La beauté est évoquée à plusieurs reprises dans le Talmud : beauté du premier homme, des matriarches, de Jérusalem, etc.
C’est la beauté contée par la légende. Nous ne retiendrons pas ces textes, mais seulement ceux qui traitent explicitement de la question du beau du point de vue pratique des mœurs et de la halakha, comme une activité humaines actuelle. Deux textes du Talmud paraissent incontournables, parce qu’ils traitent la question de façon radicale et contradictoire.
1. Traité Taanit 7 a
Le premier texte, l’un des plus virulents sur la question, établit que la beauté du corps est contradictoire avec l’étude de la Torah. Nous le traduisons en l’accompagnant d’extraits du commentaire de Rachi, signalés par des crochets. Nous mentionnons plus loin la lecture des Baalé Tossefot qui diffère un peu de celle de Rachi.
Rabbi Hanina bar Idi disait : Pourquoi les paroles de la Torah sont-elles comparées à l’eau, etc. ? Pour t’enseigner que, de même que l’eau quitte toujours l’endroit élevé et coule vers l’endroit le plus bas, les paroles de la Torah aussi ne se maintiennent qu’auprès d’un esprit humble. Et Rabbi Ochaya disait encore : Pourquoi les paroles de la Torah sont-elles comparées à ces trois breuvages : l’eau, le vin et le lait, etc. ? Pour t’enseigner que, de même que ces trois breuvages ne se conservent que dans les récipients les plus vils, les paroles de la Torah aussi ne se maintiennent qu’auprès d’un esprit humble. Comme le montre l’histoire de la fille de César qui interpella un jour Rabbi Yéhochoua ben Hanania en ces termes : Quoi ! Une sagesse aussi splendide dans un récipient aussi hideux [dans un corps aussi laid]. Il répondit : Ton père ne met-il pas aussi son vin dans des jarres en argile [il répond par une plaisanterie, ton père ne met-il pas son vin dans d’horribles jarres en argile]. Et dans quoi veux-tu qu’il le mette, répliqua-t-elle [ce n’est pas exceptionnel, tout le monde agit ainsi]. Il lui dit : Vous qui êtes des gens considérés, vous devriez le mettre dans des récipients d’or de d’argent. Elle alla donner ce conseil à son père, qui fit transvaser le vin dans des récipients d’or et d’argent ; et il tourna au vinaigre. Quand ses gens l’en informèrent, il interrogea sa fille : Qui t’a donné ce conseil ? C‘est Rabbi Yéhochoua ben Hanania, dit-elle. Il le fit appeler. Il lui demanda : Pourquoi lui avoir dit cela ? En réponse à son étonnement, répondit-il [ainsi que le vin ne se conserve que dans un récipient laid, les paroles de la Torah se conservent davantage en moi que si j’avais belle allure]. Mais, fit César, il existe des gens de belle prestance qui sont érudits. S’ils étaient laids, ils seraient encore plus érudits, répliqua Rabbi Yéhochoua ben Hanania [car il est impossible qu’un homme de belle prestance en rabatte sur son opinion, et il finit par oublier son étude].
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Ce texte est constitué d’une opposition entre l’humilité et la beauté physique. Il ne s’agit pas d’une opposition conceptuelle ou théorique, car les deux notions n’ont en soi aucun rapport. Leur contradiction naît sur le plan pratique ou existentiel, du rapport de chacun à la Torah et à son étude. Les paroles de la Torah sont comparées à des liquides. De cette métaphore on tire deux idées. D’abord, un liquide n’est jamais simplement posé quelque part, naturellement il coule sans s’arrêter jusqu’à l’endroit le plus bas. La Torah est aussi un liquide, son écoulement à pour nom “oubli” et le lieu de son recueil est l’esprit le plus humble. L’oubli en question n’est évidemment pas dû à une perte de mémoire, les humbles n’y sont pas moins exposés que les autres. Il s’agit plutôt d’une activité autonome de l’esprit, qui oublie les paroles de la Torah apprises par lui parce qu’il s’en détourne ; parce que, involontairement, chacun préfère à la Torah d’autres discours. Il ne suffit donc pas d’apprendre ni d’étudier pour que les paroles de la Torah se conservent en notre esprit, pour qu’elles continuent à habiter nos mœurs et à conduire notre action. En fait, elles auraient plutôt tendance à glisser sur nous, à devenir ce vernis culturel ou cultuel dont on fait si grand cas en société, mais dont le sérieux est absent. Pour que la Torah trouve en nous le lieu de son recueil, pour qu’elle s’y maintienne et imprègne toujours plus profondément notre esprit et nos mœurs, cela exige une posture particulière vis-à-vis d’elle. Les sages nomment cette attitude שפלות הדעת, qu’on pourrait traduire par “humilité morale et intellectuelle”. La notion n’a pas aujourd’hui bonne presse, et l’insistance des textes sur la question montre qu’elle ne l’a jamais eue. Elle a contre elle l’évidence psychologique de l’amour dont chacun entretient son ego, et dont l’exhibition publique constitue en toute occasion l’essentiel de la vie en société.
De là, on tire de la métaphore cette deuxième idée, qui n’est pas exactement moralisante, mais psychologiquement efficace, que l’importance donnée à l’ego dépend en fait du regard porté, par soi et par autrui, sur son propre corps. On trouve une démarche semblable dans les Pirqué Avot (4:4) : “Sois extrêmement humble (שפל רוח) car l’espérance de l’humanité est de pourrir dans la tombe”. L’idée n’est de contredire la foi dans le monde à venir ni dans la résurrection, mais de modifier l’image actuelle du corps. Du coup, l’humilité n’est pas prise ici pour une vertu, elle ne relève pas des bonnes mœurs. Elle est conçue comme une exigence de vérité vis-à-vis de son propre corps, et elle est inversement proportionnelle à la fascination que l’on entretient vis-à-vis de lui. Rappeler à chacun que son corps est destiné à pourrir et à servir de nourriture aux vers, ce qui est la stricte vérité, consiste à rectifier en fait une image de soi qui est la racine de toutes les vanités. On appelle alors un homme humble, celui qui sait, dans les fibres de ses os, qu’il va mourir. L’intention de ce propos est évidemment de modifier l’importance que l’on accorde à toutes les choses (prestige, carrière, renommée) qui occupent massivement l’humanité, mais dont la réalité se réduit exclusivement à l’opinion que l’on a (ou aimerait avoir) sur soi-même, et de l’opinion que les autres ont sur nous. Il est vrai, une fois encore, que cette requête n’a pas bonne presse. C’est du nihilisme, dit-on ; et l’on s’empresse d’affirmer que le judaïsme est la religion de la vie, proche du corps, ce qui est vrai, mais pas au sens que l’on croit. Ce qui se trouve détruit par les Pirqué Avot n’est ni la vie ni le corps, mais seulement leur gâchis. Car ce n’est pas la même chose d’être proche de la vie et du corps, que d’être proche de l’illusion que l’on s’en fait, et victime de leur fascination. Pour en rester à notre propos, l’humilité n’est pas conçue ici comme une vertu mais comme un acte de savoir. C’est une sagesse et une conscience de la vérité de son corps.
Le texte du traité Taanit traduit ici, en fonction du commentaire de Rachi, met en œuvre un point de vue très proche des Pirqué Avot, sans en faire pourtant une question éthique. Au contraire, à partir de la même prémisse, il pointe, avec violence, une impossibilité. La beauté du corps constitue un obstacle majeur à l’étude de la Torah. Rachi écrit explicitement que l’humilité est impossible à un homme de belle prestance. Celui-ci entretient nécessairement une illusion sur lui-même, relayée et amplifiée par l’aisance sociale que la beauté et la prestance lui octroient automatiquement et gratuitement, qui finit par lui faire oublier la Torah. Expliquons : pour accueillir et conserver la Torah, il faut accepter un certain retrait. Il faut se faire l’élève d’un maître et l’élève des textes, leur ouvrir toujours davantage son cœur et son esprit, être capable de se saisir en faute, de s’amender, de reconnaître qu’autrui peut avoir raison et nous tort, et que l’on ne saura jamais tout, et que l’on n’échappera jamais au reproche. On lira explicitement toutes ces conditions dans les Pirqué Avot, en particulier dans le sixième chapitre consacré à l’acquisition de la Torah. L’humilité en acte est impossible à celui qui ne peut accepter ce retrait de soi, et le regard nécessairement désobligeant que l’étude nous force à porter sur nous-même. Et l’on présume en conséquence de tout homme beau, de belle prestance, que ce retrait lui est impossible. Il ne pourra pas se détacher du regard forcément bienveillant et amoureux qu’il se porte à lui-même à travers l’image de son corps. Rappelons qu’il ne s’agit pas d’une impossibilité logique, mais seulement existentielle. Ce qui signifie qu’elle est susceptible d’exceptions. On pourrait d’ailleurs traduire ainsi le propos de Rachi : pour un homme beau l’humilité coûterait psychologiquement si cher qu’elle lui est pratiquement refusée. L’intrigue du commentaire de Rachi, est qu’il pousse loin le problème. À la question de César, qu’il existe aussi des hommes érudits de belle apparence, on aurait pu répondre qu’il s’agit d’exceptions. Mais Rachi lit dans le texte un prolongement de l’impossibilité : ils seraient davantage versés dans la Torah s’ils étaient moins beaux. Dans son commentaire sur le traité Avoda Zara (16 b), son approche reste la même. Le Talmud compare les sages à des charbonniers, toujours sales et couverts de suie. Et Rachi rapporte pour preuve le texte de traduit plus haut et explique que “le mode de vie des sages consiste à se tourmenter d’inquiétude pour l’étude de la Torah, et il ne lavent pas leur vêtement”. Le mode de vie requis par l’étude de la Torah implique un délaissement total de l’apparence physique. Non que la Torah requiert comme telle une pareille attitude, mais le souci qu’elle cultive auprès de ceux qui s’en font les disciples rend impossible sa conjonction avec un souci de prestance et de beauté.
Les Baalé Tossefot lisent différemment la fin du texte de Taanit. Sur le plan linguistique leur lecture est plus naturelle. À la question de César, qu’il existe aussi des hommes érudits de belle apparence, Rabbi Yéhochoua ben Hanania répond que s’ils haïssaient la beauté ils seraient d’autant plus disciples des sages. Il s’agit peut être moins d’une controverse avec Rachi, que d’une façon de pointer le problème plus précisément. L’obstacle à la réception et à l’étude de la Torah n’est pas le corps comme tel, même pour Rachi, mais son image. Mais, au lieu de saisir de façon psychologique et figée le rapport entre le corps et son image, comme si la qualité de l’un entraînait involontairement et donc nécessairement celle de l’autre, les Baalé Tossefot introduisent entre eux un jugement d’ordre éthique. La réponse de Rabbi Yéhochoua ben Hanania à la question de César est que ces érudits n’auraient pas si belle apparence s’ils n’aimaient pas la beauté. Nul n’est beau malgré lui, et l’on ne remarque la prestance d’un homme que s’il a le souci de la montrer. Mais s’ils haïssaient la beauté ils seraient d’autant plus disciples des sages. En d’autres termes, la beauté du corps n’est pas un problème psychologique mais moral, qui, en conséquence, se soigne. Car le plus beau des hommes peut haïr la beauté jusqu’à passer pour un “charbonnier”. Contrairement à la lecture de Rachi, la perspective ne semble pas bloquée, l’homme beau n’est pas nécessairement condamné à moins de sérieux et d’intelligence dans sa vie. Mais elle est plus virulente encore. Car il lui faut prendre la beauté en haine.
Cette notation mérite qu’on s’y arrête. Avouons que ces textes du Talmud sont gênants. Ils sont en contradiction avec les mœurs psychologiques et sociales élémentaires de l’humanité. “Les juifs haïssent tout ce qui est beau !” Cette phrase, dans laquelle s’entend la pire intention antisémite, est pourtant plus vraie que nature. Elle est une citation littérale, mais involontaire, de Tossefot. Notre intention n’est pas de changer le monde, ni de désillusionner quiconque. Il faut pourtant prendre la mesure de certaines impasses dans lesquelles nos évidences psychologiques et sociales nous entraînent, c’est le moins que l’on puisse attendre de l’étude de la Torah. Il est clair que l’humilité est l’une des exigences les plus difficiles de la Torah, et que sur ce sujet le plus simple est de se payer de mots. Mais si l’on veut s’autoriser un passage dans ces textes, il faut accepter d’y sauter à pieds joints, et de ne pas se placer uniquement comme leur lecteur. Ce genre de texte du Talmud ne se comprend que si l’on accepte que toutes nos réactions vis-à-vis d’eux et toutes nos objections sont déjà comprises dans leur problématique. Est-ce déjà l’humilité ? Prenons un exemple. Chacun connaît (ô combien) la halakha selon laquelle il est interdit à un disciple des sages de porter un vêtement souillé. Il doit au contraire prendre soin de son apparence extérieure, et respecter à ce sujet des règles précises (voir Rambam, Hilkhot Déot, 5:9). Ce qui contredit l’expression du Talmud assimilant les sages à des charbonniers, toujours sales et couverts de suie. Mais si l’on accepte que cette objection, comme les autres, est déjà comprise dans la problématique du Talmud, alors la réponse devient évidente. Car si la prestance et l’apparence extérieure n’ont pas de sens pour les sages, comme le veulent ces textes, en revanche elles ont un sens des plus chargés pour le reste de l’humanité. Quoi ! Une sagesse aussi splendide dans un récipient aussi hideux, s’exclamait la fille de César. Cela est dit avec pudeur, et parce qu’elle connaît l’homme et sa sagesse. Mais pour les autres, c’est juste un avorton. Il serait alors intéressant pour chacun, et en premier lieu pour l’auteur de ces lignes, de se demander jusqu’à quel point de laideur et de saleté il est prêt à accepter la disjonction, pourtant évidente, de la force et de l’autorité de la sagesse d’avec la beauté et la prestance de son porteur. C’est une question fort désobligeante que le Talmud nous adresse, et si l’on est capable de l’entendre c’est déjà pas mal.Cela suffit aussi à répondre à l’objection signalée. Puisqu’un sage représente la Torah aux yeux de tous les hommes, et qu’il est responsable du regard qu’ils portent, à travers lui, sur la Torah et sa sagesse, il lui faut nécessairement prendre aussi en charge une partie de la folie des hommes, sous peine de devoir rendre des compte à Celui auquel il doit sa Torah et sa sagesse.
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Étendons maintenant la perspective ouverte ici, par une comparaison avec le monde grec. Cette comparaison est indispensable pour aborder le second texte qui traite de la beauté, car celui-ci se réfère explicitement et positivement à la beauté de la langue et de la culture grecque. On trouve dans les écrits de Platon une chose pour nous curieuse. À partir d’un point de départ qui pourrait être identique, les chemins de la Torah et de la philosophie divergent totalement. Socrate, le plus sage des Grecs, était particulièrement laid. C’est un fait sur lequel s’étendent certains personnages du Banquet de Platon comme s’il s’agissait d’un paradoxe, le même que celui qui étonnait la fille de César. Une sagesse splendide dans un récipient hideux. Pourtant, au lieu d’en tirer un enseignement positif sur la nature foncièrement inesthétique de la sagesse, et d’haïr la beauté comme le stipulaient les Baalé Tossefot, ils en déduisent au contraire son lien intrinsèque avec la beauté. Cela mérite explication. En fait, le paradoxe est déjà déjoué en quelque sorte par l’attitude de Socrate lui-même qui, loin d’associer sagesse et laideur, prenait soin au contraire de s’entourer de disciple aux corps beaux. Non parce qu’il était sensible à la beauté physique. Car dans ce cas il n’aurait pas été sage même à ses propres yeux. Mais parce qu’il pense que la contemplation de la beauté physique fournit le point de départ adéquat à l’amour de la sagesse. L’éducation philosophique consiste, en effet, à élever l’esprit progressivement de l’amour de la beauté physique à celui de la beauté plastique en général, puis à l’amour du beau comme tel, et à travers lui, à l’amour de la beauté morale d’un acte bon et à la beauté de la vérité dans la splendeur de son apparaître. En d’autres termes, la beauté est le mode d’apparaître même du bien et du vrai, qui se manifestent à travers lui et se cultivent donc par son intermédiaire.
On conçoit que l’articulation de la triade du beau, du vrai et du bien, n’est pas si simple. Nul n’est quitte, s’il est un tant soi peu conscient, de l’avertissement des Pirqué Avot, que l’espérance du corps est de pourrir dans la tombe. Il faut donc forcément opérer une disjonction. Cependant, dans le Talmud, la disjonction est prise littéralement entre la sagesse et la beauté. C’est la vision, hideuse, de notre corps pourrissant qui produit un germe de sagesse. Ce savoir naissant oblige alors à considérer la fascination naturelle pour la beauté comme un piège pour l’esprit. Il faut apprendre ce regard désobligeant sur soi-même, cultiver ce soupçon et cette inquiétude qui font le tourment de l’étude, et prendre la beauté en haine. Tandis que pour la philosophie qui se met en place avec Socrate, la disjonction passe entre le corps et l’âme. Certes, un beau corps n’est qu’une illusion, mais pas la beauté elle-même, dont on veut retenir l’essence. Le corps meurt, mais la beauté reste, qui n’est plus limitée par rien désormais, pure idée de la beauté, sorte de rêve ou de vestige immatériel à l’attrait vertigineux. Beauté de l’âme, beauté du bien et du vrai. La vérité, cependant, est que le talmudiste s’arrête ici, devant cette béance, et ne peut aller plus loin. Les mots beau, bien et vrai, pris dans ce vertige métaphorique, ne signifient plus rien pour lui. Sur le fond, quant à la différence de culture ainsi produite, il n’est pas très sage de s’imaginer pouvoir rendre compte d’une divergence aussi fondamentale, aussi lourde de conséquences, et aussi passionnée. Car, entre le Talmud et la philosophie, il n’existe pas de discours tiers ni de métalangage. Quoi que l’on dise de la beauté, on parlera forcément soit la langue du Talmud, soit celle des philosophes, et notre opinion sur la question sera déjà faite avant même qu’on l’aborde.
Pour prendre cependant la mesure de cette divergence, il nous faut pourtant accepter de progresser jusqu’à un certain degré de finesse dans la désincarnation de la beauté. Car à ce niveau se produit le savoir et le discours le plus structuré et le plus cohérent jamais produit par l’humanité. Aristote, qui n’était pas platonicien sur ce point, refuse la conjonction totale du beau et du bien. Il fait remarquer cependant, dans la Métaphysique(M, 3), quant à la conjonction du beau et du vrai, que le beau est l’objet principal des raisonnements mathématiques et de leurs démonstrations. Il n’a en vue que la géométrie et la théorie des proportions. Mais l’argument est clair : les mathématiques naissent et se développent comme science de la symétrie et des proportions. Non pas simplement calcul, comme l’imaginent les gens de peu d’esprit, mais amour formel de la forme. Dans les termes socratiques, elles naissent dans l’intervalle entre l’amour pour la beauté plastique en général et l’amour du beau en soi. À la limite extrême de l’effacement des corps matériel, au seuil de la béance, on recueille la pure forme géométrique et la pure idée de symétrie et de proportion. Il ne faut pas moins, en effet, que l’amour du beau, dans son vestige théorique, pour cultiver toute sa vie la science des formes géométriques et des proportions numériques. Il est trop clair, d’après les textes cités plus haut, que les mathématiques ne pouvaient pas voir le jour dans le Talmud. Cette divergence fondamentale sur le beau entre le Talmud et la philosophie recouvre aussi une divergence objective sur la signification de la vérité et du savoir. Alors que les mathématiques constituent le modèle même de la science pour Platon, elles ne pourront jamais constituer un modèle de sagesse pour le Talmud et ses disciples.
2. Traité Meguila 8 b
Le second texte contredit l’enseignement du premier sur tous les plans. Il accorde une valeur décisive à la beauté, et en particulier à la beauté de la langue grecque. L’extrait suivant est constitué de la traduction d’une michna, dont il faudra expliquer les éléments ; puis d’une guémara, qui expose le sens de cette michna, et qui nous permettra d’aborder le fond du problème.
Michna : Il n’y a pas de différence [de modalités d’écriture] entre les Téfilin et les Mézouzot et les livres de la Torah, sinon que les livres de la Torah peuvent être écrits en toute langue, alors que les Téfilin et les Mézouzot ne peuvent être écrits qu’en caractères Achourit [i.e. la langue hébraïque, dans l’écriture carrée]. Rabban Chimon ben Gamliel dit : Même pour les livres, les Sages n’ont permis de les écrire qu’en Grec.
L’écriture des livres de la Torah (y compris les Prophètes et les Hagiographes), et des parachyot (extraits de textes tirés de la Torah) incluses dans les boites des Téfilin ou qui constituent une Mézouza, obéissent aux mêmes règles. Sans entrer dans les détails, disons simplement qu’ils doivent être écrits à la main sur un parchemin, avec de l’encre. Il s’agit, en effet, dans les trois cas, d’écrire les paroles de la Torah qui les constituent. Chacune des trois choses a une fonction différente. Les livres sont faits pour être lus en public à la synagogue certains jours de la semaine, et lors des Chabbat et des fêtes. Les parachyot des Téfilin sont incluses dans des boîtiers fermés qu’il faut porter sur soi. Les Mézouzot sont fixées sur les portes des maisons. Vis-à-vis de l’écriture de ces textes, la différence fondamentale entre les livres de la Torah et les extraits contenus dans les Téfilin et les Mézouzot, est que seuls les premiers sont destinés à être lus, tandis que les autres ne figurent que sous la forme close d’un écrit enfermé, qui éveille en permanence aux paroles de la Torah, à titre de symbole, mais ne permet pas directement leur lecture. Cette différence constitue l’axe de la michna. Puisque les paroles de la Torah incluses dans les Téfilin et les Mézouzot ne sont pas destinées à être lues, et que leur valeur est seulement symbolique, il convient de ne les écrire que dans la langue hébraïque et dans l’écriture Achourit (écriture carrée qui est celle de l’hébreu aujourd’hui). Tandis que les livres de la Torah, qui sont faits pour être lus publiquement, peuvent être écrits dans une autre langue, et selon son système d’écriture particulier, en fonction de la langue pratiquée dans la communauté dans laquelle ces textes sont lus. Il ne s’agit pas ici d’une simple possibilité de traduction. Car la traduction, presque simultanée, était une pratique courante et réglementée à cette époque au moment de la lecture de la Torah. Chaque verset lu le Chabbat dans la langue hébraïque était aussitôt traduit par cœur par un traducteur pour être compris de l’ensemble de la communauté, hommes et femmes. Toute la section lue ainsi lors du Chabbat était donc déjà l’objet d’une traduction publique, mais strictement orale. Il ne s’agit plus de cela ici, mais bien de remplacer purement et simplement le texte hébraïque conservé dans le coffre de la synagogue par sa version dans une autre langue, en conservant l’ensemble du rituel de la lecture. Il s’agit d’écrire directement le Séfer Torah (le rouleau de la Torah) utilisé à la synagogue en français ou en anglais. Dans le même esprit, plus loin dans le traité Meguila, au début du deuxième chapitre, on établit aussi que la prière du Chemoné Essré et la lecture du Chéma peuvent être pratiquée directement dans la langue comprise par chaque homme. À part certaines controverses, dont on trouve ici l’une des plus notoires, l’esprit général du Talmud est que les prières et les lectures des livres de la Torah doivent pouvoir être pratiquées, dites et entendues, directement dans la langue parlée par chacun. Puisque toutes ces paroles n’ont été instituées que pour être vécues, entendues et comprises, il n’y a aucune raison de cultiver l’étrangeté, de prononcer ou d’entendre des paroles incompréhensibles. Ainsi, la lecture publique de la Torah a été instituée par Moché Rabbénou qui constata que, laissé à lui-même plus de trois jours sans entendre des paroles de Torah, le peuple avait tendance à oublier l’enseignement. La lecture publique de la Torah a donc pour but de rappeler cet enseignement, trois fois par semaine. Or, il n’y a qu’une manière d’enseigner à quelqu’un, c’est de s’adresser à lui dans sa langue. Il n’y a aucune raison de lui parler hébreu s’il n’y comprend rien.
À ce sujet se produit pourtant, dans la michna traduite plus haut, une controverse entre les Sages. Le premier avis, anonyme, enseigne que la permission d’écrire et de lire les textes de la Torah n’est pas limitée. Tout dépend de la situation linguistique de la communauté pour laquelle les livres sont écrits. En France par exemple, on pourrait, d’après cet avis, écrire directement la Torah en français et la lire ainsi dans notre langue lors des lectures publiques de la Torah. Cet avis paraît évidemment le plus compréhensible. Même si l’on trouvait aujourd’hui qu’il faut beaucoup de courage personnel et de confiance dans la valeur de l’enseignement de la Torah pour afficher une telle transparence – écrire lire, penser et argumenter la Torah directement dans la langue parlée dans le pays, sans laisser en arrière plan la possibilité d’arguer de l’hébreu mystérieux et mystique du texte – il faut reconnaître que c’est la position la plus cohérente. Car elle implique de la part de chacun le maximum de sérieux, de sincérité et de véracité. Ce qui rend doublement difficile l’avis de Rabban Chimon ben Gamliel qui, hormis le texte en langue hébraïque, n’autorise que l’écriture des livres en grec. On ne comprend pas, d’abord, son langage négatif, qui rappelle que l’écriture des livres de la Torah dans une autre langue n’a jamais été autorisée, si ce n’est en grec, à titre exceptionnel. Et on ne comprend pas non plus, du coup, pourquoi a son avis le grec ferait exception. De deux choses l’une : soit l’on permet l’écriture de la Torah en toute langue, comme le premier avis de la Michna, soit on l’interdit. Mais la permission de l’écrire seulement en grec ne paraît correspondre à rien. La diaspora juive ne se limite pas à Alexandrie ; il y a des juifs en Perse, à Rome, et aujourd’hui dans presque toutes les villes du monde. Qu’a donc le grec de si particulier pour constituer aux yeux de Rabban Chimon ben Gamliel une exception à l’ensemble des langues ? Il n’est pas vain de rappeler ici que dans toute la littérature du Talmud et du Midrach, la seule langue qui fasse exception à toutes les autres est évidement la langue hébraïque. Cette michna est la seule occurrence où l’on pose une autre langue en position d’exception. Cette question explique, semble-t-il, l’option radicale suivie par le Talmud Bavli, que nous traduisons ci-après, dans son explication de l’avis de Rabban Chimon ben Gamliel. On trouve, en effet, une autre démarche dans le Talmud Yèrouchalmi, qui consiste à invoquer les riches capacités linguistiques de la langue grecque, qui est peu convaincante pour justifier une exclusivité, et que nous n’explorerons pas. Il est temps de traduire l’explication du Talmud.
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Nous livrons le texte dans son obscurité, que nous nous efforcerons d’éclaircir progressivement.
Rabbi Abahou a dit au nom de Rabbi Yohanan que la halakha [i.e. la règle à suivre] est conforme à l’avis de Rabban Chimon ben Gamliel. Et Rabbi Yohanan enseignait : Quelle raison a poussé Rabban Chimon ben Gamliel à penser ainsi ? Parce qu’il est écrit : “Que Dieu étende l’influence de Yèfèt et qu’il demeure dans les tentes de Chem” (Genèse 9:27), que les paroles de Yèfèt s’entendent dans les tentes de Chem. Mais, objecte-t-on, peut-être s’agit-il des peuples de Gomêr ou de Magog ! Rabbi Hya bar Abba répondit : Non, car c’est pour cette raison que l’expression est redoublée – יפת א’ ליפת – que la beauté (יפיותו) de Yèfèt (יפת) soit dans les tentes de Chem.
La guemara précise d’abordquel’on ne retient, en pratique, que l’avis de Rabban Chimon ben Gamliel. Et Rambam écrit dans les Hilkhot Téfilïn (1:19) que la langue grecque dont il s’agissait à l’époque n’existe plus de nos jours, et qu’en conséquence les livres de la Torah ne sont plus écrits aujourd’hui que dans la langue hébraïque et en caractères Achourit. Puis, la guemara expose le verset biblique dont s’est inspiré Rabban Chimon ben Gamliel. Rappelons que, selon les généalogies de la Torah, Chem est l’ancêtre des patriarches, et donc du peuple d’Israël, tandis que Yèfèt est l’ancêtre du peuple Grec. Le raisonnement de la guemara est alors le suivant. Dans la bénédiction de Noah, dont est tiré ce verset, il est écrit que l’influence de Yèfèt s’étendra aux tentes de Chem. Elle pénètrera donc jusque dans l’intimité de la demeure de Chem. On donne, en outre, à cette influence, puisque c’est une bénédiction, un sens moral et spirituel entièrement positif. On en conclut qu’il est bien que la langue et la culture de Yèfèt pénètre au cœur des demeures de Chem. Or, le centre des demeures de Chem, lors de ses assemblées, est le cœur vivant de la synagogue : les rouleaux de la Torah. On objecte alors que Yèfèt a eu beaucoup d’enfants et que de nombreux peuples, outre les Grecs, sont issus de lui. Et si l’on s’en tient à l’explication présente, le verset s’applique aussi bien aux langues des peuples de Gomêr ou de Magog, qui sont aussi les descendants de Yèfèt. On répond pour finir, que le jeu de mots insistant du verset sur l’extension de l’influence de Yèfèt exprime aussi, allusivement, la modalité particulière à Yèfèt, qui lui vaut ce destin, et dont on pense que seuls les Grecs sont les héritiers : la beauté. Comme le dit Rachi explicitement à cet endroit : “La beauté de Yèfèt c’est la langue grecque, car elle est la plus belle des langues des descendants de Yèfèt”.
Il faut reconnaître que si l’on s’en tient là, l’explication de la guemara est insuffisante. On ne sait pas pourquoi Rabban Chimon ben Gamliel interdit d’écrire la Torah en d’autres langues et refuse la transparence requise par le premier avis de la michna. Et supposons même que cet interdit soit acquis, et que Rabban Chimon ben Gamliel lit dans le verset cité une exception pour la langue grecque, il reste encore à expliquer la raison pour laquelle la Torah elle-même verrait dans la beauté de la langue d’un descendant de Yèfèt la possibilité d’une parole étrangère au cœur des synagogues d’Israël. En quoi la beauté d’une langue ferait-elle exception à l’interdit d’écrire les rouleaux de la Torah dans une autre langue ? C’est à nous qu’incombe maintenant la tâche de l’interprétation, et de ce que nous avancerons désormais nous serons seuls responsables. On peut, cependant, appliquer ici les règles connues de l’étude de la Torah. Toute controverse extrême, comme c’est le cas dans la michna, témoigne que le problème est plus complexe qu’on ne l’imagine. Si les avis divergent du tout au rien, c‘est que le problème posé est lui-même composé d’éléments qui s’invalident mutuellement. Nous n’avons éclairci, sous la rubrique de la transparence, que l’une des faces du problème de l’écriture de la Torah en toute langue. Sonder l’autre face signifie s’interroger sur ce qui est irrémédiablement perdu dans cette transparence nouvelle, et qui motive le refus de Rabban Chimon ben Gamliel. Accepter cette transparence, que les rouleaux de la Torah soient par exemple écrits directement en français, c’est donner corps à la possibilité que la Torah se fasse proche de chaque homme, qu’elle aille à sa rencontre, se donne dans sa langue, dans ses mots de tous les jours, et qu’elle se place en fait exactement à sa hauteur. Il n’est pas question, en effet, de créer un ésotérisme en français, mais bien de la dire en notre langue, celle que l’on pratique. Mais cela suppose que l’on peut aborder la Torah comme n’importe quel discours, car c’est bien sous ce régime que la parole de la Torah se produit dans le monde, comme un discours parmi d’autres. Il s’agit certes d’un discours particulier, qui conserve toutes ses qualités d’exigence morale, accompagnée d’une force littéraire exceptionnelle. Mais, foncièrement, elle s’est faite discours, plaidoyer, exhortation. Or le propre de tout discours, quel qu’il soit, fut-il le plus brillant et le plus sincère, est de s’articuler aux autres discours dans le jeu perpétuel du dire et du contredire. Et le système des discours ainsi constitué fabrique le paysage intellectuel et moral des opinions d’une époque. Il est grave pour la vérité de se faire opinion. Non pas que la vérité en souffrirait, mais parce qu’il est impossible aux hommes de se former véritablement un jugement par comparaison d’opinions. Il faut, pour que se constitue un jugement sérieux touchant la vérité d’une idée ou la pertinence et le bien-fondé d’un acte, que se produise une autre sorte de réflexion, hors du terrain des représentations communes et des opinions établies, constituée sur des bases autonomes et solides. Pour s’attacher ainsi à la Torah, il faut alors nécessairement lui ôter sa dimension de discours, et en faire un objet d’étude dans un beit hamidrach. Écrire la Torah en français ne rend certes pas l’étude impossible. Personne n’interdit non plus de recourir à l’original. Mais cette écriture crée une illusion. Croyant sincèrement que la Torah parle notre langue, on s’imagine qu’elle y met le même esprit, on ne suppose pas qu’il faille chercher plus loin que ce que, naturellement, on croit en entendre. Par amour pour elle, on défendra alors ce que l’on croit être son opinion, et qui n’est que la nôtre, ou simplement l’opinion de l’époque. On perdra alors tout moyen de s’attacher sérieusement, mûrement et véritablement à elle. On s’embarrassera de préventions idéologiques, de pétition de principe, de déclaration d’intention, on perdra son temps et on gâchera son amour. Il vaut alors peut-être mieux révoquer d’emblée la naïveté d’une Torah s’offrant à notre parole et à nos opinions, et atteler chacun à l’étude. Sur le fond, ce n’est pas à la Torah de se faire proche de la langue des hommes, c’est au contraire à chacun de faire effort pour approcher une langue et une pensée qui sont loin d’être les siens. Pour que l’étude de la Torah reste le régime naturel et évident de notre rapport à elle, il faut donc surtout éviter de l’écrire dans notre langue. Tant que le livre de la Torah reste enfoncé publiquement dans l’opacité de sa langue, aux yeux de tous, toutes les traductions sont permises, car aucune ne prend la place du livre, toutes se réduisent à de simples approches, et toutes relèvent de l’étude. Mais si le livre se donne lui-même dans notre langue, la différence s’élimine, la hauteur s’efface, l’horizon se bouche : il ne reste qu’un discours d’opinion, qui se répand ensuite en d’autres ouvrages. Pour que la Torah se conserve dans sa vérité et son bien-fondé, il faut donc récuser la possibilité d’une compréhension immédiate et faire au contraire que la langue du texte tienne chacun à une distance respectable. Même si l’on sait d’avance que la plupart des hommes se déroberont à l’étude, et que les paroles de la Torah leur resteront définitivement hermétiques, il vaut mieux pour eux n’y entendre goutte et conserver, cependant, la possibilité d’un rapport vrai avec elle, que d’imaginer en savoir quelque chose quand ils n’en savent rien. La langue de la Torah doit rester לשון הקדש, qu’on traduit faussement par “langue sainte”, mais qui signifie purement et simplement “langue de la distance, du retrait, de la séparation”.
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Si tel est l’avis de Rabban Chimon ben Gamliel, il faut alors justifier le privilège du grec, et rendre à la beauté le rang qu’on lui avait tout à l’heure ôté. Il faut aussi pénétrer plus avant dans l’examen de la nature de la langue de la Torah. On peut, en effet, objecter à notre interprétation qu’il existait une époque, avant le premier exil, où la langue parlée et celle de la Torah coïncidaient. Et que le premier avis mentionné dans la michna consiste à rétablir cette coïncidence, en lui donnant l’extension adéquate à son époque. Notre enquête, sur ce point, rencontre nécessairement une limite. On ne peut être sûr, en effet, que la domination du discours sur la langue, que l’on a évoquée, est vraie à toutes les époques. Du coup, il se peut qu’avant le premier exil, le problème se posait en d’autres termes, que nous ignorons. Et peut-être faut-il lire dans la controverse de la michna un débat sur le changement de régime de la langue parlée, porteur du problème actuel de la domination du discours, dont la langue de la Michna, si différente de la langue de la Torah, porte peut-être elle-même la trace. De tout cela nous ne saurons jamais rien avec certitude. Plutôt que de faire des hypothèses, restons sur le terrain que l’on connaît. Cela limite grandement la validité de nos propos, mais au moins l’on sait de quoi l’on parle.
Posons le problème à partir de sa formulation dans le Talmud, et demandons-nous en quoi la beauté d’une langue soutiendrait la distance produite pour nous par la langue de la Torah. Il ne peut s’agir ici de beauté phonétique, dans ce domaine tout est affaire de mœurs et d’habitude, et le français n’est pas moins beau. Il ne peut s’agir alors que de la beauté d’un style particulier à une langue et à une littérature ; une manière particulière d’exprimer les choses, de dire le monde, qui, en elle-même est déjà un enseignement. C’est aussi la particularité de la langue de la Torah, dont le vocabulaire n’a rien d’extraordinaire, puisqu’il se retrouve pour la plupart dans l’hébreu moderne, lequel n’a rien d’une langue destinée à inspirer l’étude. C’est plutôt au niveau syntaxique, là où s’expriment des mœurs linguistiques, dans le style de l’élocution, qui est moins le style d’un auteur, qu’un certain régime de la langue, que se situe le privilège de certaines langues. On n’appelle donc pas “langue” ici un système phonétique, mais plutôt une manière singulière d’exprimer les choses. Or cette manière dépend moins des capacités du système linguistique que des mœurs de ceux qui l’emploient. La beauté de la langue grecque exprime donc, en fait, le souci de beauté fondamental qui constitue le noyau des mœurs et de la culture grecques, au point de devenir leur mode d’élocution fondamentale. On sait qu’une même chose, une même pensée, une même intention ou un même fait, peuvent être dit de mille manières dans un seul système linguistique. Dire que la chose a été dite de façon belle ou laide n’est qu’une affaire de goût. Et les goûts ne sont, à leur tour, qu’une affaire de mœurs. Pour certains, une belle parole est une parole vraie, pour d’autres c’est sa forme poétique, pour d’autres son travail de mise en valeur de certains éléments. Ce qui compte pour nous, ce n’est pas simplement que la langue grecque soit belle. C’est surtout que les sages du Talmud en ont goûté la beauté. Quand on connaît leur exigence morale, on se doute que la beauté qu’ils y trouvèrent n’est certainement pas celle que l’on donne aujourd’hui en spectacle sous la rubrique des mœurs homosexuelles. Après tout ce qui a été dit plus haut au sujet de la haine du beau, il faut qu’ils aient perçu une chose très élevée dans la langue et la culture grecque pour qu’ils en goûtent la beauté, et qu’ils en fassent le pendant de langue et de la culture d’Israël.
Précisons alors la nature de la langue de la Torah, langue de séparation, de retrait, de sainteté si l’on veut. Dans le Guide des Égarés (3:8), Rambam demande pourquoi la langue “hébraïque” est-elle appelée לשון הקדש. Il ne considère pas qu’il s’agisse d’une vertu magique des mots hébraïques. Il avance l’explication la plus plate, qui lui valut bien des répliques. D’après lui, cette qualité est due uniquement au fait que la langue de la Torah (non l’hébreu, mais le style dans lequel la Torah parle) est sujette à un trou, une absence : il n’existe pas de mots, dans le vocabulaire de la Torah, pour exprimer spécifiquement le rapport et les organes sexuels. À chaque fois que la Torah évoque cet aspect du corps, elle emploie des métaphores tirées d’autres champs lexicaux. En d’autres termes, Rambam conçoit la notion de quédoucha de la façon la plus directe et la moins métaphorique : la langue de la Torah est “pudique”, elle sait se taire même lorsqu’elle parle. La langue de la Torah, pourtant des plus physiques et anthropomorphiques, est travaillée par un silence touchant certaines zones et certains usages du corps, qu’elle conserve secrètes. L’expression לשון הקדש se traduit donc littéralement d’après lui par “langue de la pudeur”. Il n’est évidement pas question d’en dire autant du monde grec. Celui-ci n’est pas réputé pour sa pudeur. La langue grecque use de tous les mots possibles et imaginables pour évoquer le sexe, et la statuaire grecque expose sans retenue tous les aspects du corps humain. Il existe pourtant un rapport très particulier entre le souci de la beauté et celui de la pudeur. Car les aspects du corps humains sont multiples ; le goût de la beauté et le souci de la pudeur ont en commun de devoir nécessairement les sélectionner. Dans le corps humain, tout n’est pas beau à montrer ; et dans les affaires humaines, tout n’est pas beau à dire. Il y a une grande différence entre la statuaire grossièrement sexuelle, parfois maladivement scatologique, d’un certain monde méditerranéen, et la sculpture grecque dont le goût pour l’harmonie domine l’ensemble et ramène les parties du corps à leur proportion, en effaçant les détails sordides ; et qui n’a rien à voir non plus avec les statues joufflues d’imitation antique qui fleurirent dans les jardins français à l’époque classique. Affaire de goût, dira-t-on. Mais, pour envisager sérieusement que les sages du Talmud on goûté la beauté grecque, il faut éviter de la confondre avec ses imitations vulgaires.
Pour comprendre l’enjeu de ce rapprochement entre pudeur et beauté, il faut revenir au verset évoqué par le Talmud pour expliquer l’avis de Rabban Chimon ben Gamliel. Le contexte du verset est le suivant : après le Déluge, Noah plante une vigne et s’enivre de vin, il se dénude dans sa tente. Ham, l’un de ses fils, entre dans la tente, constate la nudité de son père, et court le raconter à ses deux frères. Ces derniers, Chem et Yèfèt, refuse de voir la nudité de leur père. Ils placent un vêtement sur leur épaule et, à reculons, épaule contre épaule, ils pénètrent dans la tente, et font tomber le vêtement sur leur père nu. En se réveillant, Noah maudit Ham et bénit Chem et Yèfèt. Il y aurait beaucoup à dire sur cet épisode. Contentons-nous de ce qui nous concerne le plus directement. Chem et Yèfèt sont bénis par leur père pour leur respect pour sa pudeur. Ils sont loués, et considérés comme les pères de l’humanité civilisée, pour avoir refusé de regarder la simple nature s’étalant sous leurs yeux, et pour avoir marqué un écart vis-à-vis de la grossièreté et la crudité du corps. En cela consiste leur proximité. Même s’ils agirent pour des motifs différents, l’un par pudeur l’autre par amour du beau, et même si leurs actes portent des sens différents, ils se retrouvèrent frères devant la nudité de leur père. Chem et Yèfèt ont produit des mondes de culture foncièrement disjoints, car le souci de la pudeur n’est pas l’amour de la beauté, et les divergences pointées dans la première partie en témoignent amplement ; il existe pourtant un rapport suffisamment profond entre ces deux démarches pour qu’en certains points cruciaux ces mondes de culture se trouvent encore agir de concert. De cette proximité dans la différence, de la beauté de Yèfèt et de la pudeur de Chem, témoigne le statut d’exception dont a joui la langue grecque vis-à-vis de la langue de la Torah. Dans leur rapport au corps et à ses moeurs, dans leur recul face à certaines exhibitions, dans l’effacement dont elle affecte nécessairement certaines de ses parties, et au bout du compte, dans le respect que chacune lui témoigne à sa manière, elles sont sœur d’un même père.
Conclusion
Comment juger finalement de ce qu’enseigne le Talmud au sujet de la beauté ? Comment conjuguer la haine du beau et son privilège exorbitant de remplacer à bon droit la pudeur, et d’être la langue de la Torah ? Suffit-il de distinguer les aspects divers d’un problème profond, passionné et complexe ? Il faut, c’est vrai, tenir pour règle éthique et intellectuelle fondamentale que le souci de la beauté de son corps tient trop de la vanité de l’ego pour constituer un souci raisonnable. Et les rodomontades de Socrate sur le beau en soi laissent le talmudiste froid. Il y perd pourtant les mathématiques ; perte que l’on peut, certes, apprécier différemment, mais qui n’en constitue pas moins une étrange lacune. Il faut, cependant, reconnaître aussi que l’amour du beau est tout le contraire de l’impudeur. Ce qui n’est un jugement esthétique mais bien un jugement éthique sur les mœurs de l’amant du beau. Peut-on se contenter ensuite de dire qu’il délire, alors que sa langue est digne de recevoir l’enseignement de la Torah ? On jugera qu’il y dans ce texte trop de paradoxes, on aura raison. Cela n’infirme pas, toutefois, ce qui est exposé ici ; seulement la capacité de notre esprit à dominer les problèmes qui touchent notre rapport au corps.
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