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Une visite de courtoisie ? (Rendre visite à son maitre à l’occasion des fêtes)

par: D. Scetbon

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Le quatrième chapitre de la deuxième partie du livre des Rois, nous relate des épisodes bien connus impliquant le Prophète Elicha. Le passage qui nous occupe constitue d’ailleurs la Haftara de la Parachat Vayera. Nous y voyons le Prophète, accorder sa bénédiction à une femme, dénommée par le texte la « Chounamit ».

L’enfant né par la suite tombant soudainement malade, la mère retourne vers le Prophète pour l’implorer de solliciter d’Hachem la guérison. Son mari, n’ayant pas connaissance de l’état de l’enfant, la voyant partir (verset 23)  lui dit : « Pourquoi vas-tu vers lui ce n’est ni Roch Hodech ni Chabbat ? ». La Guemara dans le traité  Roch Hachana (17b) nous donne l’enseignement suivant : « Rabbi Yitshak a dit d’où voyons nous qu’un homme a le devoir [l’obligation] de visiter son maître lors des fêtes de pèlerinage ? Car il est dit « Pourquoi vas-tu vers lui ce n’est ni Roch Hodech ni Chabbat ? » d’où nous voyons [a contrario] que si cela avait été Roch Hodech ou Chabbat elle aurait du y aller. ».

Nous trouvons une source parallèle dans la Guemara Soucca (27b) : «  Il est arrivé à Rabbi Ilaï de rendre visite à son maître Rabbi, pendant la fête [de Souccot] à Loud.  Il [Rabbi Eliezer] lui dit : Ilaï, tu ne fais donc pas partie de ceux qui chôment les jours de fête ! En effet, Rabbi Eliezer disait, je fais l’éloge des fainéants qui ne quittent pas leur foyer lors des fêtes comme dit le verset (Devarim 14,26) « et tu te réjouiras toi et ta maisonnée ». La Guemara soulève alors une objection : « Nous savons pourtant qu’un homme a l’obligation de rendre visite à son maître lors des fêtes ! ». Comment alors Rabbi Eliezer peut il reprocher son attitude à Rabbi Ilaï ? La Guemara résout la contradiction en disant que l’exhortation de Rabbi Eliezer ne s’applique qu’à ceux qui, résidant loin de leur maître, ne peuvent faire l’aller-retour dans la journée. S’absentant de leur famille pour une durée trop longue au cours de la fête, ils sont vus par Rabbi Eliezer comme ne respectant pas l’essence cette fête.

Ces deux textes énoncent de manière univoque une injonction faite à tout homme d’aller à la rencontre de son maître à l’occasion des fêtes. Nous allons tenter d’en délimiter les contours.

Au premier chef, penchons nous sur le texte lui-même. Il semble présenter une première « anomalie » En effet, si le mari de la Chounamit s’étonne de la voir visiter le prophète c’est au motif que cela n’est « ni Roch hodech ni Chabbat », or l’enseignement de Rabbi Eliezer ne prévoit qu’une obligation lors des fêtes. Comment cela peut il se concilier avec la source citée ? Cette question est soulevée par nombre de commentateurs. Nous proposons d’en citer ici deux.

Le Ritva (Roch Hachana 16b) lit le texte comme se rapportant aux élèves géographiquement éloignés du maître, ceux-ci ne pouvant être présents à ses côtés de manière plus régulière. Toutefois plus l’élève est voisin de l’enseignant plus ses visites devront êtres rapprochées, jusqu’à en être même quotidiennes[1].

Le Pnei Yehochoua (sur R.H 16b) propose quand à lui de dire que le verset, s’adressant plus spécifiquement à une femme, fait allusion à des temps de l’année où la femme ne saurait être astreinte à aucun travail (ou tout au moins de manière limitée) : Roch hodech[2] . Si la mitsva s’impose à toute personne, elle ne suppose pas d’obligation de quitter toute activité pour l’accomplir. On n’y est donc astreint que dans des périodes de disponibilité particulière : Roch hodech pour les femmes. C’est la raison pour laquelle le verset de Melakhim cite dans un même souffle Roch hodech et Chabbat, qui de ce point vue sont de nature comparable. Toutefois n’étaient ce ces limites d’ordre « pratique », nous dit le Pnei Yehochoua, toute personne devrait aller chaque jour visiter son maître[3].

Le Rambam, au cinquième chapitre des lois relatives à l’étude de la Torah, Halakha 7 tranche laconiquement : « un homme a l’obligation de rendre visite à son maître pendant les fêtes. ».

Si à première vue cette phrase peut apparaitre comme une simple codification  des textes de la guemara précités, il se pose malgré tout un problème. Comme nous l’avons vu dans le traité Soucca, Rabbi Eliezer exigeait dans ce cas que l’aller-retour puisse être réalisé dans la journée. Or Rambam ne fait nulle mention d’une telle condition.

Si le Lehem michne sur place affirme ne pas comprendre la raison de cette omission, le Kessef Michne quand à lui, propose de dire que les propos de Rabbi Eliezer lui étaient propres et n’étaient pas partagés par les autres Tanaïm[4]. C’est la raison pour laquelle, Rambam n’a pas codifié cette limite.

La mitsva s’impose t-elle à nous de nos jours ?

Cette question a été posée au célèbre Rabbi Yehezkiel Landau (Noda Biyehouda Tiniana  O.H. §94) sous une forme un peu différente : pourquoi ce texte du Rambam n’est il à aucun moment repris dans le Choulkhan Aroukh ?

Dans un premier temps celui-ci soulève la même difficulté que le Ritva et le Pnei Yehochoua[5]. Il propose de la résoudre en disant que la Guemara ne doit pas être lue dans un sens restrictif, en la limitant aux fêtes. Celle-ci englobe en réalité également tous les autres temps dotés d’une kedoucha (sainteté) particulière (caractérisée en particulier par un sacrifice additionnel, le korban moussaf, soit Roch hodech), car à de tels moments « s’épanche également un flux [de sagesse, de compréhension] » qu’il peut alors transmettre à son disciple. Ainsi donc tous ces moments seraient concernés par la mitsva. Il poursuit en disant : « mais cependant l’instaurer en obligation n’est pas possible ».

L’idée est la suivante. Se fondant sur un texte issu du traité Kidouchin (33), il prouve qu’on ne saurait imposer à un homme de montrer plus d’égards envers son maître qu’il ne le fait envers la Présence divine elle-même. Or la Torah ne commande « d’aller à la rencontre » de la Présence divine que lors des trois fêtes de pèlerinage. Il parait dès lors incohérent d’en exiger plus envers son maître. C’est la raison pour laquelle, les visites (obligatoires) à celui-ci ne sauraient être plus fréquentes que trois fois par an.

Partant de cette idée, le Noda Biyehouda, va encore plus loin. Pour lui, ayant ainsi lié les deux commandements, la mitsva ne peut plus trouver d’application de nos jours. Car en effet, le Temple étant détruit, les fêtes de pèlerinage n’ont plus cours, il n’y a donc pas de raison de  maintenir cette obligation. Plus encore, la maintenir, reviendrait à placer le respect du maître au-delà de celui de la Chekhina elle-même. Il n’y a donc plus d’obligation à ce titre de nos jours, la décision du Rambam devant être comprise comme devant (re)trouver son application lorsque le Temple sera reconstruit.

Le Hida, développe dans l’un de ses nombreux ouvrages, le « Simhat haregel » une position diamétralement opposée. Dans un premier temps, il offre une lecture neuve du verset de Melahim. Pour lui, dans le contexte, le « Chabat » du passouk doit en fait être compris comme signifiant en réalité « Yom tov » (jour de fête). Il lève ainsi la difficulté que nous avions évoqué plus haut, soulevée par nombre de commentateurs. Mais l’idée essentielle est ailleurs.

Pour le Hida (confirmé par Rabbi Yonathan Eibeshutz dans Ahavat Yehonathan), l’objectif essentiel est, pour chaque juif d’aller à la rencontre d’Hachem au Temple. Or pour la majorité du peuple, du fait de l’éloignement géographique, cela ne peut être réalisé que lors des trois fêtes de pèlerinage. Pour eux, à défaut de pouvoir se rendre au Temple, il faut alors se tourner vers le Rav, celui-ci devenant alors le « lieu » de référence pour s’approcher de la présence divine, car comme le dit le Yerouchlami (Erouvin Chap. 5 Hal. 1) : « Quiconque va à la rencontre de son maître, c’est comme si il allait à la rencontre de la présence divine. »

La Mitsva est donc de nos jours, en l’absence du Temple, d’une actualité encore plus brulante ! Elle trouve toute son application. Cette position est également celle du Magen Avraham (O.H. Chap. 301), du Michna Beroura et du Kaf hahaim (sur place)[6]. Il faut ouvrir ici une parenthèse. L’idée que la proximité du Rav puisse être source de proximité avec Hachem peut prêter le flanc à de graves confusions. En réalité, cela ne signifie nullement qu’une quelconque manifestation d’immanence s’exprime chez le Rav.

Celui-ci a plutôt la capacité à traduire en vécu ce que peut signifier le service divin. Dés lors, sa présence par elle même permet à l’élève de s’imprégner de cette dynamique et par là même de percevoir ce qu’est la proximité avec Hachem.

Ce point nous permet de mettre au jour un aspect fondamental du sujet. Quel est le sens de cette Mitsva ? Il existe un débat chez les Aharonim pour déterminer dans quelle catégorie halakhique classer cette visite. Certains pensent qu’elle relève de la catégorie du kavod (l’honneur) dû au Rav. A l’appui de cela on peut citer deux sources.

La guemara Haguigua (3a) raconte la visite rendue par deux Tanaïm à Rabbi Yehochoua. Rachi, sur place, commente : « c’était un Yom tov (jour de fête) au cours duquel un homme a l’obligation  d’honorer son maître d’une visite.». Rachi semble opter pour dire que la visite au Rav est une modalité du respect qui lui est dû.

On peut également remarquer que Rambam fait état de notre Halakha au milieu de toutes les lois relatives à l’honneur dû au Rav. Il ressort de ces deux sources que cette visite se caractériserait plutôt comme l’une des multiples expressions du respect dû à son maître.

Mais une autre analyse existe. Le Pnei Yehochoua (déjà cité plus haut) dit explicitement que cette visite fait partie du commandement d’étudier la Torah. Un auteur contemporain, le Rav Moshé Sternbuch (Techouvot vehanhagot Vol. 2 Chap. 322) tranche également dans ce sens. Il va même jusqu’à dire que le foisonnement de livres à notre époque donnant un accès aisé à tout un chacun à l’étude de la Torah, la mitsva dont le fondement est l’étude de la Torah, perd une bonne partie de son actualité[7]. Il n’est en effet plus nécessaire, pour acquérir certaines connaissances, notamment halakhiques, de se rapprocher d’un Rav puisque les enseignements halakhiques sont compilés dans des œuvres publiées[8].

Il ne s’agit pas là d’un débat purement théorique. On peut relever des incidences pratiques (nafka mina) entre les deux positions. Si l’on considère que la mitsva relève de l’étude de la Torah, alors les femmes n’y sont pas astreintes puisque dispensées de cette étude[9].

Par ailleurs, dans un cas de figure où le Rav n’est pas en mesure de délivrer un quelconque enseignement (par exemple s’il est souffrant), le premier avis considérera que le visiteur a bien accompli son but de faire honneur au Rav par sa présence, alors que selon le second avis, la mitsva ne sera pas accomplie, l’élève n’ayant pas été en mesure de recueillir une parole de Torah.

Au delà du débat purement halakhique semblent se dessiner deux visions du rapport au maître. Dans la conception du Pnei Yehochoua, l’essentiel de ce rapport se concentre sur la capacité de ce maître à délivrer une pensée, à élargir les horizons du Talmid (l’éléve). Comme le dit le Noda Biyehouda lui même, la Guemara fait d’abord allusion aux fêtes car à ces occasions : « s’épanche également [chez la maître] un flux [de sagesse, de compréhension] ». Si le Rav n’est pas en mesure de le faire, alors la mitsva perd tout son sens.

A l’inverse, l’idée qui semble ressortir de Rachi et de Rambam est que ce que reçoit un élève de son maître se situe bien au delà  du contenu transmis.

Le Zohar (Vaethanan 265b) dit : « Un homme a le devoir de recevoir la face de la présence divine à chaque Roch hodech et Chabat, et de qui s’agit t-il ? De son maître. ». Le Bnei Issakhar (Maamarei Roch hodech maamar 2), qui tranche d’ailleurs dans ce texte dans le même sens que le Hida, souligne que de même que la visite au Temple est une expérience en soi, qui se passe de mots de même dans notre sujet, l’essentiel réside dans la rencontre elle même.

Cette deuxième position pourrait aisément être caricaturée comme une position hassidique traditionnelle. Tel ne semble pas être le cas. Dans le contexte des lois relatives à la seconde dîme que la Torah nous enjoint de consommer à Jérusalem, la Torah dit (Devarim 14,23) « pour que tu apprennes à me craindre ». Quel lien y a t’il entre la visite faite à Jerusalem et la crainte de D. ?

Le Sifré[10] répond : « Grand est le Maasser cheni (seconde dîme) qui conduit à l’étude de la Torah, car lorsqu’un homme se tenait à Jérusalem le temps de consommer sa dîme, il voyait tout le monde oeuvrer au service divin, il portait alors son attention à la crainte du Ciel et étudiait la Torah. ».

Ce texte fait ressortir clairement que l’éveil de l’homme lors de son passage à Jerusalem n’était pas dû aux enseignements recueillis à cette occasion mais bien à au regard porté sur une ville toute entière consacrée au service d’Hachem. De même pour le maître, le voir évoluer, éveille chez l’éléve un enthousiasme renouvelé.

 

Leilouï nichmat Haim ben Yaakov veDona

Leilouî nichmat Dolly Bat Emma

[1] Rabeinou Hananel adopte une position quasi identique, cependant d’après les commentateurs il se fonde sur une autre version du texte (Cf. Maharits Hayot)

[2] Choulkhan Aroukh O.H. Chap. 417

[3] Il existe d’autres réponses cf. notamment le Hanoukat haTorah (Kountrass aharon) du rav Heschel et le Erekh hachoulkhan du Rav Taïeb (Chap. 301)

[4] Voir le commentaire du Aroukh laner (rabbi Yaakov Etlinger) sur Soucca 10b et le Sfat Emet (sur Souka 27b) pour des analyses originales sur ce point.

[5] Voir plus haut

[6] La lecture de ce chapitre du Choulkhan Aroukh pose problème, en effet de même qu’à deux autres endroits (Chap. 613 §5 au sujet de Yom Kippour et Chap. 554 §12 au sujet du 9 av) Rabbi Yossef Karo y tranche « Celui qui est en chemin pour une mitsva, comme par exemple visiter son maître peut traverser un cours d’eau Chabat [ce qui constitue un interdit rabbinique] de manière inhabituelle. ». Il est donc explicite ici que cette visite constitue une mitsva. Dès lors la question posée au Noda biyehouda perd tout son sens.  Plusieurs réponses à cette question sont évoquées dans les Aharonim. L’une d’entre consiste à dire que le Choulkhan Aroukh n’institue pas dans ce chapitres une mitsva effective mais une attitude à « encourager » (réponse citée notamment dans les responsa de Rav E, Waldenberg Vol.17 n°41). Cette réponse posant problème d’autres sont porposées dans plusieurs ouvrages ( en particulier le Sdei Hemed de Rabbi Hizkiaou Medini).

[7] Cette analyse est particulièrement difficile à comprendre tant il est vrai que les enseignements développés dans les livres ne peuvent être réellement saisis et intégrés qu’à travers une tradition de maître à éléve.

[8] Toutefois le Noda biyehouda lui même dit qu’il n’y a pas d’obligation de nos jours « s’il ne s’y rend que pour aller à sa rencontre et non pour étudier avec lui ». Cela implique que la mitsva à l’époque du Temple ne se réduit pas à son aspect « étude de la Torah ».

[9] Le Pnei Yehouchoua démontre que ce n’est pas contradictoire avec le fait même que le verset de Melakhim a trait à une femme. En effet, la Chounamit recherchait la présence du prophète non pour le contenu même de son enseignement mais du fait qu’elle avait reconnu en lui un homme d’une grandeur toute particulière digne d’être d’être scruté dans tous ses faits et gestes.

[10]Ce texte n’est pas inclus dans nos éditions du Sifré, mas il est rapporté par Tosfot dans le traité Baba batra 21 a. Toute ma gratitude à Rav Zyzek pour m’avoir permis de retrouver cette référence.

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“Une visite de courtoisie ? (Rendre visite à son maitre à l’occasion des fêtes)”

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