img-book
Catégorie : Étiquettes : , ,

Lekh Lekha: D’une faute d’Avraham

par: Jérôme Bénarroch

0.00

Quantité :
Revenir au début
Print Friendly, PDF & Email

1. La Guemara Nedarim 32a propose de dire que l’asservissement du peuple hébreu en Égypte, qui dura 210 ans, fut un châtiment pour une faute qu’Avraham perpétra. 1. La Guemara Nedarim 32a propose de dire que l’asservissement du peuple hébreu en Égypte, qui dura 210 ans, fut un châtiment pour une faute qu’Avraham perpétra. Avant de reprendre le texte lui-même, et d’entendre à quelle faute il est fait référence, il y a lieu de s’étonner de ce lien[[Le Maharal propose une explication d’ensemble à tout ce sujet dans Guevourot Hachem, chap.9.]]. Si Avraham avait fauté, pourquoi la conséquence retomberait sur ses descendants ? Et s’il faut chercher une cause à la souffrance du peuple en Égypte, pourquoi aller la trouver dans la vie d’Avraham, toute de grandeur et d’élévation ?

Premièrement, il faut savoir que la souffrance du peuple en Égypte, ainsi que dans tous les exils ultérieurs, n’est pas acceptable comme une chose naturelle. Que le peuple de D. puisse être malmené, méprisé, dominé, et non reconnu pour ce qu’il doit être, et donc soutenu, est en soi scandaleux. C’est comme si un grand sage, et prophète, passait sa vie méprisé de tous, jusqu’à la solitude et l’humiliation, dans la servilité, tant la bassesse de ses contemporains ne lui permettait pas d’être entendu[[On notera que c’est ainsi que la Guemara Sanhedrin, au perek Helek, présente le Machiah aux portes de Rome. Mais lui ne semble curieusement pas y voir d’anomalie…]]. Une telle injustice doit avoir une cause, car c’est là une condition contradictoire avec l’intérêt de D., et l’intérêt du bien. Il ne peut seulement s’agir d’épreuves d’amour, car celles-ci sont vécues à travers une compréhension intime[[Ce n’est cependant pas ici le lieu d’asseoir par des arguments cette affirmation péremptoire.]]. Mais il ne suffit pas non plus de dire par exemple que le peuple devait apprendre l’étrangeté en exil. Ou que D. avait besoin d’une telle mise en scène pour se révéler extraordinairement. Car il y aurait d’autres moyens d’apprendre ces choses. L’étrangeté à la terre, pour l’habiter, ne passe pas nécessairement par l’expérience. L’expérience vient lorsque manque la compréhension. Et si D. doit se révéler spectaculairement, c’est aussi à cause d’une situation de crise intellectuelle.

Mais cette faute, pourquoi faut-il aller la chercher à la source ? Chez Avraham lui-même ? Sans doute parce que si le peuple entier connaît l’exil, connaît une tourmente si générale, si apparemment indépendante de toute responsabilité, de toute prise individuelle, c’est que la cause doit être cherchée au niveau le plus inconscient, le plus intime, au niveau de la source. Avraham, en plus d’être le premier des avot, des pères, est en même temps le fondement le plus archaïque, le plus sensible, de l’identité d’Israël. C’est-à-dire de l’identité du destin du peuple de D. sur la terre. Ce qui concerne l’histoire immaîtrisable du peuple trouve sa cause à la source, parce que, pour reprendre des formules qui pourraient être maharaliennes, il y a analogie entre la forme finale et la forme initiale. On comprend ainsi que la possible transformation d’un état de fait qui paraît totalement au-delà d’un pouvoir direct doit être cherchée dans des dimensions de plus en plus principielles et originaires. Comme s’il fallait dire : la cause du fait que des justes n’ont pas d’enfant vient de ce qu’ils n’ont pas vérifier les mezouzot.

Voici donc la Guemara Nedarim 32a :

« R. Abahou a dit au nom de R. Eleazar : A cause de quoi Avraham notre père fut puni pour que furent réduits en esclavage ses enfants pendant 210 ans ? Parce qu’il a enrôlé des talmidé hakhamim, comme il est dit « Il arma ses enseignants, enfants de sa maison… » (pendant la guerre des rois). Selon Shmouel, c’est parce qu’il a abusé des midot du Saint béni soit-Il en demandant : « Dans quoi saurai-je que j’hériterai… » (à propos de la promesse de l’héritage de la terre de Canaan). Selon R. Yohanan, c’est parce qu’il a éloigné des êtres humains de l’entrée sous les ailes de la présence divine, comme il est dit : « donne moi les âmes, et garde le butin » (C’est le roi de Sodome qui vient reprendre ses biens. Avraham lui répond qu’il ne veut rien garder de lui, ni richesses, ni hommes). »

Il faut commencer par la première option, celle de R. Abahou. La faute semble être un manque d’attention à la condition du talmid hakham, à la vie de Tora comme telle. On prend ceux qui sont porteurs du sens, c’est-à-dire, de ce qui maintient la grandeur sublime de se perpétrer, de vivre. Et on les utilise pour la guerre. Certes, la guerre était juste, il fallait sauver Loth de la main des barbares. C’est comme une forme de bal tachrit, l’utilisation à une fin matérielle d’une dimension de valeur. Comme s’il y avait un vieux sage qui passait dans la rue et que, sans égard pour cette humanité vivante, on l’embarquait pour aller manifester pour nos droits. Il y a là un dénigrement de la Tora, de la kedousha de la Tora, du fait que quelque chose de la Tora il est interdit d’en profiter, issour anaa. Si Avraham lui-même, emporté par la violence de la réalité, ne s’empêche pas de réquisitionner des talmide hakhamim pour la guerre, on comprend que son peuple, peuple de D., puisse être, sans égard, réduit en esclavage. On est donc là dans l’idée d’une faute par rapport à la kedousha de la Tora, qui se paye par un mépris de la kedousha d’Israël.

Pour Shmouel, sans doute que l’enrôlement des talmide hakhamim n’a rien ici d’un dénigrement. Comme on l’a dit, il ne s’agit pas d’une guerre telle une guerre de rechout. Il y a là une mitsva. Sauver un prisonnier des mains des idolâtres n’a rien d’un mépris, ni de la Tora, ni des hommes. Au contraire, l’étude de la Tora est faite pour l’action. On interrompt l’étude pour enterrer un mort, a fortiori pour sauver un prisonnier. Et pour affirmer cela, ce sont les talmide hakhamim eux-mêmes qui doivent mener le combat. De la même manière que s’il faut transgresser Chabbat pour une raison impérieuse, le gadol lui-même manifeste, car il en va justement de la gloire du ciel. Shmouel voit un autre moment problématique. Quand Avraham demande « comment saurai-je », c’est-à-dire, comment puis-je être certain que la chose, la possession de la terre, ne sera pas caduque. Quel est le contexte ? Juste après la guerre des rois, D. s’adresse à Avraham, et le rassure, lui demande de sortir, et lui promet deux choses. Une postérité innombrable et la possession perpétuelle du pays. A propos de la descendance, Avraham « crut », ce qui lui fut compté comme mérite, comme « tsedaka » dit le verset. Mais pour l’héritage de la terre, Avraham prononce ces mots obscurs : « Dans quoi saurai-je que j’hériterai ».

Shmouel entend qu’il y a un contraste entre la première et la deuxième réponse. Quand Avraham crut en premier, il semble exiger, nous dit Rachi, un « signe », à propos de la terre. Signe de quoi ? Que D. réalisera bien cette promesse. Quelle différence entre les deux ordres ? Pour la descendance, Avraham n’en avait pourtant pas encore, et était pourtant déjà vieux ; pourtant il crut. Sans doute parce que la descendance est possible si D. le veut. Si D. n’accorde pas de descendance à Avraham jusqu’à maintenant, il est toujours possible que, par sa seule volonté, il ouvre la matrice de la femme, et lui accorde. En un sens, la chose est proche. Le miracle qui aura lieu à ce propos est en un sens facile, parce qu’il ne dépend que de la clé divine. Cela se joue dans l’intime, dans l’infime aussi, au fond directement dans la volonté du créateur. Pire même, on pourrait dire que la descendance est une chose quasi naturelle. C’est vrai qu’Avraham vit à cet endroit un désespoir qui semble sans issue, mais cela ne le concerne que lui, les autres ont des enfants sans problème. Si D. dénoue son cas, la suite sera plus facile, elle sera même naturelle. Mais pour la possession de la terre, c’est un autre problème. Si D. accorde maintenant à Avraham cette terre, quelle garantie a-t-il que ces enfants mériteront de la garder, et quelle garantie que D. ne reviendra pas sur cette parole ? On peut donc voir deux défiances conjointes : envers le mérite futur des ses enfants, envers la consistance de la promesse, comme si D. n’avait pas mesuré le démérite possible de l’avenir. Cela indique qu’Avraham pense qu’il y a un lien entre la possession de la terre et le mérite. Son mérite d’abord. C’est qu’il n’a pas clairement conscience que l’héritage de la terre par le peuple d’Israël n’est pas directement lié au mérite, mais est lié au fait que c’est le peuple de D. L’exil des enfants d’Avraham vient sanctionner cette confusion entre le mérite et la promesse divine. Si c’est une question de mérite stricte, alors ton peuple, ta descendance mérite l’exil, et l’enfermement. D. pourra alors clairement prouver que la libération est faite par une nécessité supérieure. Que s’il n’y avait l’intervention directe de D. et de son dessein, le peuple, et Avraham lui-même, ne pourrait peut-être jamais habiter la terre. L’idée est donc ici d’une faute par rapport à cette nécessité du sens de la gloire divine sur terre.

Mais pour R. Yohanan, une telle confusion est sans doute inconcevable[[Les deux explications sont rapportées dans le pchat de Rachi. Le « signe » de l’héritage et le mérite de se maintenir.]]. Pour lui, ce que Avraham demande ne porte pas sur le principe de la promesse. La question est plutôt, comment saurai-je par quel mérite le peuple se maintiendra sur la terre. Si l’héritage lui-même n’est pas dû au mérite, le maintien, l’habitation qui se mérite est peut-être possible. Précisément à cela, D. répondrait que par les sacrifices oui l’héritage pourrait être mérité. Par la avoda. Par la reconnaissance que l’habitation de la terre n’est pas entièrement due au mérite. Cette reconnaissance, cette gratitude, et sa manifestation par le culte des sacrifices, constitue justement la solution.

R. Yohanan indique donc un autre événement problématique. Lorsqu’Avraham rend ses hommes au roi de Sodome. L’idée semble évidente : ne voulant profiter de rien de ce qui appartient à la perversité de Sodome, Avraham met sur le même plan les biens et les âmes. Indifférence au sort des pervers, qu’il remet comme du bétail aux mains de leur maître fou. Alors qu’il avait, à ce moment précis, une prise sur eux, puisqu’il les avait sauvés des cinq rois. Pensait-il qu’ils étaient irrécupérables, définitivement insensibles à la gratitude ? Il est clair ici que nous pouvons donner un sens à la catégorie d’esclave cananéen. Comme une forme de hessed, de non-indifférence à l’humanité des pervers. Car bien que pervers librement, et peut-être définitivement, ce serait augmenter encore leur mal que de les soumettre à nouveau

Voir l'auteur
avatar-author
1990
Agrégé de lettres et Docteur en philosophie, Jérôme Benarroch est un ancien élève puis enseignant de la Yechiva des Étudiants de Paris. Il est actuellement professeur de philosophie et de français au lycée Ozar Hatorah Paris 13ème. Enseignant à l’Institut Elie Wiesel, à l’Institut Universitaire Rachi de Troyes, au SNEJ de l’Alliance Israélite Universelle, dans le cadre du cycle ACT de la Yechiva des Etudiants de Marseille, au Collège des Bernardins, et à l’Université Catholique de Louvain, il a publié des articles au sein des Cahiers d’Etudes Lévinassiennes, des revues La Règle d’Abraham, Orient-Occident les racines spirituelles de l’Europe, et des Cahiers philosophiques de Strasbourg et intervient régulièrement sur Akadem.

Informations complémentaires

Poids 20 kg
Dimensions 10 × 10 × 20 cm

“Lekh Lekha: D’une faute d’Avraham”

Il n'y a pas encore de commentaire.