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D’un Par’o l’autre

par: Rav Yehiel Klein

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Au début de notre Paracha, nous lisons que: « Un nouveau Roi se leva, qui ne connaissait pas Joseph. » (Exode I, 8)

Nos Sages, dans le Talmud (Sotah 11a), discutent quant à l’identité de ce nouveau souverain: « Rav et Chmouel étaient en controverse à ce sujet: selon l’un, il s’agit vraiment d’un nouveau roi, et selon l’autre, il s’agit du même, mais dont les décrets [visant les Enfants d’Israël] étaient inédits. Celui qui pense qu’il s’agit d’un nouveau souverain s’appuie sur le fait que c’est ce qu’écrit le verset, son contradicteur s’appuie sur le fait que l’Ecriture ne fait pas ici mention de la mort du précédent roi et de l’avènement de son successeur [comme c’est en général le cas, comme plus loin dans notre Paracha (II, 23)]. Quant à la suite du verset: « Qui ne connaissait pas Joseph« , elle signifie, pour la seconde opinion, que ce roi agissait comme si il ne connaissait pas Joseph

Il est possible que ces deux opinions ne soient pas fondamentalement opposées, et qu’elles recouvrent en fait les divers aspects d’une même réalité, selon le principe établi par le Rav Eliahou Desslerזצ »ל dans son ouvrage « Mih’tav méEliahou » (III, p.353) :

Dès lors, on pourrait comprendre l’opinion de celui qui pense qu’on a affaire ici au même souverain comme la description de l’apparition d’une des principales caractéristiques de l’Histoire juive, et que l’on pourrait appeler le « Changement invisible ». Il s’agirait d’un phénomène qui se jouerait sur deux niveaux, l’un très lent, l’autre très rapide, et qui conjuguerait le changement des mentalités – de l' »air du temps » – et celui des évènements.

Comme si, pour rendre possible de tels changements radicaux (car c’est bien là le thème de notre Guémara: comment passer de proches du principal ministre à l’esclavagisme?), il fallait premièrement, que la société se modifie en profondeur, d’une manière qui n’est pas forcement perceptible immédiatement (parce que tout ce qui est profond prend un certain temps…), et que, deuxièmement, pour que ce changement puisse se réaliser, un évènement plus ou moins brusque, plus ou moins provoqué, vienne le concrétiser.

De sorte que quelque chose qui auparavant eut été odieux et insupportable aux yeux de la société ne rencontre plus d’obstacles, puisque les mentalités ont été conditionnées. Le Pharaon peut ainsi passer outre les grands mérites de l’éminent ministre qu’était Joseph et réduire son ethnie en esclavage, car après tout, les services qu’il a rendu, certes précieux, sont anciens, et qu’il faut bien faire table rase du passé, etc…

Si il en est ainsi, on peut en effet considérer que les deux Maîtres du Talmud ne sont pas en si grande controverse que cela, puisque le « roi dont les décrets sont nouveaux » agit pareillement en tous points à un nouveau souverain qui n’aurait pas du tout connu Joseph, et qu’en tout cas, le fait qu’il s’agisse de la même personne n’empêche pas qu’il puisse changer du tout au tout en ce qui nous semble être un instant – mais qui s’explique, nous l’avons vu, par des bouleversements plus profonds qui auraient peut-être pu être perçus…

Les paroles du célèbre commentateur des Agadots qu’est le Maharcha sur notre Guémara peuvent servir de preuves à cette idée, car il considère que, ce qui dans le verset fonde l’opinion du Sage qui pense qu’on a affaire à un seul et même roi, est le terme de « Vayakom » (« Il se leva »), qui induit une notion de soudaineté et de violence correspondant à un brusque changement de caractère et de politique du souverain, qui du coup peut apparaître comme si il était un nouveau roi. Selon nos dires, cela se rapporterait également à la brusquerie et à l’imprévisibilité de l’évènement initial qui toujours vient inaugurer la nouvelle situation…

Il est remarquable que nos Commentateurs semblent discuter de l’origine de ce phénomène que nous avons décrit, quant à savoir qui est susceptible d’en être l’instigateur:

Pour le Rav Chimchon Raphaël Hirshזצ »ל et pour le Rav Elie Munkזצ »ל – chacun pour des raisons différentes (démagogie, trouver un bouc-émissaire, asseoir le pouvoir d’une nouvelle dynastie qui n’est pas légitime, etc…) – c’est le roi qui est à l’origine de ce phénomène, car il est à même de ressentir et de canaliser en le réalisant ce qui est ressenti peut-être confusément par le Peuple. (Le roi étant le Cœur du Peuple, celui qui peut lui insuffler une direction – Maharal Dereh H’aïm IV, 17). Or, dans le Midrach Rabba sur notre Paracha (I, 8), apparaît, en plus des opinions déjà citées de Rav et de Chmouel, une troisième, celles des Sages qui pensent que le changement eut lieu de la manière suivante (qui peut être considérée comme un compromis entre les deux premières) : le Peuple voulait des mesures contre les Hébreux (pour se venger de Joseph qui les avait dirigés avec tant de poigne?), mais le vieux roi ne le voulait pas, par égard pour l’œuvre du grand ministre qu’était Joseph le Nourricier. On le destitua alors pendant trois mois, et, cédant aux pressions, pour récupérer son trône, il accepta de prendre ces décrets infâmes , se comportant comme si, en effet il ne connaissait pas Joseph… Pour ce Midrach, c’est donc le Peuple qui est à l’origine de ce phénomène, et qui finit par avoir raison des vénérables institutions garantes de l’ordre ancien…

Et avec plus d’étonnement encore on se rend compte que c’est également ce genre de processus qui joua, selon nos Sages, pour ce qui est de l’asservissement des Enfants d’Israël eux-mêmes: le Pharaon en personne se mit au travail, on l’aida parce que cela ne se fait pas de laisser peiner seul le souverain, jusqu’à ce que, de fil en aiguille, nos ancêtres finissent par devenir corvéables à merci (Sotah 11b). Comme si, là aussi, on ne pouvait politiquement pas passer du statut de classe plus ou moins privilégiée à celui d’esclave dont la vie ne vaut pas grand chose.

Quoi qu’il en soit, il s’agit là d’un phénomène général dans l’Histoire juive, que l’on voit par exemple illustré à propos de la Destruction du Premier Temple: Nabuzaradan, le (très) cruel général de Nabuchodonosor, s’émerveille de la réussite extraordinaire qu’il rencontre quand il va attaquer Jérusalem. Mais une Voix céleste s’éleva et lui dit: « Tu as incendié un Temple déjà incendié !; tu as massacré un Peuple déjà massacré – tu as moulu de la farine déjà moulue… » (Sanhédrin 96b) Ainsi, ces événements ne sont que le reflet, la concrétisation d’une situation préexistante qui les a rendus possible. Ce qui explique qu’ils nous paraissent parfois incompréhensibles, et que les succès – ou les échecs – semblent défier l’entendement.

Il est d’ailleurs intéressant de savoir que ceci constitue l’essentiel des débats historiques du XXème Siècle : à l’opposé de l’Histoire dite « événementielle » qui avait seule le droit de cité depuis des lustres, vint s’inscrire la brillante École dite des « Annales » de Marc Blochהי »ד et de Lucien Febvre, qui préférait se pencher sur les phénomènes plus profonds et de plus grande ampleur qui sont susceptibles de mieux rendre compte de la réalité historique.

Selon ce que nous venons de voir, on comprend la pertinence de cette nouvelle École. Mais de nos jours, on a tendance à moins dénigrer l’Histoire traditionnelle, parce que l’évènement aussi a son importance, puisqu’il concrétise ce qui jusqu’à présent n’existait que potentiellement; et que, peut être, c’est à travers eux que l’on se rend le mieux compte de la Main de D. dans l’Histoire…

A ce propos, c’est peut être pour cela que nos sages ont comparé les longues périodes historiques, comme celle de la Venue du Messie (‘Ikvata deMechih’a« ) à une grossesse, car ils sont bien conscients que les grands changements prennent du temps pour se réaliser et s’inscrire dans la profondeur.

L’histoire universelle elle aussi ne manque pas de possibilité d’illustrer ce processus, de l’écroulement de la monarchie française pendant la Révolution, de l’Empire des Tsars lors de la Révolution russe de 1917 – jusqu’au Printemps (ou l’Automne) arabe de l’an dernier, etc…

Mais on peut considérer que la meilleure illustration de ce « changement invisible » reste les événements de Mai 68. Car ils peuvent tout à fait être perçus comme d’une moindre importance face à la Guerre Froide (le Printemps de Prague eut lieu la même année) ou face à la Guerre des Six Jours de l’année précédente. Mais à présent, tous savent qu’ils inauguraient les bouleversements les plus profonds que la société ait connu depuis des siècles dont nous ne cessons de percevoir les heureuses ou malheureuses conséquences…

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