Cet article a été publié dans Pilpoul n°12
Dans la Parasha Vaye’hi, la dernière du livre de Bereshit, la mort de Jacob est relatée dans le passage suivant (chapitre XLIX, verset 33 et chapitre L, versets 1 à 3) :
« Jacob termina d’ordonner à ses enfants, il ramena ses pieds sur son lit, expira et fut réuni à son peuple. Joseph tomba sur la face de son père, il pleura et l’embrassa. Joseph ordonna à ses serviteurs et aux médecins d’embaumer son père ; les médecins embaumèrent Israël. Quarante jours s’écoulèrent, car telle est la durée de l’embaumement ; les Egyptiens le pleurèrent soixante-dix jours. »
Rashi remarque un fait étrange : on parle d’embaumement, de deuil, mais nulle part il n’est indiqué explicitement que Jacob est mort. Rashi rapporte alors un enseignement de nos sages issu du traité Taanit : יעקב אבינו לא מת, « Jacob notre père n’est pas mort ».
Allons donc voir plus précisément la source rapportée par Rashi dans la Guemara, traité Taanit 5b :
Rav Na’hman et Rabbi Itzhak étaient attablés. Rav Na’hman demande à Rabbi Itzhak : « que Monsieur dise un mot [un Dvar Thora] ». Celui-ci répond fort à propos que l’on ne parle pas en mangeant, de peur d’avaler de travers (littéralement : d’intervertir la trachée et l’œsophage).
Après le repas, Rabbi Itzhak accepte de prendre la parole, et prononce le fameux enseignement : « Jacob notre père n’est pas mort ».
Surprise de Rav Na’hman qui demande : « est-ce pour rien qu’on lui a fait des oraisons funèbres, qu’on l’a embaumé et qu’on l’a enterré ? »
Rabbi Itzhak répond : מקרא אני דורש, « Je commente un verset ». Il se base en fait sur un verset de Jérémie (chapitre XXX, verset 10) dont il tire un « Drash », un commentaire. Ce verset nous dit :
« Et toi, n’aie pas peur mon serviteur Jacob, témoignage de l’Eternel, ne crains rien Israël car Me voici qui te sauve de loin, et ta descendance de la terre de leur captivité. »
Ce verset de Jérémie explique que la descendance de Jacob est en vie puisque D.ieu la rassemblera lors de la fin des temps. De même que sa descendance est en vie, explique Rabbi Itzhak, de même Jacob est-il également en vie.
Ce texte est difficile et appelle plusieurs questions. Tout d’abord, la réponse de Rabbi Itzhak est étonnante : il trouve une source dans un verset des prophètes qu’il semble interpréter à sa guise, et le tour est joué : on peut apporter une explication contraire au sens littéral du texte de Vaye’hi, dans lequel il apparaît tout de même que Jacob est bel et bien décédé !
Ensuite, on peut également se demander pourquoi dans la Guemara, personne ne rapporte le simple fait que la mort de Jacob n’est pas mentionnée dans la Parasha Vaye’hi : c’est tout de même une preuve beaucoup plus immédiate, Rashi nous signale simplement que le texte ne parle pas de « mort » pour Jacob, et il n’y a pas besoin d’aller chercher une preuve dans le livre de Jérémie !
Enfin, même l’exclamation de Rav Na’hman est surprenante : lorsque l’on dit que Jacob n’est pas mort, chacun comprend qu’il s’agit d’une expression allégorique. Personne n’irait penser que Jacob n’est pas mort physiquement… Pourquoi être surpris par la description détaillée des funérailles de Jacob ?
Bref, ce passage est difficile, mais il peut nous donner l’occasion de comprendre comment la tradition juive « travaille » un texte.
Essayons de répondre à la dernière question : le fait que Jacob ne soit pas mort n’est finalement pas si nouveau que cela. La Guemara Berakhot (18 a) enseigne en effet que צדיקים במיתתן נקראו חיים : « les justes après leur mort sont appelés vivants ». Au niveau allégorique, nul doute que Jacob entre dans la catégorie des justes, que son « œuvre » va perdurer : il mérite donc ainsi d’être appelé vivant. Ce qui tracasse en fait Rav Na’hman, c’est précisément ce luxe de détails sur les funérailles de Jacob : « c’est un juste, il sera appelé vivant, pourquoi alors s’étendre longuement sur ses funérailles » ?
La question est pertinente : Jacob est le patriarche au sujet duquel on parle le plus de maladie, de vieillesse, on relate même ses funérailles. Et tout cela dans une Parasha intitulé paradoxalement Vaye’hi, qui signifie « il vécut » ! Comment concilier cela avec l’enseignement de Rabbi Itzhak selon lequel « il n’est pas mort » ?
Pour essayer de dénouer ce texte, nous aurons recours à deux commentateurs d’époques et de pays différents sur ce même passage de Taanit :
Le Rashba, Rabbi Shlomo Ben Aderet (1235 – 1310) : disciple de Ramban et de Rabbenou Yona, décisionnaire et commentateur du Talmud, il vivait à Barcelone.
Le Rav Itzhak Hutner (1906 – 1980), auteur du Pa’had Itzhak : figure marquante du judaïsme contemporain, né en Pologne, il a vécu aux Etats-Unis puis, à la fin de sa vie, à Jérusalem.
Le Rashba
Le Rashba rapporte que dans de nombreux cas, le peuple juif est appelé du nom des patriarches : soit du nom de Jacob (comme dans Isaïe, chapitre XLI, verset 8), soit du nom d’Israël (par exemple dans la Parasha Vaet’hanan, Devarim, chapitre IV, verset 1).
Or le verset de Jérémie parle d’abord de Jacob et ensuite de sa descendance Israël. Lorsque le verset de Jérémie emploie le terme Jacob, il ne s’agit donc pas d’un terme générique pour désigner le peuple juif, mais bien du patriarche Jacob en personne !
Le Rashba comprend la réponse de Rabbi Itzhak (« je commente un verset ») d’une façon originale : lorsque celui-ci rapporte le verset de Jérémie, il ne répond pas à la question posée par Rav Na’hman ! Il concède plutôt que l’abondance de précisions sur l’enterrement de Jacob et le fait que sa mort physique ne soit pas mentionnée est un « Sod », un secret qu’il ne sait (ou ne peut) pas percer.
En revanche, explique Rabbi Itzhak, la description détaillée de l’enterrement de Jacob ne remet pas en cause le fait qu’il n’est pas mort, puisque sa descendance est vivante, comme on le déduit du verset de Jérémie :
« Ne vas pas croire, à cause de toute la cérémonie qui entoure la mort de Jacob, que celui-ci ne mérite pas le titre de vivant. Je ne connais pas la raison de tous ces détails. Tu as raison, Rav Na’hman, de soulever la question. Mais dans tous les cas, il est évident qu’au niveau allégorique, Jacob n’est pas mort car sa descendance est vivante ».
A ce stade, nous pouvons légitimement nous interroger : quelle est donc la spécificité, l’originalité de Jacob pour que celui-ci soit identifié de manière quasi-systématique avec l’aspect vivant du peuple juif ?
Le Rashba rapporte un verset des Psaumes (chapitre XII, verset 7) :
אמרות ה’ אמרות טהורות כסף צרוף בעליל לארץ מזוקק שבעתיים
« Les paroles de Hashem sont des paroles pures, comme de l’argent raffiné au creuset dans le sol, épuré sept fois ».
De même, c’est le septième patriarche depuis Adam qui donnera naissance au concept d’Israël, de peuple juif, représentant sur terre de la parole divine. Après Adam, Shet, Noé, Shem, Abraham et Isaac, c’est donc finalement Jacob qui est choisi pour une raison fondamentale : sa descendance n’a pas connu d’imperfection. Alors que les autres patriarches devaient composer avec une descendance parfois duale (Isaac et Ismaël pour Abraham, Jacob et Esaü pour Isaac), la descendance de Jacob est intègre. Elle ne comprend pas de force opposée qui pourrait la faire disparaître. Au contraire, c’est à partir de la descendance complètement fidèle, entière, à l’héritage de Jacob que peut naître Israël, qui de par son attachement à notion de vérité (Emet) peut finalement être déclaré vivant.
C’est d’ailleurs cette notion de vérité que la tradition juive accolera au nom de Jacob, comme le dit le verset (Mikha, chapitre VII, verset 20) : תתן אמת ליעקב, « tu donnera la vérité à Jacob ».
D’une façon un peu différente, le Maharal de Prague semble exprimer la même idée : Abraham fondait sa vie sur la notion de ‘Hessed, de bonté, Isaac fondait la sienne sur la notion opposée de Din, de rigueur, c’est Jacob qui saura faire la synthèse de ces deux visions précédentes en érigeant la notion de Emet, de vérité, comme mode de vie.
Cette notion de Emet, proche également de la notion de fidélité, ne pouvait émerger qu’à un moment où la descendance d’un patriarche est complètement fidèle à son enseignement. La descendance de Jacob portait en elle cette qualité. C’est donc pour cette raison que Jacob est intrinsèquement lié à la destinée du peuple Juif. De même que celui-ci est vivant, Jacob est vivant également.
Le Rav Hutner explique d’ailleurs que la notion de vérité chez le peuple juif est toujours liée à la notion de descendance. Nous connaissons le principe énoncé dans la Guemara Sanhedrin (44 a) : אף על פי שחטא ישראל הוא, « bien qu’il ait fauté, il reste Israël ». Un Juif reste un Juif, en toutes circonstances. La descendance de Jacob reste vivante quelle que soit ses fautes. Le Rav Hutner explique qu’il existe néanmoins une exception : lorsqu’un Juif épouse une non-Juive, la descendance n’est plus juive et n’est donc plus liée à la source originelle de vie qu’est Jacob / Israël.
De fait, l’épreuve qu’a connue Joseph, le fils de Jacob, est justement celle de la fin de la descendance ! Lorsqu’il a failli succomber à la tentation de la femme de Potiphar, il était confronté à une épreuve qui devait décider si oui ou non, la descendance de Jacob pourrait être appelée « vivante », c’est-à-dire complètement intègre.
Résumons le commentaire du Rashba :
Le fait de ne pas mentionner la mort de Jacob et de s’étendre sur les funérailles est un secret (Sod) qu’il n’est pas possible de dévoiler.
Toutefois, on peut déduire que Jacob n’est pas mort du fait que sa descendance est vivante, car il s’agit d’une descendance « entière » et complètement fidèle à son héritage.
Rav Hutner
Le Rav Hutner rapporte un verset de Vayikra (chapitre XLII, verset 26) dans lequel le nom « Yaakov » est orthographié avec un « vav » supplémentaire.
Rashi, sur ce verset, note qu’à cinq reprises le nom « Yaakov » possède cette lettre supplémentaire et qu’à cinq reprises également le nom du prophète Elie, « Eliahou », est orthographié sans vav. Rashi conclut que ces cinq lettres vav constituent en réalité un gage que Jacob a pris à Elie, afin d’être sûr que ce dernier reviendra les récupérer à l’avènement des temps messianiques.
Ce commentaire est intéressant lorsque l’on fait le lien entre Jacob et Elie. Nous l’avons vu, un enseignement de la Guemara nous dit que Jacob n’est pas mort dans un sens allégorique. La tradition nous enseigne également que le prophète Elie a été emmené vivant dans les cieux et qu’à ce titre, il n’est pas mort, mais cette fois-ci physiquement parlant !
A partir de là, le Rav Hutner nous donne une véritable leçon de compréhension des différents niveaux d’expression employés la Thora.
Il existe, on le sait, plusieurs manières d’interpréter les textes de la Thora : la tradition connaît les soixante-dix facettes de la Thora (ע’ פנים לתורה) ou le « Pardess » (Pshat, Remez, Drash, Sod, les quatre niveaux de lecture de la Thora : le sens littéral, allusif, allégorique et ésotérique).
En français, lorsque je dis : « donne-moi à boire » ou bien « j’ai soif », on exprime exactement le même message, seule la forme est différente : le premier est exprimé de façon explicite, le second est exprimé implicitement.
En revanche, dans notre tradition, lorsque l’on emploie des moyens d’expression différents, c’est non seulement la forme du message, mais le message lui-même qui est transformé ! Une chose exprimée de manière allusive existera elle aussi au niveau du Remez, au niveau du sens allusif, et n’existera pas au sens littéral du terme.
Le Rav Hutner donne un exemple parlant : dans la Guemara Sota, il est dit que les servantes de Pharaon allaient vers le fleuve pour empêcher Bithia de sauver Moïse, parce qu’elles avaient vu leur mort. Le Maharal explique qu’il ne s’agit pas d’une mort physique, mais d’une autre dimension dans laquelle elles devaient connaître une fin. Il s’agissait d’une mort spirituelle.
De la même manière, le Rav Hutner applique cette méthode à notre passage de Taanit.
Lorsque Rabbi Itzhak répond מקרא אני דורש, « j’interprète un verset », il affirme en fait la chose suivante : « au niveau du Pshat, du sens littéral, Jacob est mort, mais je parle en fait du sens allégorique, du Drash, dans lequel Jacob n’est pas mort ».
Nous comprenons bien que la réponse de Rabbi Itzhak est à prendre au sens allégorique. Mais quel est le rapport avec le gage pris par Jacob ?
Le Rav Hutner répond : ce qui s’est passé pour Jacob au sens allégorique s’est réalisé pour Elie au sens littéral puisque celui-ci n’est pas mort physiquement.
On sait que le prophète Elie a traditionnellement deux missions à accomplir :
והשיב לב אבות על בנים ולב בנים על אבותם : « et il ramènera le cœurs des pères vers les fils et le cœur des fils vers leurs pères » (Malakhi, chapitre III, verset 24).
תחיית המתים: la résurrection des morts.
Qu’est-ce que ramener les cœurs des pères vers les fils ? Il s’agit de passer d’une dimension non réelle (allégorique, potentielle…) existante chez les pères, à une dimension réelle et concrète chez les enfants.
En effet, la « non-mort » de Jacob au niveau allégorique, s’est matérialisée dans une dimension concrète et littérale chez Elie.
Rappelons que la lettre « vav » symbolise la conjonction de coordination représentant une continuité entre deux éléments.
Le vav pris en « gage » par Jacob se veut donc une assurance pour que ce passage d’une dimension potentielle à une dimension réelle se réalise pour sa descendance. On a en effet déjà dit que la descendance de Jacob est vivante au sens allégorique, car toujours fidèle à l’héritage d’Israël. Ce que désire Jacob en prenant ce « vav » en otage, c’est que la survie de sa descendance prenne également forme au niveau de notre réalité concrète, à travers la résurrection des morts, la deuxième mission d’Elie !
La volonté de Jacob, c’est que ce passage du Drash vers le Pshat, de la dimension allégorique vers la dimension littérale, qui s’est produit de Jacob vers Elie, se produise également pour l’ensemble du peuple juif, c’est-à-dire pour sa descendance.
Avec deux méthodes différentes et à huit siècles d’intervalle, le Rashba et le Rav Hutner ont été à même de nous montrer comment un court passage du Talmud peut nous éclairer sur ce qu’est un texte, comment il est possible de le lire et surtout ce qu’il est capable de nous dire.
Pour finir, notons un dernier point dans cette page de Taanit. Les deux enseignements de Rabbi Itzhak (« il ne faut pas parler en mangeant » et « Jacob notre père n’est pas mort ») sont rapportés au nom de Rabbi Yo’hanan. De la même façon que le deuxième enseignement était à prendre au sens allégorique, mais qu’il était susceptible de prendre pied dans une réalité concrète, on peut penser que le premier enseignement, à prendre a priori dans un sens très littéral, recèle également une dimension plus profonde, mais ceci est un autre débat…
[Ne pas intervertir la trachée et l’œsophage est certes un conseil avisé à table, mais peut-être pourrait-on l’interpréter comme un rappel de la distinction entre les niveaux de lecture d’un texte, entre le sens littéral et le sens allégorique.]
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