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L’éternité d’Israël

par: Rav Gerard Zyzek
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Le chapitre 306 du Shoul’han Aroukh section Ora’h Haïm ( שלחן ערוך אורח חיים סימן ש »ו ) traite des lois du Shabbat, plus précisément de la question de savoir quels sont les sujets dont on a le droit de parler Shabbat.

En introduction au kiddoush du Shabbat matin, les sefaradim récitent souvent le passage suivant du prophète Yeshayahou / Isaïe (chapitre 58, versets 13 et 14) :
אם תשיב משבת רגלך עשות חפצך ביום קדשי … וכבדתו מעשות דרכיך ממצוא חפצך ודבר דבר… אז תתענג על ה’
« Si tu retiens à cause du Shabbat tes jambes, si tu te retiens de faire tes nécessités en Mon jour saint […], si tu l’honores en ne faisant pas tes activités ni en parlant de ces choses, alors tu te délecteras sur Hashem […] »

On apprend du début du verset que le Shabbat, il ne convient pas de courir comme on le ferait en semaine (par exemple pour attraper son métro). La suite nous demande de ne pas immiscer nos intérêts dans ce jour saint, c’est ainsi que le rapporte le Shoul’han Aroukh : חפציך אסורים אפילו בדבר שאינו עושה שום מלאכה
« Tes besoins sont interdits, même pour quelque chose où tu n’accomplis aucun travail effectif. »

Comme on le sait, il existe trente-neuf catégories de travaux interdits le Shabbat, qui se subdivisent en un grand nombre de travaux dérivés. Nous apprenons ici que même une action qui n’est pas interdite en tant que travail peut être prohibée parce qu’elle conduit à immiscer dans Shabbat nos intérêts, nos nécessités de la semaine. Le Shoul’han Aroukh va tout de suite donner des exemples : כגון שמעיין נכסיו לראות מה צריך למחר
« Comme quelqu’un qui irait inspecter ses biens pour voir ce qu’il aura à faire demain. »

Le Talmud donne souvent des exemples tirés de la vie agricole, mais nous pourrions tout à fait les transcrire dans notre vie citadine d’aujourd’hui. Imaginons quelqu’un qui voudrait pendant Shabbat aller vérifier si son champ est prêt pour la moisson. Il est tout à fait permis de se promener près de son champ pendant Shabbat, mais s’il y va pour aller réfléchir à un travail interdit Shabbat (en l’occurrence la moisson), c’est interdit sur la base de notre verset dans Yeshayahou.

Deuxième exemple donné par le Shoul’han Aroukh : או לילך לפתח המדינה כדי שימהר לצאת בלילה למרחץ
« Ou bien aller à la porte de la ville pour se dépêcher d’aller au bain à la nuit. »

A l’époque, les bains se trouvaient à l’extérieur des villes (probablement pour ne pas incommoder les habitants avec la fumée). Le Shabbat, il est interdit de marcher plus de 2 000 coudées au-delà de la dernière maison de la ville (ce qui représente une distance comprise entre 1 000 et 1 200 mètres suivant les décisionnaires). A Paris, le problème ne se pose pas, car il y a des maisons en continu au-delà de la ville elle-même, mais dans un village par exemple, il faut veiller à ne pas
dépasser cette limite, appelée le te’houm.

Aller au bain est interdit le Shabbat. Si les bains sont en dehors du te’houm, on pourrait imaginer que quelqu’un veuille marcher pendant Shabbat jusqu’à la limite, de sorte que tout de suite à la fin de Shabbat il puisse aller au bain (par exemple si Shabbat se termine à 19 heures 30, et que les bains ferment à 20 heures). Il est tout à fait permis de marcher Shabbat jusqu’à la limite, mais s’il le fait pour effectuer une action interdite Shabbat une fois la nuit tombée, cela devient interdit.

Continuons le Shoul’han Aroukh : וכן אין מחשיכים על התחום לשכור פועלים
« De même, on ne va pas à la limite de la ville pour engager des ouvriers. »
Tout comme prendre un bain chaud, engager des ouvriers pendant Shabbat est un interdit rabbinique (à la différence de moissonner, qui est un interdit de la Torah). Nous voyons que même pour une action interdite par les Sages, marcher pendant Shabbat jusqu’à la limite de la ville pour l’accomplir juste après Shabbat est prohibé.

Le Rema (Rabbi Moshe Isserless) ajoute dans ses notes qu’il est également interdit d’aller se promener pour trouver un cheval, un bateau ou une calèche qui serviront à voyager après Shabbat (il s’agit d’un cas où il va chercher à acheter ou louer un moyen de transport).

Le Mishna Beroura sur le début de notre passage du Shoul’han Aroukh va apporter une précision capitale : ce ne sera interdit que s’il va là-bas uniquement pour inspecter son champ. C’est-à-dire s’il est reconnaissable par son acte ( מנכרא מלתא ) qu’il y va pour voir son champ.

Mais si son chemin passe par là (imaginons qu’il va à la schul, ou déjeuner chez ses beaux-parents), il peut jeter un coup d’oeil et inspecter son champ, car cela revient à penser à ses affaires.
Or de manière paradoxale, on a le droit Shabbat de penser à ses affaires (הרהורים מותרים). Il est interdit d’en parler, ou de faire un acte reconnaissable pour inspecter ses affaires. Mais il n’est pas interdit d’y penser juste en passant.

Nous pourrions imaginer qu’il est impossible de mettre des interdits sur la pensée. Mais nous voyons que dans de nombreux domaines, la Torah ou nos Sages nous interdisent de penser à certaines choses. Aux toilettes ou à la salle de bains, il est interdit de penser à des paroles de Torah, il faut lutter pour ne pas y penser (et c’est justement sous la douche que les idées
viennent !). Il est interdit de penser à une femme qui n’est pas la sienne. Si je suis invité chez des amis et que leur maison splendide m’éblouit, je n’ai pas le droit de l’envier selon l’avis de la plupart des décisionnaires.

Mais penser à mes affaires est permis le Shabbat. Nos ‘Hakhamim, qui savent interdire, n’ont pas jugé bon de le faire dans ce cas. Ceci nous interpelle : qu’est-ce que cela leur aurait coûté d’interdire ? Les interdits de Shabbat sont tellement stricts, comment se fait-il que penser à ses affaires soit permis, nous dirions que ce n’est pas du tout dans l’esprit de Shabbat ! Dire à sa femme pendant Shabbat : « fais moi penser d’appeler ma banque la semaine prochaine pour vendre mes actions » est interdit, mais y penser est permis !

Le Shoul’han Aroukh enseigne ensuite : אבל מחשיך על התחום להביא בהמתו
« Mais il est permis d’aller jusqu’à la limite de la ville pour ramener son bétail. »

Nous avons vu qu’il était interdit d’aller à la limite du te’houm pendant Shabbat pour engager des ouvriers tout de suite après Shabbat. Nous apprenons qu’il est toutefois permis d’y aller pour ramener un animal qui marche tout seul. Imaginons que mon âne se trouve au-delà du te’houm, et que j’en aie besoin juste après Shabbat. Je peux marcher jusqu’à la limite pendant Shabbat, puis, à la nuit tombée, aller chercher mon âne et le ramener. Comment est-ce donc possible ?

Il est certes interdit de parcourir plus de 2 000 coudées dans chaque direction au-delà de la dernière maison de la ville pendant Shabbat. Mais si dans ce rayon de 2 000 coudées se trouvent d’autres maisons isolées à la périphérie de la ville (ou du village), elles repoussent la limite.

Dans notre cas, disons qu’il n’y ait pas de maison isolée qui repousse la limite : si l’âne se trouve au-delà des 2 000 coudées, il est bien interdit pendant Shabbat d’aller le chercher. Mais cet interdit est relatif, il pourrait être levé si des maisons existaient sur le chemin. Faire avancer l’âne est tout à fait autorisé en soi, l’animal marche seul. L’interdit d’aller au-delà des 2 000 coudées n’est pas un interdit objectif, reconnaissable, du fait que le te’houm pourrait être repoussé dans certaines circonstances (il suffirait que soit construite une cabane sur le chemin).

Comme l’interdit de dépasser le te’houm est relatif, les ‘Hakhamim n’interdisent pas de marcher pendant Shabbat jusqu’à la limite autorisée, pour aller chercher l’âne juste après Shabbat. Ce cas est différent des précédents : passer un contrat pour engager des ouvriers ou baigner tout son corps dans l’eau chaude sont des actes interdits en toutes circonstances, ce sont des interdits que nous pourrions qualifier d’objectifs. L’acte interdit est clairement reconnaissable. Il n’y a aucun moyen que l’action puisse être autorisée. En revanche, marcher au-delà des 2 000 coudées depuis la dernière maison de la ville est un interdit relatif : s’il y a des maisons sur le chemin en dehors de la ville, cela pourrait être permis.

Le verset de Yeshayahou nous interdit d’immiscer dans Shabbat nos besoins profanes, mais ceci ne s’applique que si mon action est claire, si elle exprime de manière éloquente que je suis préoccupé par les activités de la semaine. Donc je ne peux parler Shabbat d’un interdit objectif, mais ce sera autorisé pour un interdit relatif.

Prenons un autre exemple pour illustrer cette distinction subtile : manger un petit pain au chocolat pendant Pessa’h est un interdit grave ; manger le même petit pain pour reprendre des forces après la tefila de bon matin est tout à fait autorisé. Nous voyons ici un interdit – le ‘hametz à Pessa’h – qui s’applique seulement huit jours par an, il s’agit d’un interdit relatif. A l’inverse, manger du porc est prohibé toute l’année, nous dirons donc que cet interdit est plus objectif que celui de
manger du ‘hametz à Pessa’h. Et pourtant, même cet interdit n’est pas absolu : il sera en effet autorisé de donner à manger du porc à un malade en danger, si les médecins affirment que cela est indispensable pour le sauver.

Engager des ouvriers et marcher au-delà du te’houm sont deux interdits de Shabbat. Mais le premier est objectif, il n’y a aucun moyen de s’y soustraire, tandis que le second pourrait être levé s’il y a des maisons qui repoussent la limite. Nos ‘Hakhamim autorisent donc à marcher pendant Shabbat en vue d’aller au-delà du te’houm à la nuit tombée pour ramener un animal qui se porte tout seul, mais pas pour engager des ouvriers !

De même pour l’interdit de porter dans le domaine public : s’il y avait un erouv dans le quartier, cet interdit serait levé. Donc je peux très bien dire pendant Shabbat que je compte aller chercher une tarte aux pommes chez ma belle-mère lorsque Shabbat sera terminé. En revanche, parler du cours de la bourse est interdit. A travers cette distinction fine, nous pouvons entrevoir que les ‘Hakhamim, en édictant des interdits, veulent nous aider à vivre Shabbat. Leur but est de nous donner le cadre qui permettra de vivre les choses.

Sur la base de notre verset dans Yeshayahou, nous voyons que l’atmosphère de sainteté que l’on cherche à construire un jour par semaine ne peut faire de place à des interdits objectifs du Shabbat (conduire ses affaires). Mais ceci ne s’applique pas pour des interdits relatifs : il sera permis d’en parler, de marcher pour les accomplir juste après Shabbat, etc. Quel est le sens de cette distinction entre interdits objectifs et relatifs, qui semble tenir sur un fil ?

La réalité du monde est composite, elle intègre le ‘hol (profane) et le kadosh (sacré) qui y sont associés. Hakadosh Baroukh Hou nous demande de donner une place au sacré un jour par semaine. Le kadosh est possible dans la mesure où nous allons faire l’effort de lui donner une place dans notre vie, dans notre réalité, qui est ‘hol.

‘Hol en hébreu signifie « sable » : l’homme est fait de terre, sa réalité est matérielle dans son essence. La Torah ne vise pas à déraciner notre réalité humaine, mais à y faire entrer le kadosh.
Prétendre que tout est kadosh n’est qu’un délire qui est contredit par la position de nos Maîtres sur Shabbat : les pensées profanes sont permises, les ‘Hakhamim ne nous interdisent que d’immiscer dans Shabbat des interdits objectifs ! Ils ne cherchent pas à tout interdire.

Ici apparaît la subtilité du peuple juif.

Nous avons tous été très secoués par ce qui s’est passé l’été de l’année 2006 en Israël. Des ennemis implacables, déterminés, ont fait preuve d’une force insoupçonnée, et l’arrêt du conflit semble même avoir renforcé leur volonté destructrice. Et ce, au nom d’un rigorisme religieux qui enflamme les foules.

Ce que nous venons de voir constitue précisément l’arme secrète du peuple juif. Quel est donc le rapport ?

Le soir de Pessa’h, nous disons : בכל דור ודור עומדים עלינו לכלותנו והקדוש ברוך הוא מצילנו מידם
« A chaque génération, ils se lèvent pour nous exterminer, et Hakadosh Baroukh Hou nous sauve
de leurs mains. »

Certes, le simple fait que nous soyons encore là pour le dire témoigne que cette phrase est bien vraie, mais nous savons qu’à chaque génération, le peuple juif est durement éprouvé… Quelle est donc la preuve effective dans notre vie que Hashem nous sauve ?

Des civilisations se lèvent pour nous détruire au nom de tous les dieux possibles et imaginables.
Les nations vont s’écrouler, et le peuple juif va rester. Comment est-ce possible ?

Il nous semble possible de répondre ainsi. Les nations du monde n’ont pas de réflexion sur ce qu’est un interdit. Elles considèrent l’interdit comme un absolu, tandis que les ‘Hakhamim réfléchissent à ce que l’homme est en train de faire. Est-ce la chose en elle-même qui est interdite, ou ma relation à la chose ? Dans quelles circonstances ? Etc.

Les masses servent leur dieu dans un enthousiasme guerrier, tandis que nous servons Hashem dans une simplicité joyeuse. Chaque Juif doit prendre sur lui le joug des Mitzvot. La notion de joug est qu’il y a sur nous un poids. De même que le joug placé sur l’animal opère sur lui une pression, et c’est cette pression qui le fait avancer.

Le Shoul’han Aroukh, le livre des lois qui détaille les modalités d’application de chaque commandement, s’interroge sur ce que je suis en train de vivre. Qu’est-ce que l’interdit représente pour moi ? Est-il objectif, ou non ? Comment est-ce que je le vis ?

Les systèmes totalitaires sont terriblement méchants, mais ils ne peuvent que s’écrouler face à une telle puissance de pensée. Ils ne se définissent que par leur force, physique ou spirituelle. Leur conception exclut toute réflexion sur le vécu humain, ce qui les amène à leur perte.

Les étudiants des yeshivot ne font pas le service militaire en Israël, tandis que les jeunes de leur âge se trouvent au front. Ceci peut être difficile à accepter. Mais il est important de réaliser que la vitalité de la pensée est indispensable à la survie du peuple juif. Sans étude de la Torah, il ne reste plus qu’une confrontation entre une force et une autre force, c’est donc le plus fort qui gagne.

Le ‘am Israël n’est pas un empire, c’est un peuple qui pense. Ceci lui permet de s’inscrire dans une dynamique autre que la force. C’est grâce à la construction subtile et pudique de l’étude que le peuple juif peut s’en sortir.

Il ne peut s’agir d’une démarche militante, d’un slogan, car alors, ce ne serait déjà plus de la pensée. L’étude constitue le vécu profond du peuple juif. La pérennité d’Israël.

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Directeur de la Yéchiva des Etudiants

  1. Brigitte Lasry

    Bravo ! Toujours là où on l’attend pas !

  2. Clément Weill-Raynal

    Excellent commentaire, comme toujours, qui donne à penser ….et à agir! Chabat Chalom !