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La poule et l’œuf, chabbat et le Michkan

par: David Lemler

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Il n’est rien de plus étrange que l’idée que chabbat soit fondamentalement l’interruption de la construction du Michkan (Tabernacle). Il s’agit pourtant bien de ce jour où il est interdit de travailler à la mise en œuvre des conditions d’une résidence de Dieu parmi les hommes. Tel est

l’enseignement essentiel de Vayaqel.

I.

Formellement les choses se passent de manière inverse. La paracha s’ouvre sur le rappel public, après rassemblement du peuple dans son ensemble, de l’interdit d’effectuer un travail à chabbat, avant la description du chantier du Michkan et des différentes tâches qui le constituent. Rachi (Chemot 35,2) précise que cela vient nous enseigner que « la construction du Michkan n’est pas do’hé (ne repousse pas) le chabbat ». On aurait certes de bonnes raisons de penser le contraire. Si chabbat est bien un « signe entre Lui et nous » (אות היא ביני וביניכם, 31,13), s’il y va bien d’un rapport entre Lui et nous, du rappel, par l’interruption de nos travaux habituels, de Son « repos » au septième jour, alors il semblerait conforme à la destination de chabbat que l’on continue à y construire le Michkan, voire qu’il soit justement le jour consacré à la construction du Michkan. Or ce sont à l’inverse précisément les travaux du Michkan qui donnent un contenu à l’interdit abstrait de travailler le chabbat.מלאכת מחשבת אסרה תורה (par exemple, Beitsah 13b) : la Torah n’a rien interdit d’autre à chabbat qu’un « travail pensé ». Cette expression magnifique renvoie très précisément aux travaux de la construction du Michkan (35,33), travaux d’artisan, voire d’artiste, mettant en l’œuvre les procédures les plus efficaces à l’effectuation d’un certain type de transformation du réel. Se trouve donc énoncé, dans un premier temps, l’interdit général de travailler à chabbat, puis précisé, dans un second temps, à travers la description des travaux du Michkan, ce que « travailler » signifie véritablement et très concrètement.

Dès lors, la formulation de Rachi paraît étrangement inappropriée ? Car s’il en est ainsi, il est non seulement évident que la construction du Michkan « n’est pas do’hé le chabbat », mais chabbat ne prend sens qu’à s’abstenir de le construire.

II.

Tournons nous vers la manière dont chabbat intervient effectivement dans le processus de construction : celle d’une interruption. Chabbat marque un coup d’arrêt.

Les psuqim 36,4-6 nous apprennent que le peuple apportait trop d’objets en offrande, devant servir de matière première (de l’or notamment) pour la construction. Ils en apportaient « trop » par rapport à ce qu’exigeait le travail de construction tel que prescrit par Dieu. En rapprochant le passouq 36,6 (« ils firent circuler [ויעבירו] une voix dans le camp »), d’un passouq relatif à Kippour (« tu feras circuler [ועברת] le son du chofar », Vayiqra, 25,9), la gemarah (Chabbat 96b), comprend que cet épisode s’est déroulé à chabbat (« là-bas on parle d’un jour chômé, donc ici aussi »). Ce passouq sur la « circulation de la voix » viendrait en réalité enseigner que le transport d’un objet, activité qui ne semble pas constituer une transformation significative du monde, est bien considéré comme un travail interdit à chabbat (interdit de hotsa’ah, consistant soit au transfert d’un objet d’un domaine privé à un domaine public et réciproquement, soit à transporter un objet dans le domaine public au-delà d’une distance de 4 amot, 2 mètres environ). Pour apporter les offrandes à Moché, les membres du peuple devait en effet les transférer de leurs tentes, domaine privé, au camp des Lévi, considéré comme domaine public. C’est parce que ceci constitue une transgression de chabbat qu’on restreint l’ardeur du peuple à apporter des offrandes et non pas parce que, conformément au pchat des versets, les offrandes étaient devenues superflues.

Cet écart entre le pchat des versets et la drachah d’où la gemarah déduit que l’on parle bien de chabbat conduisent Rabbénu ‘Hananel et Tossefot sur place à rejeter cette lecture et à modifier la girsah (la version du texte) de la gemarah. Les versets ne parleraient pas de chabbat mais bien d’un jour profane ; le flux des offrandes se trouverait alors bien interrompu pour la seule raison logistique qu’il est devenu superflu ; une autre source est invoquée pour apprendre que hotsa’ah constitue un travail à part entière. Des deux lectures en présence, découlent ainsi des conséquences radicalement inverses : dans la lecture Rabbénu ‘Hananel-Tossefot, l’afflux d’offrandes superflues témoignent d’un désir débordant, peut être hors de propos, mais néanmoins louable, du peuple à contribuer à la construction ; dans la girsah retenue par nos éditions du Shas et par Rachi, ces offrandes surnuméraires deviennent une bravade à chabbat dont on venait de rappeler le principe ou, tout au moins, elles témoignent d’une ignorance de la part du peuple de ce qui est précisément permis et interdit à chabbat. Or, si on suit cette seconde version, pourquoi les versets en question désignent-ils chabbat d’une manière si alambiquée ? Comment comprendre que chabbat soit signifié par la restruction du zèle du peuple à apporter des offrandes de matériaux précieux pour construire le Michkan ? Qu’on dispose pour seul signe de l’entrée de chabbat de l’excédent du matériau sur le travail restant à effectuer ?

III.

La construction du Michkan est bien le tiqqun (réparation) de la faute du veau d’or (cf. Rachi sur 31,18 et sur 35,1 et le Sifté ‘Hakhamim sur place). Ceci ressort clairement des analogies entre le récit des deux processus de fabrication. Le point de rapprochement le plus criant est l’usage des mêmes matériaux : les objets précieux avec lesquels les bené Israël sont sortis d’Égypte, conformément à la promesse faite à Moché (« vous ne sortirez pas les mains vides », Chemot, 3,21). Ces objets sont d’abord uilisés pour l’érection d’une idôle d’inspiration égyptienne, puis pour la constuction d’un support à la résidence de Dieu au sein du peuple. Mais le zèle du peuple à contribuer à l’un et l’autre projet, pourtant absolument contradictoires, est décrit en des termes strictement similaires. Aharon comptait sur l’attachement des femmes et des enfants à leurs bijoux exportés d’Égypte, pour retarder, voire rendre impossible, la fabrication de l’idôle (cf. Rachi sur 32,2). Tous s’empressent au contraire de les apporter. De même, rien, pas même chabbat, n’arrête spontanément l’entrain du peuple à apporter sa pierre (précieuse) à l’édification du Michkan[1].

Malgré ces analogies concernant les matériaux de construction et le zèle à les apporter, la manière dont sont produits les deux édifices est radicalement différente. Le veau n’est en réalité pas construit. Il s’élève de lui-même, par une sorte de mise en forme magique de la matière (cf. Rachi sur 32,3). C’est proprement ce que l’on appelle une hypostase, une entité purement fantasmatique qui semble pourvue d’une existence autonome. Le Michkan au contraire est le paradigme de la construction. Tout y est finalisé. Chaque élément fait l’objet d’un travail transi de pensée.

Sa marque distinctive est la durée du processus de construction, que chabbat vient scander. Chabbat est le moment où le travail de construction d’une relation à Dieu est interrompu. Cette interruption se concrétise par le fait de se tenir pendant une journée dans l’anticipation de l’achèvement de ce travail toujours à reprendre l’introduction d’une dimension de sens dans le monde. Chabbat est le moment où enfin la circulation de la voix peut se substituer au flux ininterrompu et potentiellement infini de la circulation des objets. Il est cette scansion absolument illogique sur le plan de la logistique d’un tel chantier, qui constitue à la fois son achèvement anticipé et sa relance. Il indique la différence fondamentale entre la « construction » du veau et celle du Michkan. Formellement, l’un et l’autre se ressemblent : il s’agit de produire un objet servant au culte. Il suscite la même pulsion, le même désir de participer au processus de construction entrepris par le groupe. Dans un cas, le processus en question est toujours déjà achevé (c’est la génération spontanée du veau), manière de dire que le culte ne vise rien d’autre que lui même, s’autonomise pour devenir un pur mode de fonctionnement social. Dans l’autre cas, le procès de construction est toujours recommencé et rythmé par des points de sens indiquant que la finalité de la construction lui est extérieure (le Michkan est un support, n’est pas une fin en soi).

C’est pourquoi chabbat apparaît comme le moment où la quantité de matériau disponible surpasse le travail à effectuer. C’est le moment où le travail est interrompu comme s’il était achevé. Mais ceci ne s’effectue que sur fond d’un reste, d’un surplus de matière qui indique précisément que le travail de construction n’est jamais pleinement accompli.

De là aussi, l’étrange formulation de Rachi : « la construction du Michkan n’est pas do’hé le chabbat ». Ce n’est que dans le cadre de la construction du Michkan que quelque chose comme chabbat est possible. Seule la construction du Michkan n’est fondamentalement pas do’hé le chabbat, en tant qu’elle seule rend possible la saillie d’un sens dans ce monde.

[1] Une différence notable est toutefois que les femmes qui apportent de telles offrandes sont appelées, dans le cas du Michkan, חכמת לב, « de cœur sage ».

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Ancien élève de l’École Normale Supérieure de Paris, diplômé en philosophie et études hébraïques, David Lemler est agrégé de philosophie et Docteur en philosophie (EPHE, ENS). Il a également étudié l’Araméen avancé biblique et talmudique, maîtrise l’hébreu moderne, ancien et médiéval. Maître de conférences au département d’Études Hébraïques et Juives à l’Université de Strasbourg, il intervient en philosophie juive, littérature biblique, rabbinique, histoire du peuple juif, introduction à l’araméen, traductologie, et Histoire de la langue hébraïque. Il a enseigné à l’Institut Universitaire Européen Rachi de Troyes et l’Association des Amis des Sessions d’Hébreu Biblique.

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