A l’occasion de la Bar Mitsva de mon cher cousin Noam, avec qui j’ai eu le plaisir d’étudier ces sujets…
« Je suis l’Éternel, ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, d’une maison d’esclavage » (Chemot 20,2). C’est par la mitsva de Emouna, de croire en Dieu, que commencent les dix commandements. Rien de plus logique. Mais pourquoi mentionner la sortie d’Egypte ? Pourquoi ne pas se contenter de « Je suis l’Eternel, ton Dieu » ? Et s’il faut préciser, pourquoi ne pas aller chercher plus loin et plus fort que la sortie d’Egypte, en rappelant que c’est Dieu qui a créé le monde ?
Résumons brièvement la Paracha pour poser deux autres questions. Les Béné Israël se sont installés en Egypte après que Yossef, qui a sauvé l’Egypte de la famine, les y a invités. On peut imaginer qu’ils ont bénéficié de la stature de Yossef pour y vivre une vie paisible, jusqu’à que se lève « un nouveau roi sur l’Egypte qui ne connaissait pas Yossef » (Ibid 1,8). Bien sûr qu’il le connaissait, nous dit Rachi, mais il faisait semblant de ne pas le connaître… Certainement pour mener à bien son projet d’opprimer les Hébreux, sans s’encombrer de la moindre obligation morale vis-à-vis de leur ancêtre Yossef. Ce qui ira jusqu’à l’extermination des nouveau-nés mâles. Dans ce contexte effroyable, Yokheved cache son enfant autant que faire se peut, mais finit par être contrainte de le déposer dans un berceau sur le Nil, d’où il sera miraculeusement recueilli par Bitya, la fille du Pharaon, qui le nommera Moché. Nous en venons à notre seconde question : comment se fait-il que la Tora nous présente Moché systématiquement par le nom que lui a attribué Bitya, plutôt que par les autres noms hébraïques que la Guemara (Meguila 13b) cite comme étant les siens ? En particulier, ceux donnés par ses parents : ‘Héver et Yekoutiel (Yalkout Chimoni Chemot 2) ?
Continuons. Moché grandit au palais de Paro mais est sensible à la souffrance de ses frères hébreux, au point d’être pourchassé par Paro et de devoir s’exiler à Midian, où il rencontrera sa femme Tsipora, fille de Ytro. Alors qu’il fait paître le troupeau de son beau-père, Hachem lui apparaît lors de la révélation du buisson ardent, et lui demande d’aller faire sortir les Hébreux d’Egypte. Après avoir longtemps refusé par humilité, Moché accepte finalement cette mission de la plus haute importance. Que nous dit le verset qui suit immédiatement cet épisode ? « Moché retourna chez [Yitro], son beau-père et lui dit : « Je voudrais partir, retourner près de mes frères qui sont en Égypte, pour voir s’ils vivent encore. » Ytro répondit à Moché : « Va en paix. » » (Chemot 4,18). Comment comprendre qu’il fasse ce détour pour demander la permission à son beau-père, alors qu’il vient de recevoir un ordre divin, et que le temps presse pour libérer ses frères qui pâtissent ? Et même si l’on peut répondre par des raisons pratiques, pourquoi la Tora nous relate-t-elle cette visite familiale qui paraît pourtant anecdotique ?
Comprenons que cette étape n’est en aucun cas un détour, c’est au contraire le point de départ de la mission qui incombe à Moché. Car celui-ci n’a pas été mandaté uniquement pour libérer les Hébreux, ce qui n’est en soi qu’un moyen, mais pour les amener au mont Sinaï et leur transmettre la Torah, ce qui est le but annoncé : « Lorsque tu feras sortir le peuple d’Egypte, vous servirez Dieu sur cette montagne » (Ibid 3,12). Or notre acceptation de la Tora est conditionnée par une attitude de profonde reconnaissance. Qu’est-ce qui lie l’être juif à la Tora et à ses commandements ? En quoi cela le concerne-t-il ? Un adulte juif est « ‘hayav », c’est-à-dire obligé, redevable. Notre relation à la Tora ne commence qu’au moment où l’on réalise que l’on ne se suffit pas à soi-même, que l’on vient de quelque part et que l’on doit aller quelque part. C’est peut-être la raison pour laquelle la première des Dix Paroles, qui ouvre le don de la Torah au Sinaï, pose de manière claire que c’est à Dieu que nous devons notre liberté de la terrible servitude égyptienne. Certes, Il a créé le monde, mais il n’y avait alors personne pour y assister, alors que les Hébreux ont dans leur chair le souvenir douloureux de l’exil et la gratitude infinie de la rédemption. C’est ce qui leur permet de s’ouvrir à la Parole divine, et les y lie.
Si l’objectif de Moché est de transmettre la Torah, alors la pierre fondatrice de sa démarche doit être la gratitude. Voilà pourquoi il commence par témoigner sa reconnaissance auprès de son beau-père chez qui il a trouvé refuge et qui lui a donné sa fille en mariage en s’entretenant avec lui de la tâche qui lui a été confiée. Cette attitude de reconnaissance et d’humilité est caractéristique de Moché. Le nom, c’est l’essence de la personne. Le fait que ce soit le nom de Moché, donné par Bitya, qui soit gardé pour la postérité plutôt que les autres prénoms hébraïques, est aussi une marque de reconnaissance envers celle qui lui a sauvé la vie. D’autant que la signification de ce nom rappelle sans-cesse que sans ce miracle, Moché n’aurait pas dû survivre : « min hamayim méchitihou / il a été tiré de l’eau » (Ibid 2,10). La Tora, qui nécessite de notre part ce mouvement de réaliser qu’on ne se limite pas à nous même mais qu’on est au contraire infiniment redevable, ne peut être transmise que par quelqu’un qui respire la reconnaissance.
Moché va pousser cette attitude de gratitude jusqu’à laisser son frère frapper le Nil lors des deux premières plaies (voir Chemot 7,19 avec Rachi) plutôt que d’avoir à pratiquer ce geste sur l’eau qui l’a protégé en faisant flotter son berceau… Ce qui prouve bien que cette attitude n’est pas seulement un devoir moral envers autrui (le Nil ne se serait pas vexé) mais surtout une posture nécessaire envers soi-même pour sortir de l’illusion de l’ego qui nous pousse à la suffisance et s’éduquer à prendre de la hauteur en se sachant redevable.
Le contraste est flagrant avec Paro, qui au début de notre Paracha prétend « ne pas connaître » Yossef, s’affranchissant ainsi de toute dette envers les Hébreux, et qui finit nier avec les mêmes termes (voir Midrach Sekhel Tov Chemot 1,8) l’existence du Créateur : « je ne connais pas Hachem » (Ibid 5, 2) répond-il à Moché et Aaron qui viennent l’avertir. Paro se prend pour un dieu, il n’a de compte à rendre à personne, et n’est astreint à aucune valeur morale. Il finira noyé par cette présomptueuse obstination.
Myriam Goldwasser –
J ai entendu des commentaires interessants sur Paro disant que s il avait été non pas noyé mais laissé en vie c était pour faire Techouvah et reconnaitre la grandeur de Hachem, comme le promet la Haggadah?