puise pas sa logique dans la Thora. Elle tente de répondre à une problématique purement humaine : fluidifier la circulation d’argent. L’institution est très simple. Fini toutes les complications que nous avons vues ci-dessus. Simon a prêté 100 zouz à Levy. Il se retrouve tous les trois avec Myriam. Simon dit à Myriam : Soit mékoudechet avec les 100 zouz que Levy me doit. Et le transfert et les Kiddouchin sont actés ! Simon et Myriam sont engagés et Levy doit l’argent à Myriam.
La procédure est valide et sans aucune paperasse administrative, sans protection écrite demandée par les sages. Encore plus fort, Rachi nous dit que selon certains avis, Simon perd son droit d’annuler la dette de Levy. Leur lien est rompu par la transaction. Comment expliquer cela ? Nous avions pourtant établi par l’enseignement de Shmouel que cette relation première ne pouvait être supprimée. C’était là le cœur de l’innovation de la Thora. Et là, par une institution rabbinique qui ne puise pas sa logique dans la Thora, certains pensent que l’on pourrait supprimer cette relation. Comment comprendre cela ?
Toute la différence dans le cas de Meamad chlochtan est que les trois acteurs sont présents physiquement.
Cette présence physique change tout aux yeux des sages. Pourtant le débiteur, Levy, n’a pas son mot à dire. Il n’est pas question de son consentement. Il est assujetti à Simon et Simon est libre de transférer sa dette. La seule présence de Levy suffit. Cela nous montre à quel point le danger craint par les sages est celui de l’abstraction, de manier de l’argent comme s’il n’était pas toujours lié à des réalités concrètes pour des personnes vivantes. Les sages tentent de maintenir ce subtil équilibre : s’adapter aux réalités de ce monde sans renier les exigences profondes de la Thora.

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