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Kippour : revenir à l’essentiel

par: David Lemler

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Les sept jours qui précèdent Yom Kippour, le grand prêtre fait l’objet d’une préparation particulièrement contraignante. On l’isole totalement, même de sa femme, on le fait étudier, lire, répéter le culte en vue de ce jour si spécial.

On porte aussi une attention particulière à son alimentation (Yoma, Michna I, 4) :

כל שבעת הימים לא היו מונעין ממנו מאכל ומשתה, ערב יום הכפורים עם חשכה, לא היו מניחים אותו לאכל הרבה, מפני שהמאכל מביא את השנה

« Tout au long des sept jours, on ne lui interdisait aucune nourriture ni aucune boisson. La veille de Kippour dès la tombée de la nuit, on ne le laissait pas manger beaucoup, parce que manger fait dormir. »

Pourquoi craignait-on tellement qu’il s’endorme ? La gemara (18a) répond : on craignait par-dessus tout qu’il ne lui arrive un accident (qeri), pour le dire plus crûment, qu’il ne lui arrive une pollution au cours de la nuit, qui le rendrait impur et l’empêcherait d’exercer sa fonction.

Le Rav de Bartenora, à propos d’une autre Michna (Pirqé Avot, V, 5), précise qu’il n’est en l’occurrence pas d’impureté plus dégoûtante que celle là, car celle-ci provient du grand prêtre lui-même. Autrement dit, aucune précaution prise pour le préserver de l’impureté en général ne garantit contre celle-ci en particulier. C’est sans doute de là qu’elle tire son appellation, mettant l’accent sur son caractère accidentel.

La Michna sur laquelle le Rav de Bartenora fonde sa remarque compte ainsi, parmi les miracles ayant eu lieu au Temple, qu’un tel accident n’ait jamais eu lieu la veille de Kippour.

עשרה ניסים נעשו לאבותינו בבית המקדש: לא הפילה אישה מריח בשר הקודש, ולא הסריח בשר הקודש מעולם, ולא אירע קרי לכוהן גדול ביום הכיפורים, ולא נראה זבוב בבית המטבחיים, ולא נמצא פסול בעומר ובשתי הלחם ובלחם הפנים, ולא כבו הגשמים את עצי המערכה, ולא נצחה הרוח את עמוד העשן, עומדים צפופים ומשתחווים רווחים, ולא הזיק נחש ועקרב בירושלים מעולם, ולא אמר אדם לחברו צר לי המקום שאלין בירושלים

« Dix miracles furent accomplis pour nos pères dans le Temple : jamais une femme n’avorta à cause de l’odeur de la viande des sacrifices, jamais la viande des sacrifices ne pourrit, jamais on ne vit une mouche dans l’abattoir du Temple, jamais il n’arriva de pollution (lo ira’ qeri) au grand prêtre le jour de Kippour, jamais la pluie n’éteignit le feu du tas de bois [de l’autel], jamais le vent ne prévalut contre la colonne de fumée [s’élevant de l’autel], jamais on ne trouva motif d’invalider l’omer ni les deux pains ni le pain d’exposition, on se tenait debout serré mais on se prosternait aisément, jamais on ne fut blessé par un serpent ou un scorpion à Jérusalem, et jamais un homme n’a dit à son compagnon : « Le lieu est trop étroit pour moi » (Yechaya 49 :20) pour que je puisse passer la nuit à Jérusalem. » (trad. E. Smilévitch)

Il est remarquable que les miracles ici rapportés aient tous une formulation négative. Formellement, ils s’énoncent de la manière suivante : c’est un miracle que tout au long de la période du Temple, jamais telle ou telle chose ne soit arrivée. La liste est donc dressée dans l’après coup, par un observateur nostalgique, car au cours de la période du Temple, au moment de la ‘avodah (culte), nul n’avait de raison de remarquer l’exceptionnalité de la chose. La Michna n’énonce rien de spectaculaire, rien qui d’emblée semble excéder l’ordre naturel des choses, ni transformation d’un bâton en serpent, ni mer qui s’ouvre au moment opportun pour laisser passer un peuple.

Parmi les catégories forgées par le Rambam, dans son Épître sur la résurrection des morts, pour classer les différents types de miracles, nous sommes exemplairement dans le cadre de ce qu’il nomme « miracles possibles selon la nature ». Cette expression qui semble contradictoire désigne des miracles dont le caractère miraculeux n’est pas interne (l’événement en lui-même n’a rien d’anormal), mais externe. Ce sont les circonstances de sa survenue, sa fréquence ou sa durée qui lui confère son statut de miracle. Alors que le miracle « impossible selon la nature », nous dit le Rambam, doit nécessairement être de courte durée, être une parenthèse dans l’ordre habituel des choses, sans quoi il perdrait son caractère extraordinaire, les miracles possibles selon la nature doivent se perpétuer au cours d’une période de temps suffisamment longue pour qu’ils soient remarqués comme tels. L’exemple donné par le Rambam pour illustrer cette condition est celui des berakhot (bénédictions) et des qelalot (malédictions) de la paracha be’huqotai, à propos desquelles il dit :

« …si vous estimez que ce qui vous atteint de ces calamités est dû au hasard et n’est pas un châtiment, il est dit que Dieu fera durer dans sa colère la chose même que vous considérez comme un hasard en disant : והלכתם עמי בקרי והלכתי עמכם בחמת קרי Vous vous comporterez avec moi au hasard (be-qéri), je procéderai à votre égard avec une exaspération de hasards (be-‘hamat qéri) » (Vayiqra. 26, 27-28)

Nous retrouvons ici notre Michna des Pirqé Avot (et ce n’est pas par l’effet du hasard) qui comptait parmi les miracles du Temple, qu’il ne soit jamais arrivé d’accident (qeri) au grand prêtre à la veille de Kippour.

Cette Michna mériterait évidemment une étude approfondie, mettant en rapport chacun des dix miracles rapportés. Pour l’heure, contentons nous du premier : « jamais une femme n’avorta à cause de l’odeur de la viande des sacrifices ». Parmi les explications qu’en rapporte Rachi, on trouve la suivante :

« Jamais une femme n’avorta, à cause de l’odeur s’élevant des parties des animaux sacrifiés se consumant sur l’autel ; bien qu’elles sentissent cette odeur et qu’on ne leur donnât pas [ce qu’elles désiraient], elles n’avortaient pas pour autant » (trad. E. Smilévitch).

Un désir ardent, s’il est frustré, semble d’après notre Michna pouvoir conduire à une fausse couche. Que signifie qu’une frustration puisse être à ce point mortifère ? Comprenons qu’une femme rongée par son propre désir ne saurait être mère, porteuse d’altérité.

N’en va-t-il pas de même du grand prêtre lors de Kippour ? Il est en effet lui aussi, alors, porteur d’altérité. C’est par lui, à travers lui, que va pouvoir s’effectuer la kapparah (traduisons rapidement, expiation) collective d’Israël. On comprend la crainte de nos Sages à l’orée de la fête. Sans doute, le grand prêtre se voit-il en quelque sorte réifié, objectivé, pendant cette période de sept jours au cours de laquelle il se trouve complètement identifié à sa fonction. C’est le garçon de café de Sartre, réduit à son rôle de garçon de café. On craint, à raison, qu’à la veille de la fête, sa subjectivité frustrée puisse s’exprimer, malgré lui, accidentellement.

Le miracle est donc le suivant : tout simplement que la ‘avodah (culte) de Kippour ait pu avoir lieu, qu’une collectivité ait pu concentrer un jour, sa culpabilité, par et sur le truchement d’un homme. Que rien d’accidentel n’y ait fait entrave. Que les jours de Kippour au Temple aient pu être marqués par une forme de nécessité, non entachée de contingence.

On risquera, à cet égard, une définition de ce qu’a été l’époque du Temple ou, plus précisément, de ce qu’est « un temps dans lequel le Temple a une consistance » (zeman che-beit ha-miqdach qayyam) : c’est un temps sur lequel la contingence n’a pas, ou moins, de prise sur Israël, ce dernier pouvant alors se concentrer sur l’essentiel. Ou, inversement, c’est une période où les actions d’Israël recouvrent un caractère toujours essentiel et où, en retour, il se trouve prémuni contre l’accidentalité. De là la dialectique, apparemment contradictoire, entre des michnaiot exposant toutes les précautions prises pour éviter l’impureté du grand prêtre et une michna nommant « miracle » qu’aucune impureté accidentelle ne l’ait jamais atteint.

Le marqueur de l’infériorité du second Temple sur le premier n’est, d’ailleurs, autre que la perte du caractère de nécessité que l’on rencontrait partout dans le premier, à commencer par le choix du grand prêtre (qui, dans le second Temple, comme on le voit à de nombreuses reprises dans le début du traité Yoma, n’était « grand » que par ‘hazaqah, était seulement supposé « grand », tandis que le grand prêtre du premier Temple était intrinsèquement et aux yeux de tous le plus grand de sa génération).

C’est d’ailleurs vers un retour à ce caractère de nécessité dans nos existences que nous nous tournons lors de tous les offices de moussaf, celui de Yom Kippour constituant, avec celui de Roch Hachana, les plus ardents de l’année.

David Lemler

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Ancien élève de l’École Normale Supérieure de Paris, diplômé en philosophie et études hébraïques, David Lemler est agrégé de philosophie et Docteur en philosophie (EPHE, ENS). Il a également étudié l’Araméen avancé biblique et talmudique, maîtrise l’hébreu moderne, ancien et médiéval. Maître de conférences au département d’Études Hébraïques et Juives à l’Université de Strasbourg, il intervient en philosophie juive, littérature biblique, rabbinique, histoire du peuple juif, introduction à l’araméen, traductologie, et Histoire de la langue hébraïque. Il a enseigné à l’Institut Universitaire Européen Rachi de Troyes et l’Association des Amis des Sessions d’Hébreu Biblique.

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