img-book
Catégorie :

Hayé Sarah : Image du champ

par: Jérôme Bénarroch

0.00

Quantité :
Revenir au début
Print Friendly, PDF & Email

Le 13 Novembre 2005

 

 Avant d’apercevoir sa femme pour la première fois, Its’hak, nous dit le passouk, « sortit pour prier dans le champ, à l’approche du soir. » Et immédiatement, « il leva les yeux, vit, et voici les chameaux venant ».

Nos maîtres apprennent différentes choses de ce passage. En particulier que Its’hak a institué la prière de min’ha. [[Berakhot 26b]] Mais aussi que l’on ne doit pas négliger cette prière car c’est à ce moment que l’on peut être exaucé immédiatement, comme le montre aussi l’exemple de Eliahou le prophète[[Berakhot 6b]]. Tossefot cherche aussi à comprendre comment Its’hak a pu aller prier à l’extérieur et sans minian.

Deux versions cherchent encore à rendre compte de ce champ : ou bien c’est le champ de ‘Hevron, où est la caverne de Ma’hpela, que Abraham venait d’acquérir et où allait être enterrés les couples.
Ou bien c’est le mont du Temple, le mont Moria, où Abraham avait prié juste après la akéda, et où Yacov priera aussi.

Ainsi, la guemara Pessa’him 88a dit :
« Rabbi Eléazar dit : que veut dire le verset : « De nombreux peuples viendront et diront : venez et montons à la montagne de Hachem, à la maison du D. de Yacov »(Isaïe 2-3). D. de Yacov, et pas D. d’Abraham et d’Its’hak ? Mais ce n’est pas comme Abraham à propos de qui il est écrit montagne, ainsi qu’il est dit : « sur la montagne de Hachem Il sera vu (Gen 22-14) ». Pas comme Its’hak à propos de qui il est écrit champ, ainsi qu’il est dit : « Et sortit Its’hak pour prier dans le champ (Gen 24-63) ». Mais comme Yacov qui l’a nommé maison, ainsi qu’il est dit : « Et il a appelé le nom du lieu maison de D. – Bethel (Gen 28-19) ».

Rachi indique que dans les trois cas, il s’agit du mont du Temple, le mont Moria.

L’image du champ est donc intrinsèquement lié à Its’hak, comme l’image de la montagne à Abraham, et l’image de la maison à Yacov. Nous pourrions dire que chacun des avot, selon sa empreinte propre, établit une relation à D. qui peut synthétiquement se dire sous ces trois noms, ou images : la montagne, le champ, et la maison.
Comment comprendre ces trois expériences ?

La montagne représente l’émotion de la grandeur sublime, de ce qui s’élève de façon gigantesque vers le ciel. Large à la base et en pointe au sommet, pour connoter l’effort de se détacher des écorces inessentielles et n’être plus qu’une identité une, comme la pointe, parfois recouverte de la blancheur de la neige. C’est le mouvement de la grandeur, qui est aussi le mouvement du don, du ‘hessed, qui produit ce sentiment de démesure, de dépassement de sa propre humanité. On comprend pourquoi Abraham est identifié à la montagne, car il inaugure cette reconnaissance active de la grandeur et la générosité démesurée de D. Il est le miroir de cette grandeur, il témoigne de ce déploiement. Ainsi on identifie Abraham à la tefila de cha’harit, où la lumière opère un parcours semblable, de déploiement et d’ouverture grandiose. C’est aussi la sephira de guedola.

Its’hak fait un pas de plus dans le service de D., en tant qu’il témoigne de D. par l’image du champ, car le champ, c’est l’horizontalité, c’est-à-dire le réel lui-même, déposé face à D. C’est la terre, le réel, réduit à sa simplicité de présence, à son expression la plus humble, dégagée de tout attribut, de tout ornement particulier. Ainsi la première fois qu’est employé le terme champ dans la Tora[[Genèse 2-5]] il est dit : « Et aucun produit du champ n’était encore dans la terre ». Et le terme utilisé pour dire produit est sia’h, le même mot qui est repris pour dire la prière de Itsh’ak, lassoua’h, dans notre passouk.
Ce n’est pas que la terre est aride. Elle est dans sa simplicité de don, dans sa transparence. Il n’y a rien à y voir, pas même le vide, car le champ n’est pas le désert. Cet extrême dépouillement vise une qualité qu’incarne Its’hak, une forme de détachement simple, d’acceptation radicale d’être coupé de l’inessentiel et du profane, que l’on appelle kedousha. Ainsi, Its’hak a dépassé la peur de mourir au mont Moria, et ses yeux en ont été aveuglés. De même, il n’a jamais quitté la kedousha de la terre d’Israël. Il témoigne de la non nécessité du regard sur les choses particulières de la terre, car il a été et est entièrement un don pour D. qui voit au delà du réel, directement vers D.

Cette dimension du sublime, comme séparé du relatif et de l’ornemental, autorise l’exaucement immédiat de la prière, surtout quand, comme le disent les commentateurs, Its’hak priait en relation avec sa femme. Car rien n’obstrue l’exaucement, pas les traces de tourment ou d’insignifiance des pensées, la demande de la prière étant elle-même simple, et claire, et détachée.
Elle s’adresse à D. sans travail, sans profondeur ni besoin d’élévation, mais comme déjà positionnée face à D., dans l’horizontalité stable et simple, comme une conversation, d’où le terme lassoua’h pour sa prière.

Cette dimension a partie liée aussi avec la grâce merveilleuse, irréelle, de la rencontre avec Rivka. L’extraordinaire limpidité de sa rencontre par Eliézer, sans aucun effort, alors que sa prière à lui était considérée par nos maîtres comme dangereuse et effrontée, l’enchaînement parfait des événements, plus le fait qu’elle ait été choisie par un intermédiaire, indirectement, de sorte qu’on comprend là encore le détachement du désir d’Its’hak, et l’acceptation complète du choix de D., extérieur à lui, est le miroir de kedousha de Its’hak, de son détachement des affaires trop humaines, le détachement de la réalité.

Le champ est l’image de l’irréel de la réalité, de la dépossession. Car le regard se perd dans le champ, car il n’y a rien à y voir. Si Abraham fut étranger par le déracinement, Its’hak fut étranger dans son lieu même, car le champ est une image de l’étrangeté aux choses.

De même, le temps de min’ha, où le soleil n’est plus dans la force de son déploiement, et qui n’est pas non plus le manque foncier de la nuit, mais où la réalité de lumière n’existe que dans son insignifiance, car le soleil décline continuement, est à l’image de l’irréel, du détachement des choses. Dans ce regard, l’étrangeté au monde rapproche de D. et la prière est plus directement exaucée. Le champ, c’est la perte du regard.

Yacov franchit un nouveau pas dans le service de D. avec l’image de la maison. On sait aussi [[Berakhot 26b]]que Yacov a institué la prière de la nuit. La nuit représente l’exil, la perte. Yacov, au cœur même de l’absence de lumière, ou de signe, a su non seulement rester en contact avec D., mais plus encore donner à sa relation à D. la forme d’une demeure, d’une intériorité stable, construite, et habitable. Ainsi, le service de D. consiste pleinement, à tous les niveaux de relation, dans la reconnaissance de la grandeur, dans la grâce de l’irréel, et encore dans l’intériorisation de l’histoire ( l’histoire, c’est-à-dire le sens de l’exil et du retour ).

Voir l'auteur
avatar-author
1990
Agrégé de lettres et Docteur en philosophie, Jérôme Benarroch est un ancien élève puis enseignant de la Yechiva des Étudiants de Paris. Il est actuellement professeur de philosophie et de français au lycée Ozar Hatorah Paris 13ème. Enseignant à l’Institut Elie Wiesel, à l’Institut Universitaire Rachi de Troyes, au SNEJ de l’Alliance Israélite Universelle, dans le cadre du cycle ACT de la Yechiva des Etudiants de Marseille, au Collège des Bernardins, et à l’Université Catholique de Louvain, il a publié des articles au sein des Cahiers d’Etudes Lévinassiennes, des revues La Règle d’Abraham, Orient-Occident les racines spirituelles de l’Europe, et des Cahiers philosophiques de Strasbourg et intervient régulièrement sur Akadem.

“Hayé Sarah : Image du champ”

Il n'y a pas encore de commentaire.