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 » Quand donc mes actions atteindront-elles celles de mes Pères » ? Ou la conscience de soi

par: Rav Yehiel Klein

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I – Dans ces Parachiots où nous contons la vie et l’œuvre des Patriarches, nous pouvons être amenés à nous interroger sur le rapport réel qui existe entre eux et nous : quel est notre poids face à de tels êtres d’exception ?

Confrontés à ces figures hors du commun, nous nous sentons en vérité bien peu de choses, et ce qui nous en sépare peut sembler un infranchissable sommet…

Or ce n’est pas ainsi que nos Sages l’entendent : « Chacun d’entre nous», proclament-ils, « a l’obligation de se dire, quand donc mes actions atteindront celles de mes Pères ? »

Il convient de citer le texte intégralement, pour le situer dans son contexte et mieux le comprendre (Tanna deBeï Eliahou Rabba ch. XXV) : « […] Parfois D. parle aux Enfants d’Israël comme l’on s’adresse à une communauté, et parfois tel que l’on parle à un particulier. Pourquoi ? Afin de les informer de l’amour qu’ Il leur porte, et de la joie qu’ils Lui procurent. […] C’est la raison pour laquelle chaque membre du Peuple Juif doit dire : « Quand donc mes actions atteindront-elles celles de mes Pères, Avraham, Itsh’ak et Ya’akov ? », car eux même n’ont acquis leurs mérites -dans ce Monde, dans le Monde Futur et pour la Résurrection des Morts – que grâce à leurs bonnes actions et à l’ Etude de la Thorah. Et ainsi l’ont exprimé nos Sages dans la Michna (Sanhédrin 37a) : Chacun doit se dire : « Le monde a été créé pour moi ! » »

II – Ce célèbre adage est souvent cité par les éducateurs et autres directeurs de conscience pour nous pousser à donner le meilleur de nous même. Mais, au vu de ce que nous savons de la stature exceptionnelle des Patriarches, quelle peut bien être l’exacte signification de cette injonction de nos Sages ?

Autrement dit, est il vraiment à prendre au mot ?

III – La plupart des grands Machguih’ims[1] contemporains pensent qu’il s’agit ici d’une étape obligatoire dans la prise de conscience de nos possibilités et de notre potentiel. Selon le Mih’tav méEliahou du Rav Dessler[2], ce n’est pas pour rien que le Tanna a parlé d’une « obligation » : c’en est vraiment une, car si l’homme n’a pas conscience de ses possibilités en visant le plus haut qu’il soit, il ne parviendra même pas à décoller ne serait ce qu’un tout petit peu !

Cela signifie que l’on ne pourra bien sûr pas égaler Avraham, Itsh’ak et Ya’akov, mais que l’on peut et que l’on doit s’inscrire dans leurs traces et que, à notre niveau, ce que l’on réalisera sera toutes proportions gardées comparable à ce qu’ils ont réalisé à leur époque.

Le Rav Wolbe dans le ‘Alé Chour (tome II, p. 159) en veut pour preuve les paroles du Sifri (section Vaéth’anan) : « Tu aimeras l’ Eternel ton D. de tout ton cœur (Dévarim VI, –) – comme Avraham ; de toute ton âme – comme Itsh’ak ; de tous tes moyens – comme Ya’akov ».

Se trouve affirmée ici l’idée que l’exemple que les Patriarches nous on montré lors de leur existence sert de « jurisprudence » pour indiquer la marche à suivre dont devront s’inspirer leurs descendants.

Un autre exemple éloquent de ce principe nous est offert par le Rav H’aïm Schmoulewitch (Sih’ot Moussar, année 5732, Sih’a 28), au sujet de la fourmi que le roi Salomon (Michlé VII,1é) exhorte le paresseux à observer pour s’inspirer de son comportement. Le Midrach Rabba, au début de la Parachat Choftim comprend que l’ une des particularités de cet insecte est que, quoique consciente de sa durée de vie (très) limitée, elle n’hésite pas  à faire d’énormes provisions de nourriture dans l’espoir que … D. opérera peut être un miracle en sa faveur pour prolonger sa vie. Ce serait alors la même démarche qui devrait nous inspirer : nous ne sommes pas les Patriarches, évidemment -trop de paramètres nous en séparent (culturels, temporels, etc…) – mais il convient de travailler sur soi et de s’en inspirer, car qui sait quelles peuvent être les conséquences heureuses  de toutes ces bonnes actions ?

 IV – Ce principe est donc à rapprocher de ce que par ailleurs nos Sages ont enseigné (Yévamot 62a) : les caractéristiques des descendants d’ Avraham, Itsh’ak et Ya’akov sont d’ être « pudiques, miséricordieux et généreux », ce que l’on peut comprendre comme provenant d’une sorte d’ « A.D N. » que nos ancêtres, par leurs actions extraordinaires nous ont légué et qui désormais fait partie de notre être. Tenter de les égaler, dès lors, revient à développer ces traits de caractères qui nous sont communs, et ce bien que le résultat ne sera forcément pas le même car nous ne sommes pas les Trois Patriarches.

 V – La dynamique à l’origine de cette idée me semble être décrite par le Maharal (Déreh’ H’aïm I, 14 ; Tiféret Israël ch. III), lorsqu’il commente le verset de l’Ecclésiaste (VI, 11) en prenant en compte  ce qu’en dit le Midrach (Vayikra Rabba IV) : « Et l’âme également n’est jamais remplie[3] – Rabbi Lévi disait, cela est comparable à un homme de la plèbe marié à une Princesse : quand bien même il la couvrirait de cadeaux et lui donnerait tout ce qu’elle désire, cela ne lui suffira jamais. De même l’être humain n’en a jamais fini avec les aspirations de son âme, car elle provient des Mondes Célestes »

Selon le Maharal, étant d’une extraction si noble, notre âme est réellement capable – théoriquement – de tout ce que les Patriarches ont réalisé, et c’est la raison pour laquelle aspirer à les égaler comme nous y enjoint le Tanna n’est pas si insensé car, en fin de compte, comme eux nous avons une âme !

 VI – L’approche qui cependant ressort comme la plus originale est celle de Rabbi Tsaddok haCohen de Lublin dans le Péri Tsaddik (H’ayé Sarah 11).

Il se propose de nous expliquer un étonnant Midrach sur notre Paracha (Beréchit Rabba LVIII, 3) : « Rabbi ‘Akiva était en train de donner son cours magistral, quand il remarqua que l’assistance avait tendance à s’endormir. Il voulut les réveiller, et pour ce faire, leur dit : qu’a vu la reine Esther pour régner sur cent vingt-sept Provinces ? Et bien, [elle s’est dit] que vienne [à cette place] Esther, descendante de Sarah qui vécut cent vingt sept-ans »…

Pour Rabbi Tsaddok, Rabbi ‘Akiva tentait ici de transmettre à ses disciples des notions extrêmement profondes, de celles dont on dit se tenir « au sommet du Monde », et il fut dépité par l’impression que l’auditoire semblait peu concerné, ne se sentant pas capable d’être les dépositaires de ces éléments si essentiels de notre Tradition. Il désira alors les réveiller, c’est à dire leur faire comprendre que n’importe lequel d’entre nous, si il en est digne, peut jouer un rôle capital dans le Monde, exactement comme l’on fait les Patriarches.

C’est pour cela qu’il les informa de la comparaison entre Sarah et Esther.

Car, l’écrit Rabbi Tsaddok, de même que chaque homme doit se dire « quand donc mes actions atteindront celles de mes Pères ? », chaque femme doit également se dire « quand donc mes actions atteindront celles de mes ancêtres Sarah, Rivka, Rah’el et Léa ? »

Et c’est à cela que fut confrontée Esther : qu’est ce qui lui donna la force d’aller se présenter au péril de sa vie devant le tyran fantasque Assuérus pour demander la grâce de son Peuple ? C’est qu’elle comprit que si elle était devenue reine ce n’était pas par hasard[4], et face  à l’angoisse terrible de savoir le destin du Monde entre ses mains, elle puisa le courage de jouer un tel rôle historique – de jouer son rôle – dans l’exemple donné par les Matriarches. Dans l’exemple de Sarah qui, parallèlement à Avraham, œuvra à installer l’idée d’un D. unique au sein de la civilisation païenne, et de fonder avec lui les prémices de notre Peuple par son comportement extraordinaire.

Les Patriarches et leurs épouses, quelle que soit leur stature hors du commun, furent aussi des êtres humains devant affronter leur destin, et éprouvant parfois la peur de ne pas y arriver[5].

Toutes proportions gardées, nous sommes exactement comme eux pour ce qui est de réaliser notre vie! Nous pouvons être placés dans des contextes particuliers où nos actes auront de grandes conséquences, et il faut alors savoir qu’en tant que descendants des Patriarches et des Matriarches notre rôle sur Terre a autant de valeur que le leur.

 VII – Il faudrait rajouter que c’est cela que le Tanna deBeï Eliahou veut nous apprendre en terminant son propos en rapportant la Michna de Sanhédrin : « Chacun doit se dire : le Monde a été créé pour moi ! », puisque se trouve exprimé par cette phrase surprenante l’idée que les actes de tout individu ont leur importance, mais qu’on le perd de vue parce que nous ne sommes pas seuls comme les patriarches mais (grâce à D.) plusieurs millions.

Or, pour prendre conscience de ce que nous a appris Rabbi Tsaddok haCohen, il faudrait peut-être faire abstraction de la multitude et ne pas hésiter à se placer dans un rapport personnel avec les Patriarches. C’est ce que vient souligner la Michna : « Le Monde a été créé pour moi ! »

 

 


[1]Dans les Yéchivots, ce sont les Rabbanims dont le rôle est d’aider au développement moral et spirituel des élèves. On peut citer parmi les plus célèbres le Rav Eliahou Dessler de Gateshead ou le Rav Chlomo Wolbe de Beér Ya’akov, qui tous deux interviendront dans ces lignes.

[2]Tome II p. 134.

[3]Dans le sens de jamais satisfaite.

[4]C’est pour cela que le Midrach emploie le terme particulier : « Qu’a t’elle vu », car c’est bien une réflexion sur sa situation qui l’a convaincue d’agir.

[5]cf. Rachi Beréchit XV, 1 sur les craintes d’Avraham ; id. XXVII, 33 au sujet de l’angoisse d’ Itsh’ak ; id. XXXII, 11 quant à la peur de Ya’akov

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