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Etude talmudique sur le prêt à intérêt (Ribit) et le Hétèr Iska

par: J. Toledano

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Introduction

Après avoir été interdit durant tout le Moyen-Âge par la chrétienté, le prêt à intérêt commence à se développer en Occident à partir du XVI-ème siècle, notamment sous l’impulsion de la réforme protestante qui le considéra nécessaire au développement économique de la société.

 

Aujourd’hui en Occident, le prêt à intérêt n’est plus sujet à discussion. Il s’est imposé comme une pierre angulaire de la modernité, que même les crises économiques et financières n’ont pas (pour l’instant) remis en question.

Mais le judaïsme reste fidèle au message : la Torah l’a interdit et continue à l’interdire ! Quel est le sens d’une telle interdiction ? Ne nuit-elle pas au développement économique ? Quel projet de société envisage la Torah ? Pour aborder ces questions, je suivrai une démarche Talmudique. Aussi, cet article ne constitue ni un recueil de loi, ni une réflexion libre sur le sujet, mais plutôt une démarche d’étude sur texte, qui oblige à un constant aller-retour entre la loi et la réflexion. Il me tient à cœur de montrer que, contrairement à une idée couramment répandue, la pensée et la loi ne sont pas des univers cloisonnés, mais au contraire, la loi dans ses moindres détails véhicule en fait la pensée d’Israël, probablement la plus riche et la plus féconde, une pensée qui se traduit en acte. Derrière les lois se cachent en fait des enjeux existentiels profonds qui trouvent une résonance en chacun de nous.

Les principaux textes qui seront rapportés sont la Torah, le Talmud, le Midrach mais aussi les œuvres des grands maîtres d’Israël postérieurs à l’écriture du Talmud qui ont jalonné l’histoire juive jusqu’à aujourd’hui comme Rachi, Tosfot, Maïmonide, Nahmanide, le Maharal de Prague. Afin de se plonger pleinement dans l’univers de ces maîtres, leurs paroles seront rapportées en hébreu. Cependant, aucune connaissance de l’hébreu n’est nécessaire puisque chaque texte sera traduit et commenté.

Enfin, je tiens à préciser que cette étude ne prétend pas à l’exhaustivité, mais que seuls certains aspects du prêt à intérêt y sont abordés. Particulièrement en matière de loi, cette étude ne remplace nullement la consultation d’une autorité rabbinique compétente.

 

 

Table des matières

I) Analyse des versets de la Torah
1) Les versets de la Torah
2) La mitsva de prêter
3) Le prêt à intérêt : « morsure » et « surplus »
a) « morsure » et « surplus »
b) la morsure du serpent
4) Le prêt entre juifs et non-juifs
5) La différence entre le prêt à intérêt et la location
a) Les deux sortes de prêt : biens fongibles et biens non-fongibles
b) La différence entre le prêt à intérêt et la location
6) Le prêt à intérêt : une interdiction hors-norme
a) La transgression de l’emprunteur
b) Une responsabilité collective
c) L’interdiction d’une simple parole
II) Enjeu et gravité du prêt à intérêt
1) La gravité comparée du vol et du prêt à intérêt
2) La restitution de l’intérêt perçu indûment
a) La restitution de l’intérêt perçu indûment : présentation du problème
b) La comparaison du prêteur à intérêt à l’assassin : démarche de Rachi
c) La comparaison du prêteur à intérêt à l’assassin : démarche du Maharal
d) L’argent c’est le sang
e) La restitution de l’intérêt perçu indûment : illusion ou réalité ?
3) Le prêt à intérêt pour une société à risque limité
4) Le prêteur à intérêt lors la résurrection des morts
III) L’association du travail et du capital ? Iska et Hétèr Iska
   1) Introduction
2) Iska : principe général de l’association
3) Iska : analyse détaillée de l’association
4) Iska : pourquoi une rémunération symbolique suffit-elle ?
5) Le Hétèr Iska d’aujourd’hui
6) La légitimité du Hétèr Iska
      a) Une éventualité d’intérêt
b) Le prêt d’une quantité contre une même quantité
c) Les deux sortes d’éventualité d’intérêt : avec ou sans liberté d’échapper au paiement d’intérêts
d) Hétèr Iska : vente du risque et éventualité d’un semblant d’intérêt
i) Premier argument : la vente du risque
ii) Second argument : une éventualité d’un semblant d’intérêt
7) Hétèr Iska : proscrit pour le prêt à la consommation, mais autorisé pour le prêt immobilier

 

 

I) Analyse des versets de la Torah

1) Les versets de la Torah

A trois reprises, la Torah interdit le prêt à intérêt. Dans ce paragraphe, nous rapporterons ces trois passages en les traduisant le plus littéralement possible, afin de bien percevoir les nuances du texte. En particulier, nous traduirons littéralement les deux termes que la Torah utilise pour désigner le prêt à intérêt : נֶשֶׁךְ (néchèh) – morsure  et  תַרְבִּית (tarbit) – surplus. Nous reviendrons au paragraphe I)3) sur la signification de ces deux termes.

Le premier passage se trouve dans le livre de Chémot, dans la paracha Michpatim :

(כד) אִם כֶּסֶף תַּלְוֶה אֶת עַמִּי אֶת הֶעָנִי עִמָּךְ לֹא תִהְיֶה לוֹ כְּנֹשֶׁה לֹא תְשִׂימוּן עָלָיו נֶשֶׁךְ :
(שמות כב)

(24) Si tu prêtes de l’argent à mon peuple, au pauvre qui est avec toi, tu ne seras pas envers lui comme un créancier, vous ne mettrez pas sur lui une morsure.
(Chémot 22)

Le second passage dans le livre de Vayikra, dans la paracha Béhar :

(לה) וְכִי יָמוּךְ אָחִיךָ וּמָטָה יָדוֹ עִמָּךְ וְהֶחֱזַקְתָּ בּוֹ גֵּר וְתוֹשָׁב וָחַי עִמָּךְ (לו) אַל תִּקַּח מֵאִתּוֹ נֶשֶׁךְ וְתַרְבִּית וְיָרֵאתָ מֵאֱלֹהֶיךָ וְחֵי אָחִיךָ עִמָּךְ (לז) אֶת כַּסְפְּךָ לֹא תִתֵּן לוֹ בְּנֶשֶׁךְ וּבְמַרְבִּית לֹא תִתֵּן אָכְלֶךָ (לח) אֲנִי ה’ אֱלֹהֵיכֶם אֲשֶׁר הוֹצֵאתִי אֶתְכֶם מֵאֶרֶץ מִצְרָיִם לָתֵת לָכֶם אֶת אֶרֶץ כְּנַעַן לִהְיוֹת לָכֶם לֵאלֹהִים :
(ויקרא כה)

(35) Si ton frère s’appauvrit et sa main chancelle avec toi, tu le soutiendras ; étranger ou résident, il vivra avec toi. (36) Tu ne prendras de lui ni morsure ni surplus, et tu craindras ton Dieu, et ton frère vivra avec toi. (37) Ton argent, tu ne lui donneras pas avec morsure ; et avec surplus, tu ne lui donneras pas ta nourriture. (38) Je suis Hachem votre Dieu qui vous ai fait sortir de la terre d’Egypte pour vous donner la terre de Kénaan pour être votre Dieu.
(Vayikra 25)

Le troisième passage dans le livre de Dévarim, dans la paracha Ki-Tetsé :

(כ) לֹא תַשִּׁיךְ לְאָחִיךָ נֶשֶׁךְ כֶּסֶף נֶשֶׁךְ אֹכֶל נֶשֶׁךְ כָּל דָּבָר אֲשֶׁר יִשָּׁךְ (כא) לַנָּכְרִי תַשִּׁיךְ וּלְאָחִיךָ לֹא תַשִּׁיךְ לְמַעַן יְבָרֶכְךָ ה’ אֱלֹהֶיךָ בְּכֹל מִשְׁלַח יָדֶךָ עַל הָאָרֶץ אֲשֶׁר אַתָּה בָא שָׁמָּה לְרִשְׁתָּהּ :
(דברים כג)

(20) Tu ne te feras pas mordre par ton frère d’une morsure d’argent, d’une morsure de nourriture, d’une morsure de toute chose qui mord. (21) Par l’étranger tu te feras mordre, et par ton frère tu ne te feras pas mordre, afin qu’Hachem ton Dieu te bénisse dans toutes tes entreprises, sur la terre que tu vas hériter là-bas.
(Dévarim 23)

Première constatation, la Torah interdit tout type de prêt à intérêt :

– L’interdiction s’applique aussi bien aux riches qu’aux pauvres. En effet, bien que dans les deux premiers passages, la Torah n’envisage que le cas d’un emprunteur pauvre, le troisième passage généralise l’interdiction à tout emprunteur.

– Il n’existe pas dans la Torah de notion de taux d’usure, c’est à dire de taux d’intérêt maximum autorisé, comme c’est le cas actuellement dans de nombreux pays (en France, le taux d’usure actuel varie entre 5% et 20% selon le type de prêt). La Torah interdit le prêt à intérêt quelqu’en soit le taux.

– La Torah interdit tout type de prêt à intérêt, que ce soit un prêt à la consommation, un prêt immobilier ou un prêt entreprise. Cependant, comme nous le développerons longuement dans la partie III, les sages ont élaboré des structures appelées Iska (עִסְקָא) et Hétèr Iska (הֶתֵּר עִסְקָא) qui permettent d’envisager un prêt entreprise et un prêt immobilier.

Procédons à présent à une analyse des versets en nous appuyant sur le Talmud, le Midrash et les commentateurs classiques.

 

2) La mitsva de prêter

Revenons sur le premier passage :

(כד) אִם כֶּסֶף תַּלְוֶה אֶת עַמִּי אֶת הֶעָנִי עִמָּךְ לֹא תִהְיֶה לוֹ כְּנֹשֶׁה לֹא תְשִׂימוּן עָלָיו נֶשֶׁךְ :
(שמות כב)

(24) Si tu prêtes de l’argent à mon peuple, au pauvre qui est avec toi, tu ne seras pas envers lui comme un créancier, vous ne mettrez pas sur lui une morsure.
(Chémot 22)

Avant d’énoncer l’interdiction de prêter à intérêt : « vous ne mettrez pas sur lui une morsure », la Torah commence par énoncer une autre interdiction : « tu ne seras pas envers lui comme un créancier ». De quoi s’agit-il précisément ?

Rachi (abréviation de Rabbi Chlomo Itshaki) (1040 – 1105), illustre sage français auteur du plus célèbre commentaire sur la Torah, explique :

לא תהיה לו כנשה – לא תתבענו בחזקה, אם אתה יודע שאין לו, אל תהי דומה עליו כאלו הלויתו, אלא כאלו לא הלויתו, כלומר לא תכלימהו
(רש״י – שמות כב, כד)

« Tu ne seras pas envers lui comme un créancier » – tu ne lui réclameras pas avec force. Si tu sais qu’il n’a pas, ne te conduis pas envers lui comme si tu lui avais prêté, mais comme si tu ne lui avais pas prêté ; autrement dit ne l’humilie pas.
(Rachi – Chémot 22, 24)

Revenons à présent sur le premier mot du premier passage « si tu prêtes de l’argent … ». Le mot « si » (אִם) soulève une question : y-a-t-il une mitsva (c’est à dire une obligation) de prêter au pauvre ?

En utilisant la conjonction conditionnelle « si » (אִם), la Torah semble sous-entendre que le prêt est un acte facultatif. Mais la Méhilta (Midrash composé par les sages de la Michna) enseigne que notre verset est l’un des trois versets faisant exception à la règle habituelle. La Méhilta rapporte comme preuve un autre verset de la Torah duquel il ressort clairement qu’il y a une mitsva (obligation) de prêter au pauvre :

וְהַעֲבֵט תַּעֲבִיטֶנּוּ
(דברים טו, ח)

Tu lui prêteras
(Dévarim 15, 8)

Maïmonide (Rabbi Moché ben Maïmon ou en abrégé Rambam), illustre sage d’Espagne (1138 – 1204), en se fondant sur cette Méhilta, compte la mitsva de prêter au pauvre dans la liste des 613 mitsvot. Maïmonide ajoute que la mitsva de prêter au pauvre est même plus grande que celle de lui donner (la Tsédaka) :

מצוה קצז. היא שצונו להלוות לעני להקל לו מעניו ולהרחיב לו, וזה מצוה היותר חזקה ויותר מחוייבת מכל מצות צדקה, כי מי שנתגלה ונתבזה לשאול מיד האנשים אין צרת עניו כמו צרת המסתתר שירצה להעזר עד שלא יתגלה עניו ויתבזה. והצווי במצוה זו הוא אמרו יתעלה אם כסף תלוה את עמי (שמות כב, כד). ולשון מכילתא כל אם שבתורה רשות חוץ משלשה וזה אחד מהם, ואמרו אם כסף (שמות כב, כד) חובה אתה אומר חובה או אינו אלא רשות תלמוד לומר העבט תעביטנו (דברים טו, ח) חובה ולא רשות.
(רמב״ם – ספר המצוות – מצות עשה קצז)

Mitsva 197 : C’est le commandement qui nous enjoint de prêter au pauvre afin de le soulager et d’améliorer sa situation. Ce commandement est plus important et plus essentiel que celui de donner la Tsédaka. En effet, celui qui s’est abaissé à demander ouvertement l’aumône ne souffre pas autant que celui qui cache sa pauvreté et qui voudrait être aidé (par le biais d’un prêt) sans avoir besoin de s’abaisser. Cette mitsva se déduit du verset : « si tu prêtes de l’argent à mon peuple (au pauvre qui est avec toi) » (Chémot 22, 24). La Méhilta enseigne :  » tous les « si » de la Torah introduisent un acte facultatif, sauf dans trois cas ; et celui-ci est l’un d’entre eux « .  La Méhilta ajoute :  » « si tu prêtes » (Chémot 22, 24) exprime une obligation. Cela exprime-t-il vraiment une obligation ou plutôt un acte facultatif ? Un autre verset enseigne « tu lui prêteras » (Dévarim 15, 8). Il s’agit donc d’une obligation et non d’un acte facultatif « .
(Maïmonide – Séfèr Hamitsvot – Mitsva positive 197)

Une question subsiste cependant. Pourquoi la Torah utilise-t-elle la conjonction « si », qui désigne habituellement une action facultative, pour exprimer une obligation ?

Le Maharal (1512 – 1609), célèbre talmudiste et kabbaliste de Prague, soulève cette question et y répond :

ויש לשאול מאחר שהיא מצוה למה כתיב בלשון אם, ויש לפרש כי הכתוב בא לומר כי המצוה הזאת תלויה במה שכתוב אחריו לא תהיה לו כנושה …
(מהר״ל – נתיבות עולם – נתיב הצדקה – פרק ו)

On peut se demander : puisqu’il s’agit d’une mitsva, pourquoi est-elle introduite par le terme « si » ? Il convient d’expliquer que le texte vient dire (en utilisant le terme « si ») que (l’accomplissement de) cette mitsva dépend de la (réalisation de la) suite du verset : « tu ne seras pas envers lui comme un créancier » …
(Maharal – Nétivot Olam – Nétiv Hatsédaka – chapitre 6)

Le Maharal explique que la Torah a volontairement utilisé la conjonction conditionnelle « si » pour préciser que le fait de prêter n’a aucune valeur en soi tant qu’on n’a pas appliqué la fin du verset : « tu ne seras pas envers lui comme un créancier, vous ne mettrez pas sur lui une morsure ».

Cette explication du Maharal corrobore parfaitement une loi tranchée par le Choulhan Arouh :

אסור ללוה לקחת הלואה ולהוציאה שלא לצורך ולאבדה עד שלא ימצא המלוה ממה לגבות חובו … וכשהמלוה מכיר את הלוה שהוא בעל מדה זו מוטב שלא להלוותו ממה שילווהו ויצטרך לנגשו אחר כך ויעבור בכל פעם משום לא תהיה לו כנושה.
(שולחן ערוך – חושן משפט – צז, ד)

Il est interdit pour un emprunteur d’emprunter, de dépenser inutilement et de dilapider au point de devenir insolvable et de ne plus pouvoir rembourser sa dette … Et lorsque le prêteur sait que l’emprunteur se comporte ainsi, mieux vaut ne pas lui prêter plutôt que de lui prêter et de devoir par la suite lui faire pression (pour qu’il rembourse) en transgressant à chaque fois : « tu ne seras pas envers lui comme un créancier ».
(Choulhan Arouh – Hochen Michpat – 97, 4)

Si on prête pour se comporter par la suite comme un créancier en faisant pression sur l’emprunteur pour qu’il rembourse (ou pire si on prête à intérêt) alors mieux vaut ne pas prêter. En effet, dans ce cas le prêt n’est pas une mitsva, mais au contraire une transgression.

 

3) Le prêt à intérêt : « morsure » et « surplus »

a) « morsure » et « surplus »

Revenons sur le second passage :

(לו) אַל תִּקַּח מֵאִתּוֹ נֶשֶׁךְ וְתַרְבִּית
(ויקרא כה)

(36) Tu ne prendras de lui ni morsure ni surplus
(Vayikra 25)

La Torah utilise deux termes pour dėsigner l’intérêt :

– נֶשֶׁךְ (néchèh)morsure  dont la racine hébraïque est  נשך – mordre. C’est ce terme qui a donné son nom au cinquième chapitre de la Michna et du Talmud du traité Baba Metsia, consacré au prêt à intérêt : אֵיזֶהוּ נֶשֶׁךְ (ézéou nécheh)qu’est-ce qu’une morsure ?

– תַרְבִּית (tarbit) – surplus  dont la racine hébraïque est  רב – augmenter, grandir. De cette même racine proviennent les mots  הַרְבֵּה – beaucoup,  רַבִּים – pluriel,  רַב et רַבִּי – grand (maître). En retirant la première lettre (qui ne fait pas partie de la racine) du mot  תַרְבִּית (tarbit) – surplus  on obtient un synonyme : רִבִּית (ribit) – surplus. C’est ce dernier terme qui s’est imposé depuis le Talmud pour désigner le prêt à intérêt.

Ces deux termes traduisent les deux aspects du prêt à intérêt : la morsure (נֶשֶׁךְ) exprime la souffrance de l’emprunteur qui doit rembourser plus que ce qu’il n’a emprunté ; le surplus (תַרְבִּית) exprime l’enrichissement du prêteur qui reçoit plus que ce qu’il n’a prêté.

Pourquoi la Torah prend-elle la peine d’interdire les deux : « tu ne prendras de lui ni morsure ni surplus», n’est-ce pas redondant ?

En fait, la nécessité des deux interdictions se comprendrait bien s’il existait un cas où l’emprunteur subirait une morsure (נֶשֶׁךְ) sans que le prêteur n’en tire un surplus (תַרְבִּית), et inversement s’il existait un cas où le prêteur tirerait un surplus (תַרְבִּית) sans que l’emprunteur ne subisse une morsure (נֶשֶׁךְ). Cependant, après des tentatives infructueuses, le Talmud (Baba Metsia 60b) aboutit à la conclusion que de tels cas n’existent pas. Autrement dit, la morsure (נֶשֶׁךְ) de l’emprunteur et le surplus (תַרְבִּית) du prêteur sont indissociables, il ne peut y avoir l’un sans l’autre. Du coup, la question revient : pourquoi la Torah prend-elle la peine d’énoncer les deux interdictions ?

Le Talmud répond :

אי אתה מוצא לא נשך בלא תרבית ולא תרבית בלא נשך ולא חלקן הכתוב אלא לעבור עליו בשני לאוין.
(בבא מציעא ס, ב)

Tu ne peux trouver ni morsure (נֶשֶׁךְ) sans surplus (תַרְבִּית), ni surplus (תַרְבִּית) sans morsure (נֶשֶׁךְ). Le texte ne les a distingués que pour rendre passible (le prêteur à intérêt) d’une double transgression.
(Baba Metsia 60b)

Que signifie cette double transgression ? En première approche, on pourrait dire qu’il s’agit d’une façon d’exprimer la gravité du prêt à intérêt, comme pour dire que cet interdit en vaut deux. Mais cela ne fait que déplacer le problème : pourquoi cet interdit en vaut-il deux ?

Le Maharal de Prague propose la démarche suivante :

ולי נראה, דאף על גב דשני לאוין, ואי אפשר למצוא תרבית בלא נשך ונשך בלא תרבית, השני לאוין משני צדדין : לאו אחד הוא מצד אשר הוא נושך את חבירו, ואסרה תורה לישך חבירו, וזהו לאו אחד. והלאו השני מצד אשר מרבה ממונו שלא כדין, וזהו טעם איסור השני.
(מהר »ל – גור אריה – ויקרא כה, לז)

Il me semble, que bien que ces deux interdits (soient indissociables, dans la mesure où) il est impossible de trouver un surplus sans morsure ou une morsure sans surplus, (malgré tout) ces deux interdits ont des enjeux différents : un interdit (la morsure) a pour enjeu le fait de mordre son ami, ce que la Torah interdit ; alors que le second interdit (le surplus) à pour enjeu le fait de s’enrichir de façon injustifiée, c’est cela le sens du second interdit.
(Maharal – Gour Arié – Vayikra 25, 37)

Cette explication soulève néanmoins une question. Pourquoi concernant le prêt à intérêt, la Torah distingue-t-elle ces deux aspects, alors que concernant le vol, la Torah n’énonce qu’un interdit global « tu ne voleras pas » (Vayikra 19, 13) ? Nous reviendrons sur ce point au paragraphe II)2)c).

 

b) La morsure du serpent

Revenons à présent sur le terme de « morsure » (נֶשֶׁךְ). Pourquoi la Torah utilise-t-elle ce terme très violent pour désigner l’intérêt versé par l’emprunteur ?

Rachi rapporte le Midrash (Midrash Tanhouma Michpatim 9 ; Midrash Chémot Raba 31, 6) qui interprète ce choix  sémantique :

נשך – רבית שהוא כנשיכת נחש, שנושך חבורה קטנה ברגלו ואינו מרגיש, ופתאום הוא מבצבץ ונופח עד קדקדו, כך רבית, אינו מרגיש ואינו ניכר עד שהרבית עולה ומחסרו ממון הרבה:
(רש »י שמות כב, כד)

« Morsure » – L’intérêt est comme la morsure d’un serpent. Elle n’engendre (au début) qu’une plaie anodine et indolore au pied, puis subitement elle gonfle et monte jusqu’à la tête. De même l’intérêt semble (au début) imperceptible et insignifiant, jusqu’à ce qu’il s’accumule et qu’il fasse perdre beaucoup d’argent.
(Rachi Chémot 22, 24)

Ainsi, par le simple choix du terme « morsure » (נֶשֶׁךְ), la Torah vient nous mettre en garde du caractère sournois et redoutable du prêt à intérêt.

Notons qu’il s’agit là d’une problématique d’actualité :

– D’une part, dans les pays industrialisés, le surendettement des ménages est devenu aujourd’hui un véritable problème de société. La France, par exemple, a franchi le cap du million de surendettés (pour une population totale de 63 millions de Français). La cause principale en est la banalisation du crédit à la consommation.

– D’autre part, il y a actuellement une sérieuse polémique concernant une éventuelle annulation de

la dette des pays du tiers-monde envers les pays industrialisés. Un des arguments majeurs en faveur de l’annulation consiste à dire que, par le paiement des intérêts, la dette de 1980 à déjà été remboursée six fois, et que malgré tout ils se retrouvent quatre fois plus endettés.

 

4) Le prêt à intérêt entre juifs et non-juifs

Des deux premiers passages il ressort qu’un juif peut prêter à intérêt à un non juif :

(כד) אִם כֶּסֶף תַּלְוֶה אֶת עַמִּי אֶת הֶעָנִי עִמָּךְ … לֹא תְשִׂימוּן עָלָיו נֶשֶׁךְ :
(שמות כב)

(24) Si tu prêtes de l’argent à mon peuple, au pauvre qui est avec toi … vous ne mettrez pas sur lui une morsure.
(Chémot 22)

(לה) וְכִי יָמוּךְ אָחִיךָ … (לו) אַל תִּקַּח מֵאִתּוֹ נֶשֶׁךְ וְתַרְבִּית
(ויקרא כה)

(35) Si ton frère s’appauvrit … (36) Tu ne prendras de lui ni morsure ni surplus
(Vayikra 25)

Et du troisième passage il ressort qu’un non-juif peut prêter à intérêt à un juif :

(כא) לַנָּכְרִי תַשִּׁיךְ וּלְאָחִיךָ לֹא תַשִּׁיךְ
(דברים כג)

(21) Par l’étranger tu te feras mordre, et par ton frère tu ne te feras pas mordre
(Dévarim 23)

En effet, le verbe תַשִּׁיךְ (dont la racine est נשך : mordre) est à la forme factitive (הִפְעִיל – Hiphil). Contrairement à la forme simple (פָּעַל – Paal) qui indique que le sujet fait lui-même l’action, la forme factitive (הִפְעִיל – Hiphil) indique que le sujet fait faire l’action. Ainsi, comme l’explique le Talmud (Baba Metsia 70b), si la Torah avait voulu s’adresser au prêteur en lui disant « tu mordras l’étranger », elle aurait utilisé la forme simple (פָּעַל – Paal) : תִּשׁוֹךְ. En utilisant la forme factitive (הִפְעִיל – Hiphil) : תַשִּׁיךְ , la Torah montre qu’elle s’adresse à l’emprunteur en lui disant « par l’étranger tu te feras mordre » :

מאי תַשִּׁיךְ לאו תִּשׁוֹךְ לא תַשִּׁיךְ
(בבא מציעא ע, ב)

Que signifie תַשִּׁיךְ ? Cela ne signifie-t-il pas תִּשׁוֹךְ « tu mordras » ? Non, cela signifie תַשִּׁיךְ « tu te feras mordre »
(Baba Metsia 70b)

Des trois passages de la Torah il ressort ainsi que l’interdiction de prêter à intérêt ne s’applique que lorsque le prêteur et l’emprunteur sont juifs. Par contre, lorsque l’un est juif et l’autre non-juif il n’y a aucune interdiction. Insistons sur l’équité de cette loi : autant il sera permis qu’un juif prête à intérêt à un non juif, autant il sera permis qu’un non-juif prête à intérêt à un juif.

Cependant, pour assurer l’équité, la Torah aurait pu également interdire le prêt à intérêt entre un juif et un non-juif dans un sens comme dans l’autre. Pourquoi la Torah a-t-elle limité l’interdiction du prêt à intérêt au cas d’un prêt contracté entre juifs ?

Nahmanide (Rabbi Moché ben Nahman ou en abrégé Ramban), grand maître d’Espagne (1194 Gérone – 1276 Israël), propose la démarche suivante :

רבית הנכרי מותר, ולא הזכיר כן בגזל ובגנבה כמו שאמרו (בבא קמא קיג, ב) גזל גוי אסור. אבל הרבית שהוא נעשה לדעת שניהם וברצונם לא נאסר אלא מצד האחוה
(רמב »ן דברים כג, כ)

Le prêt à intérêt avec un non-juif est autorisé, contrairement au vol qui est interdit comme l’enseigne le Talmud (traité Baba Kama 113b) : « il est interdit de voler un non-juif ». En effet, le prêt à intérêt s’effectue avec l’accord et le consentement des deux parties, il n’a été interdit que dans le cadre de la fraternité.
(Nahmanide Dévarim 23, 20)

Nahmanide commence par rappeler que le Talmud (traité Baba Kama 113b) interdit de voler un non-juif. Puis il explique la différence fondamentale qui sépare le prêt à intérêt du vol : le prêt à intérêt se contracte par consentement mutuel alors que le vol s’effectue sous la contrainte. Ainsi, le vol est contraire à la morale universelle, et c’est pourquoi la Torah l’interdit de façon systématique. Par contre, le prêt à intérêt ne s’oppose pas à la morale universelle, et c’est pourquoi la Torah l’autorise entre un juif et un non-juif. Mais entre juifs, par devoir de fraternité la Torah l’interdit.

Il est remarquable de constater que l’explication de Nahmanide se retrouve parfaitement dans les mots de la Torah. En effet le verset fait explicitement référence à la fraternité lorsqu’il interdit le prêt à intérêt : « si ton frère s’appauvrit … tu ne prendras de lui ni morsure ni surplus ».

Un point reste encore à élucider. Quelle est le sens de cette fraternité ?

Il ne faudrait surtout pas la réduire à sa dimension filiale – biologique. Lorsque la Torah nomme le peuple juif : « enfants d’Israël » (בְּנֵי יִשְׂרָאֵל), elle ne se réfère pas uniquement aux descendants du patriarche Yaakov (dont le second nom est Israël). En effet, la Torah donne la possibilité à quiconque de se convertir au judaïsme. Il faut donc donner un sens plus large à l’expression « enfants d’Israël » (בְּנֵי יִשְׂרָאֵל), et y inclure tous ceux qui s’affilient à la démarche du patriarche Yaakov – Israël, et se considèrent ses « enfants », c’est à dire ses élèves.

De la même façon, lorsque dans le premier paragraphe du Chéma, il est demandé d’enseigner la Torah à ses enfants :

וְשִׁנַּנְתָּם לְבָנֶיךָ
(דברים  ו, ז)

Tu enseigneras (la Torah) à tes enfants
(Dévarim 6, 7)

Rachi, au nom du Sifré (Midrash composé par les sages de la Michna), précise qu’il ne faut pas limiter le verset aux enfants biologiques :

לבניך. אלו התלמידים. מצינו בכל מקום שהתלמידים קרויים בנים, שנאמר (דברים יד, א) בָּנִים אַתֶּם לַה’ אֱלֹהֵיכֶם … וכן בחזקיהו שלמד תורה לכל ישראל וקראם בנים שנאמר (דברי הימים ב, כט, יא) בָּנַי … וכשם שהתלמידים קרויים בנים … כך הרב קרוי אב, שנאמר (מלכים ב, ב, יב) אָבִי אָבִי
(רש״י – דברים ו, ז)

« A tes enfants » : ce sont les élèves. Partout, nous trouvons que les élèves sont appelés « enfants ». Ainsi, il est dit (Dévarim 14, 1) « vous êtes les enfants de Hachem votre Dieu » … De même, (le roi) Hizkiaou, qui a enseigné la Torah à tout le peuple d’Israel, les appelle ses enfants, comme il est dit (Divré Hayamim 2, 29, 11) « mes enfants … ». Et de même que les élèves sont appelés « enfants » … ainsi le maître est appelé « père », comme il est dit (à propos du prophète Elicha s’adressant à son maître le prophète Eliaou) (Mélahim 2, 2, 12) « mon père, mon père, … »
(Rachi – Dévarim 6, 7)

Aussi, la fraternité que la Torah évoque, notamment à propos du prêt à intérêt, doit également être comprise dans ce sens. En tant que condisciple, ayant lui aussi pris sur lui le joug des mitsvot, et en particulier l’interdiction de prêter à intérêt, il mérite de notre part cette attention particulière : ne pas nous non plus lui prêter à intérêt.

 

5) La différence entre le prêt à intérêt et la location

a) Les deux sortes de prêt : biens fongibles et biens non-fongibles

La langue hébraïque fait la nuance entre deux types de prêt :

– הַלְוָאָה (halvaa), dont la racine hébraïque est לוה (lava) – emprunter, désigne le prêt d’un bien fongible. Dans ce type de prêt, ce n’est pas l’objet prêté qui sera restitué en l’état, mais un équivalent de même nature et en même quantité.

– שְׁאֵלָה (chééla), dont la racine hébraïque est שאל (chaal) – emprunter, désigne le prêt d’un bien non-fongible. Dans ce type de prêt, l’emprunteur n’est pas autorisé à consommer le bien prêté. Le prêteur ne met à disposition de l’emprunteur que l’usage du bien. Le bien lui-même devra être restitué en l’état.

 

Concernant l’interdiction du prêt à intérêt, la Torah envisage le cas d’une הַלְוָאָה (halvaa), c’est à dire le prêt d’un bien fongible. La Torah utilise en effet le verbe תַּלְוֶה (talvé) – tu prêtes dont la racine hébraïque est לוה (lava) – emprunter :

(כד) אִם כֶּסֶף תַּלְוֶה אֶת עַמִּי אֶת הֶעָנִי עִמָּךְ לֹא תִהְיֶה לוֹ כְּנֹשֶׁה לֹא תְשִׂימוּן עָלָיו נֶשֶׁךְ :
(שמות כב)

(24) Si tu prêtes de l’argent à mon peuple, au pauvre qui est avec toi, tu ne seras pas envers lui comme un créancier, vous ne mettrez pas sur lui une morsure.
(Chémot 22)

L’argent et la nourriture étant les deux principales catégories de biens fongibles, il n’est donc pas étonnant que ce soient les deux exemples de biens que la Torah ait choisis pour interdire le prêt à intérêt :

(כ) לֹא תַשִּׁיךְ לְאָחִיךָ נֶשֶׁךְ כֶּסֶף נֶשֶׁךְ אֹכֶל נֶשֶׁךְ כָּל דָּבָר אֲשֶׁר יִשָּׁךְ :
(דברים כג)

(20) Tu ne te feras pas mordre par ton frère d’une morsure d’argent, d’une morsure de nourriture, d’une morsure de toute chose qui mord.
(Dévarim 23)

Le verset ne limite cependant pas l’interdit à l’argent et à la nourriture, il l’étend à « toute chose ». Tosfot, l’un des plus importants commentaires du Talmud, œuvre de multiples sages Français du moyen-âge parmi lesquels des élèves de Rachi, explique qu’en généralisant à « toute chose », le verset vient inclure les autres catégories de biens fongibles, comme par exemple le bois et les pierres :

כל דבר … לרבות עצים ואבנים
(תוספות – בבא מציעא סא, א)

« toute chose » … cela vient inclure le bois et les pierres
(Tosfot – Baba Metsia 61a)

Puisque la Torah n’interdit le prêt à intérêt que dans le cas d’une הַלְוָאָה (halvaa) (c’est à dire pour le prêt d’un bien fongible), il sera donc permis de toucher une rémunération pour une שְׁאֵלָה (chééla) (c’est à dire pour le prêt d’un bien non-fongible). Ainsi, comme l’enseigne le Talmud (Baba Metsia 69b), il sera permis de toucher une rémunération pour le prêt d’un outil de travail, et de façon plus générale pour le prêt de tout bien non-fongible. Etant restitué en l’état, il ne s’agit plus d’un prêt à intérêt, mais d’une location.

Rabénou Acher (en abrégé Roch), grand décisionnaire ashkénaze (1250 Allemagne – 1327 Espagne), résume ainsi :

לא שייך רבית אלא בהלואה דבר שניתן להוצאה ולפרוע אחר במקומן. אבל בשאלה לא שייך רבית אלא שכירות מיקרי.
(רא״ש – בבא מציעא – פרק ה סימן א)

L’interdiction du prêt à intérêt ne s’applique que pour une ‘halvaa’ (הַלְוָאָה), (c’est à dire pour le prêt) d’une chose qui est destinée à être dépensée et à rembourser une autre à sa place. Mais pour une ‘chééla’ (שְׁאֵלָה), il n’y a pas d’interdiction, cela s’appelle une location.
(Roch – Baba Metsia – chapitre 5 section 1)

Quelle est la raison d’une telle distinction ? Autrement dit, puisque la Torah autorise la location d’un objet, pourquoi n’autorise-t-elle pas également le prêt à intérêt en l’assimilant à une location d’argent ?

 

b) La différence entre le prêt à intérêt et la location

Le Talmud explique en quoi le prêt à intérêt se distingue de la location d’un objet (en prenant l’exemple de la location d’une pelle) :

מרא הדרא בעינא וידיע פחתיה זוזי לא הדרי בעינייהו ולא ידיע פחתיה
(בבא מציעא סט, ב)

Une pelle est restituée en l’état et sa dépréciation est reconnaissable, l’argent n’est pas restitué en l’état et sa dépréciation n’est pas reconnaissable.
(Baba Metsia 69b)

Le Talmud relève ainsi deux différences :

– Contrairement à l’argent, l’objet est restituée en l’état.

– Contrairement à l’argent, l’objet s’use et se déprécie.

En quoi ces différences justifient-elles qu’il soit permis de louer un objet mais pas de prêter à intérêt ?

La seconde différence est la plus simple à comprendre. Il est légitime de faire payer la location d’un objet puisque celui-ci s’use et se déprécie pendant le temps de la location. Par contre, dans un prêt d’argent (ou de tout bien fongible), il serait injustifié de faire payer l’usure des pièces puisque de toutes façons ce ne sont pas les pièces prêtées qui seront restituées.

Venons en à présent à la première différence. Rachi explique :

אותו כלי חוזר בעצמו בעין … ואין אחריותו עליו אם נאנס … הלכך אין שכרו רבית
(רש״י – בבא מציעא סט, ב)

L’ustensile lui-même est restitué en l’état … Le locataire n’est pas responsable (de sa détérioration ou de sa disparition) en cas de force majeure … C’est pourquoi la location ne constitue pas un prêt à intérêt.
(Rachi – Baba Metsia 69b)

Pour comprendre Rachi une petite introduction est nécessaire. Le Talmud enseigne par ailleurs (Baba Metsia 80b) que lors d’une location, le locataire est tenu responsable en cas de négligence (פְּשִׁיעָה), de vol (גְּנֵבָה) ou d’égarement (אֲבֵדָה) de l’objet loué. Cependant, il n’est pas tenu responsable de sa détérioration ou de sa disparition en cas de force majeure (אוֹנֶס). C’est le propriétaire qui assumera dans ce cas les pertes. Ainsi, dans une location, l’objet loué reste en partie sous la responsabilité de son propriétaire.

Par contre, dans un prêt d’argent, l’emprunteur est évidemment tenu totalement responsable de la disparition de l’argent, même en cas de force majeure (אוֹנֶס). En effet, l’argent étant prêté pour que l’emprunteur le dépense et n’en rembourse qu’un équivalent, il est logique qu’il en assume la totale responsabilité. Ainsi, dans un prêt d’argent, le propriétaire est exempt de toute responsabilité.

Reprenons à présent l’explication de Rachi. En disant que la pelle est restituée en l’état à son propriétaire, le Talmud veut en fait dire que la pelle reste en partie sous la responsabilité du propriétaire pendant la durée de la location, et que c’est cela qui justifie une rémunération. Et inversement, en disant que l’argent n’est pas restitué en l’état à son propriétaire, le Talmud veut en fait dire que le propriétaire est exempt de toute responsabilité pendant la durée du prêt, et qu’une rémunération serait donc injustifiée.

Le Talmud a ainsi mis en lumière les deux arguments qui justifient une rémunération dans une location :

– la restitution de l’objet en l’état, autrement dit la responsabilité du propriétaire en cas de force majeure

– l’usure et la dépréciation de l’objet

A l’inverse, dans le prêt à intérêt, puisqu’aucun de ces deux arguments n’est présent, une rémunération est totalement injustifiée.

 

6) Le prêt à intérêt : une interdiction hors-norme

a) La transgression de l’emprunteur

Alors que les deux premiers passages de la Torah s’adressent au prêteur : « vous ne mettrez pas sur lui une morsure » , « tu ne prendras de lui ni morsure ni surplus » ; le troisième passage s’adresse à l’emprunteur :

 (כ) לֹא תַשִּׁיךְ לְאָחִיךָ נֶשֶׁךְ כֶּסֶף נֶשֶׁךְ אֹכֶל נֶשֶׁךְ כָּל דָּבָר אֲשֶׁר יִשָּׁךְ :
(דברים כג)

(20) Tu ne te feras pas mordre par ton frère d’une morsure d’argent, d’une morsure de nourriture, d’une morsure de toute chose qui mord.
(Dévarim 23)

Ainsi, ce n’est pas seulement le prêteur à intérêt qui transgresse un interdit, mais aussi l’emprunteur ! Cette loi paraît surprenante : pourquoi la victime est-elle aussi sous le coup d’un interdit ? Nous y reviendrons plus loin.

 

b) Une responsabilité collective

Dans le premier passage, pourquoi le verset commence-t-il au singulier et termine-t-il au pluriel ?

(כד) אִם כֶּסֶף תַּלְוֶה אֶת עַמִּי אֶת הֶעָנִי עִמָּךְ לֹא תִהְיֶה לוֹ כְּנֹשֶׁה לֹא תְשִׂימוּן עָלָיו נֶשֶׁךְ :
(שמות כב)

(24) Si tu prêtes de l’argent à mon peuple, au pauvre qui est avec toi, tu ne seras pas envers lui comme un créancier, vous ne mettrez pas sur lui une morsure.
(Chémot 22)

De ce passage du singulier au pluriel la Michna apprend que l’interdiction du prêt à intérêt concerne tous les participants :

ואלו עוברין בלא תעשה המלוה והלוה והערב והעדים וחכמים אומרים אף הסופר
(בבא מציעא עה, ב)

Voici ceux qui transgressent un interdit : le prêteur, l’emprunteur, le garant et les témoins. Les sages ajoutent : même le scribe.
(Baba Metsia 75b)

En fait, il existe par ailleurs un interdit général d’aider quelqu’un à commettre une faute quelconque. Le Talmud (Traité Avoda Zara 6b) le déduit du verset :

וְלִפְנֵי עִוֵּר לֹא תִתֵּן מִכְשֹׁל
(ויקרא יט, יג)

Et devant un aveugle tu ne mettras pas d’embûche
(Vayikra 19, 13)

Il est donc surprenant que concernant le prêt à intérêt, la Torah ait pris la peine de préciser un interdit spécifique pour tous les participants : « vous ne mettrez pas sur lui une morsure », alors qu’ils sont déjà sous le coup de l’interdit général : « devant un aveugle tu ne mettras pas d’embûche ». Pourquoi, plus qu’ailleurs, concernant le prêt à intérêt, la Torah insiste sur la responsabilité collective ? Nous y reviendrons plus loin.

 

c) L’interdiction d’une simple parole

Quelle est la nature de l’intérêt que la Torah interdit de percevoir ?

Le troisième passage énonce :

(כ) לֹא תַשִּׁיךְ לְאָחִיךָ נֶשֶׁךְ כֶּסֶף נֶשֶׁךְ אֹכֶל נֶשֶׁךְ כָּל דָּבָר אֲשֶׁר יִשָּׁךְ :
(דברים כג)

(20) Tu ne te feras pas mordre par ton frère d’une morsure d’argent, d’une morsure de nourriture, d’une morsure de toute chose qui mord.
(Dévarim 23)

Ainsi, l’intérêt que la Torah interdit de toucher ne se limite pas à l’argent et à la nourriture, il s’étend en fait à « toute chose (דָּבָר) » qui s’ajouterait au remboursement du capital.

Au sens simple (פְּשָט), nous avons traduit דָּבָר: « chose » concrète, objet qu’on adjoindrait au capital. Mais, le Talmud rapporte une lecture plus recherchée (דְּרָשׁ) fondée sur un second sens du mot  דָּבָר: « parole ». Selon cette lecture, même une parole constitue un intérêt prohibé :

מנין לנושה בחבירו מנה ואינו רגיל להקדים לו שלום שאסור להקדים לו שלום תלמוד לומר (דברים כג) נשך כל דבר אשר ישך אפילו דיבור אסור
(בבא מציעא עה, ב)

Si quelqu’un emprunte de l’argent à son ami, et qu’il n’avait pas l’habitude (avant de lui emprunter) de le saluer en premier (lorsqu’il le rencontrait), d’où sait-on qu’il n’aura pas le droit de le saluer en premier ? Le verset enseigne : « d’une morsure de toute parole (דָּבָר) qui mord », même une parole est interdite.
(Baba Metsia 75b)

La transgression de l’emprunteur, la responsabilité collective et l’interdiction d’une simple parole montrent que le prêt à intérêt est un interdit hors-norme. Dans la partie II, nous tenterons d’en comprendre la raison.

 

II) Enjeu et gravité du prêt à intérêt

1) La gravité comparée du vol et du prêt à intérêt

Le Talmud s’interroge sur le texte de la Torah :

 למה לי דכתב רחמנא לאו ברבית לאו בגזל לאו באונאה
(בבא מציעא סא, א)

Pourquoi la Torah a-t-elle spécifié un interdit pour le prêt à intérêt (רִבִּית) (cf. Vayikra 25, 36), un interdit pour le vol (גֶּזֶל) (cf. Vayikra 19, 13) et un interdit pour la tromperie commerciale (אוֹנָאָה) (cf. Vayikra 25, 14) ?
(Baba Metsia 61a)

La tromperie commerciale (אוֹנָאָה) consiste par exemple à vendre un produit plus cher que sa valeur sur le marché sans que le client ne s’en rende compte. Cet interdit est développé en détail dans le quatrième chapitre du traité talmudique Baba Metsia.

Rachi explique la question :

למה לי דכתב רחמנא לאו ברבית לאו בגזל כו’. ילמדו זה מזה שבכולן חסרון ממון שמחסר את חבירו.
(רש »י בבא מציעא סא, א)

Pourquoi la Torah a-t-elle spécifié un interdit pour le prêt à intérêt, un interdit pour le vol, un interdit pour la tromperie commerciale. Qu’on apprenne l’un de l’autre, puisqu’il s’agit dans tous les cas de retirer à autrui son argent.
(Rachi Baba Metsia 61a)

Autrement dit, pourquoi la Torah ne s’est-elle pas contentée d’interdire l’un des trois ? N’aurions nous pas alors généralisé par nous-même l’interdit aux deux autres ?

La question peut surprendre celui qui n’a pas l’habitude de l’analyse talmudique. Le Talmud considère en effet que lorsque la Torah énonce un enseignement, il n’est pas suffisant de s’y borner, mais il faut en dégager un principe général à appliquer dans d’autres situations similaires. Il s’agit là d’une des 13 règles d’herméneutique : la généralisation à partir d’un modèle (בִּנְיַן אָב).

Ainsi, si la Torah n’avait par exemple mentionné que le vol, nous aurions pu, à priori, nous même effectué une généralisation (בִּנְיַן אָב) à tout ce qui s’apparente au vol, et nous aurions alors interdit le prêt à intérêt et la tromperie commerciale. Pourquoi la Torah a-t-elle jugé nécessaire de spécifier les trois interdits ? Un des trois aurait, à priori, suffit.

Pour répondre à cette question, le Talmud utilise une méthode talmudique classique pour montrer que certains enseignements de la Torah ne sont pas généralisables à des situations similaires. Il s’agit de montrer que la situation dont parle la Torah possède un élément aggravant (חֻמְרָה) que ne possèdent pas les situations similaires. Ainsi, lorsque la Torah interdit cette situation, c’est certainement au vu de sa gravité, et on ne peut donc pas effectuer une généralisation à des situations similaires dépourvues de cet élément aggravant. Le Talmud va donc montrer que chacun des trois interdits (le vol, le prêt à intérêt et la tromperie commerciale) possède un élément aggravant (חֻמְרָה) que ne possèdent pas les deux autres, et c’est pourquoi les trois sont nécessaires. Pour alléger l’exposé nous nous concentrerons ici sur les éléments aggravants du vol et du prêt à intérêt (nous renvoyons le lecteur intéressé par l’élément aggravant de la tromperie commerciale à la suite de ce passage du Talmud) :

צריכי דאי כתב רחמנא לאו ברבית משום דחידוש הוא דאפילו בלוה אסרה רחמנא ואי כתב רחמנא לאו בגזל משום דבעל כרחיה…
(בבא מציעא סא, א)

Ils sont (tous les trois) nécessaires, car si la Torah n’avait précisé que l’interdiction du prêt à intérêt, nous aurions dit que seul le prêt à intérêt est interdit parce qu’il s’agit d’une loi spéciale (חִדּוּשׁ) puisque même l’emprunteur transgresse un interdit ; et si la Torah n’avait précisé que l’interdiction du vol nous aurions dit que seul le vol est interdit parce qu’il s’effectue sous la contrainte …
(Baba Metsia 61a)

Reprenons le raisonnement en commençant par la seconde partie qui est plus facile. Si la Torah n’avait précisé que l’interdiction du vol, nous n’aurions pas pu généraliser l’interdit aux deux autres. En effet, le vol possède un élément aggravant (חֻמְרָה) : il s’effectue sous la contrainte, contrairement au prêt à intérêt qui s’effectue avec le libre consentement de l’emprunteur, et contrairement à la tromperie commerciale où le client est venu acheter de son plein gré. Si la Torah n’avait précisé que l’interdiction du vol, nous aurions compris que lui seul est interdit car il s’effectue sous la contrainte, et nous n’aurions pas effectué une généralisation (בִּנְיַן אָב) au prêt à intérêt et à la tromperie commerciale.

Notons que c’est sur la base de cette distinction entre le vol (qui s’effectue sous la contrainte) et le prêt à intérêt (qui s’effectue avec le consentement de l’emprunteur) que Nahmanide explique pourquoi la Torah interdit de voler un non juif, tout en permettant de lui prêter à intérêt (cf. paragraphe I)4) la citation de Nahmanide).

Notons également que c’est sur cette base que les pays occidentaux s’appuient aujourd’hui pour distinguer le vol qu’ils condamnent et le prêt à intérêt qu’ils légalisent.

Venons-en à la partie plus difficile. Si la Torah n’avait précisé que l’interdiction du prêt à intérêt, nous aurions pu comprendre que lui seul est interdit. En effet, il possède un élément aggravant (חֻמְרָה) : c’est le seul dommage financier où même la victime, en l’occurrence l’emprunteur, transgresse un interdit (cf. Dévarim 23, 20 rapporté au paragraphe I)6)a)) ; il n’y a en effet aucune interdiction de se faire voler ou de subir une tromperie commerciale. Ainsi, si la Torah n’avait interdit que le prêt à intérêt, nous aurions dit que lui seul est interdit au vu de son élément aggravant (חֻמְרָה) et nous n’aurions pas effectué une généralisation (בִּנְיַן אָב) au vol et à la tromperie commerciale.

Remarquons que les éléments aggravants du vol et du prêt à intérêt ne sont pas de même nature. Contrairement au vol où le Talmud a trouvé un élément aggravant évident, intrinsèque au vol : la contrainte ; pour le prêt à intérêt le Talmud a trouvé comme élément aggravant une loi de la Torah : le fait que même l’emprunteur transgresse un interdit. On pourrait dire que l’élément aggravant du vol (la contrainte) est une cause (סִבָּה) de sa gravité, alors que l’élément aggravant du prêt à intérêt (le fait que même l’emprunteur transgresse un interdit) est une conséquence, un révélateur (סִימָן) de sa gravité. Notre objectif dans la suite de ce paragraphe sera d’en rechercher la cause (סִבָּה). Autrement dit, pourquoi le prêt à intérêt est-il si grave, au point que même la victime, en l’occurrence l’emprunteur, transgresse un interdit ?

 

2) La restitution de l’intérêt perçu indûment

Dans ce paragraphe, nous étudierons un passage juridique du Talmud qui peut paraître technique au premier abord. Cependant, nous montrerons que derrière la question juridique se cache en fait une réflexion profonde sur les enjeux de l’interdiction du prêt à intérêt.

a) La restitution de l’intérêt perçu indûment : position du problème

Le Talmud distingue deux sortes de prêt à intérêt interdits :

– le prêt à intérêt fixé d’avance (רִבִּית קְצוּצָה). Il s’agit du prêt à intérêt classique interdit par la Torah, où dès le moment du prêt le préteur fixe l’intérêt.

– la  »poussière » d’intérêt (אֲבַק רִבִּית). Il s’agit de situations qui ressemblent à un prêt à intérêt et que les sages ont interdit, bien que d’après la Torah ce soit permis. Par exemple, si le jour où il rembourse sa dette, l’emprunteur offre spontanément un cadeau à son préteur pour le remercier, il n’y a pas de transgression de la Torah car ce cadeau n’était pas fixé d’avance au moment du prêt. Cependant les sages ont considéré qu’il y avait là un arrière goût de prêt à intérêt, une  »poussière d’intérêt », c’est pourquoi ils l’ont interdit (Baba Metsia 75b).

Le Talmud s’interroge sur l’intervention du tribunal pour récupérer un intérêt qui aurait été perçu de façon interdite. Le tribunal peut-il ou doit-il réclamer la restitution de l’intérêt perçu indûment par le prêteur ? Le Talmud rapporte la discussion suivante :

אמר רבי אלעזר רבית קצוצה יוצאה בדיינין אבק רבית אינה יוצאה בדיינין רבי יוחנן אמר אפילו רבית קצוצה נמי אינה יוצאה בדיינין
(בבא מציעא סא, ב)

Rabbi Elazar dit : l’intérêt fixé d’avance (רִבִּית קְצוּצָה) sort par le tribunal, la  »poussière » d’intérêt (אֲבַק רִבִּית) ne sort pas par le tribunal. Rabbi Yohanan dit : même l’intérêt fixé d’avance (רִבִּית קְצוּצָה) ne sort pas par le tribunal.
(Baba Metsia 61b)

On peut comprendre facilement la position de Rabbi Elazar. Il distingue l’intérêt fixé d’avance (רִבִּית קְצוּצָה) qui, étant interdit par la Torah, justifie l’intervention du tribunal ; et la  »poussière » d’intérêt (אֲבַק רִבִּית) qui, n’étant pas interdite par la Torah, ne justifie pas l’intervention du tribunal.

Par contre, l’opinion de Rabbi Yohanan paraît surprenante. Pourquoi selon lui la restitution de l’intérêt ne justifie-t-elle jamais l’intervention du tribunal ? Pourquoi n’est-ce pas comme pour le vol (au sujet duquel il n’y a aucune discussion) où le tribunal se doit d’exiger du voleur la restitution de l’objet volé ou, à défaut, de sa valeur ? Puisque la Torah interdit la perception d’intérêts, n’est-ce pas le rôle du tribunal de redresser la situation en exigeant leur restitution ?

 

b) La comparaison du prêteur à intérêt à l’assassin : démarche de Rachi

Le Talmud explique la position de Rabbi Yohanan :

מאי טעמא דרבי יוחנן דאמר קרא (יחזקאל יח, יג) בַּנֶּשֶׁךְ נָתַן וְתַרְבִּית לָקַח וָחָי לֹא יִחְיֶה אֵת כָּל הַתּוֹעֵבוֹת הָאֵלֶּה עָשָׂה … מוֹת יוּמָת דָּמָיו בּוֹ יִהְיֶה הוקשו מלוי רבית לשופכי דמים מה שופכי דמים לא ניתנו להשבון אף מלוי רבית לא ניתנו להשבון
(בבא מציעא סא, ב)

Quelle est la raison de Rabbi Yohanan ? Le verset dit (Yéheskel 18, 13) « il a prêté avec morsure, il a pris des intérêts, il ne vivra pas, il a fait toutes ces abominations … il mourra, son sang sera sur lui ». Les prêteurs à intérêt sont comparés à des assassins, de même que les assassins ne peuvent rendre (ce qu’ils ont pris) de même les prêteurs à intérêt ne peuvent rendre (ce qu’ils ont pris).
(Baba Metsia 61b)

Le Talmud rapporte un verset du prophète Yéheskel qui considère le prêt à intérêt comme une abomination qui mérite la mort.

Notons que le prophète ne tient pas ici un discours juridique. Il n’est pas question dans ce verset d’une condamnation à mort par le tribunal des hommes. Le prophète se réfère ici à la justice divine. Le prêteur à intérêt mérite la mort par le tribunal céleste.

Rabbi Yohanan apprend de ce verset que le prêteur à intérêt est comparé à un assassin. Il en déduit alors que, de même que l’assassin ne peut rendre ce qu’il a pris, de même le prêteur à intérêt ne peut rendre ce qu’il a pris.

Reprenons le raisonnement de Rabbi Yohanan. Concentrons-nous tout d’abord sur la comparaison entre le prêteur à intérêt et l’assassin.

Deux questions se posent. Tout d’abord, même si le verset énonce clairement qu’il mérite la mort, où Rabbi Yohanan voit-il que le prêteur à intérêt est comparé à un assassin ?

Puis se pose une question de fond : que signifie cette comparaison ? En quoi le prêteur à intérêt ressemble-t-il à un assassin ?

La première question sera répondue par Rachi. Sur la question de fond, nous rapporterons deux démarches : celle de Rachi et celle du Maharal. Commençons par Rachi :

מדכתיב (יחזקאל יח, יג) דָּמָיו בּוֹ יִהְיֶה הוקשו לשופך דם כלומר דמים ששפך שהעני את חבירו ומת ברעב עליו ישובו.
(רש״י בבא מציעא סא, ב)

Puisqu’il est écrit (Yéheskel 18, 13) « son sang sera sur lui », on en déduit que le prêteur à intérêt est comparé à un assassin, car le verset veut dire que le sang qu’il a versé en appauvrissant son ami qui est alors mort de faim, reviendra sur lui.
(Rachi Baba Metsia 61b)

Tout d’abord, Rachi répond à la première question. Il explique que c’est dans la fin du verset que le prêteur à intérêt est comparé à un assassin : « son sang sera sur lui ». Cela signifie qu’il portera la culpabilité de la mort de sa victime (l’emprunteur).

Puis, Rachi répond à la question de fond. Il explique que le prêteur à intérêt est comparé à un assassin car en appauvrissant l’emprunteur il peut l’amener à mourir de faim.

La démarche de Rachi peut paraître excessive. Le prêt à intérêt peut-il réellement conduire à la mort de faim de l’emprunteur ?

En Occident, on a parfois tendance à l’oublier, mais il s’agit en fait d’une problématique d’une grande actualité. En effet, dans les pays du tiers-monde, toutes les 5 secondes un enfant meurt de faim. Je n’entrerai pas dans la question de savoir : à qui la faute ? Cependant, quel qu’en soit le responsable, une chose est sûre, cela est en partie dû aux taux d’intérêt auxquels sont soumis ces pays. Ce n’en est évidemment pas la seule cause, néanmoins il est évident de constater que le poids des taux d’intérêt handicape considérablement la reprise économique de ces pays, et entretient ainsi ce drame humanitaire.

 

c) La comparaison du prêteur à intérêt à l’assassin : démarche du Maharal

Sur la question de fond, la démarche de Rachi soulève une difficulté. Pourquoi le prophète Yéheskel compare-t-il tous les prêteurs à intérêt à des assassins, pourtant la perception d’intérêts ne conduit pas systématiquement à la mort de faim de l’emprunteur ?

Pour résoudre cette difficulté, on pourrait, tout en conservant la lecture de Rachi, proposer une seconde lecture plus large du verset de Yéheskel. Il faut pour cela donner un sens élargi à la « mort » de l’emprunteur dont il est question. Ainsi, lorsque le prophète compare le prêteur à intérêt à un assassin, il ne fait pas uniquement référence au cas extrême où à la suite du prêt, l’emprunteur en arrive à mourir de faim. Il fait aussi référence au cas plus courant, où le remboursement des intérêts entraîne la mort économique de l’emprunteur.

C’est ainsi qu’explique le Maharal :

אַל תִּקַּח מֵאִתּוֹ נֶשֶׁךְ וְתַרְבִּית … וְחֵי אָחִיךָ עִמָּךְ (ויקרא כה, לו) … הרבית מבטל חיותו ופרנסתו של אדם, לכך כתיב לשון נשיכה, וזה הלשון כתיב אצל הנחש (עמוס ה, יט), כי הנחש נוטל החיות גם הנוטל רבית נוטל החיות, והחיות הזה מחייתו ופרנסתו, וזה נקרא חיות בכתוב …
בַּנֶּשֶׁךְ נָתַן וְתַרְבִּית לָקַח וָחָי לֹא יִחְיֶה (יחזקאל יח, יג) ודבר זה כי הנותן ברבית דבק בכח הנחש שהוא נושך ונוטל החיים, ולפיכך אין ראוי לו החיים …
(מהר »ל – דרשה לשבת הגדול – עמוד רח)

« Tu ne prendras de lui ni morsure ni surplus … et ton frère vivra avec toi » (Vayikra 25, 36)  … Le prêt à intérêt annihile la vie et la subsistance (פַּרְנָסָה – parnassa) d’un homme. C’est pourquoi il est écrit (dans le verset) le terme « morsure ». Ce terme est (aussi) écrit à propos du serpent (Amos 5, 19) car le serpent prend la vie. De même, celui qui prend des intérêts prend la vie. La vie dont il est question ici est la subsistance (פַּרְנָסָה – parnassa), qui est appelée « vie » par le texte (de la Torah)…
« Il a prêté avec morsure, il a pris des intérêts, il ne vivra pas » (Yéheskel 18, 13). Cela signifie que celui qui prête à intérêt s’attache à la force du serpent qui mord et prend la vie, et c’est pourquoi il ne mérite pas de vivre.
(Maharal – Dracha Lechabat Hagadol – page 208)

Le Maharal explique que lorsque la Torah énonce : « tu ne prendras de lui ni morsure ni surplus … et ton frère vivra avec toi », la « vie » dont il est question désigne la subsistance (פַּרְנָסָה – parnassa).

Le Maharal ajoute que le terme « morsure » employé par la Torah pour designer le prêt à intérêt renvoie à la morsure du serpent qui mord et prend la vie. Là aussi, la « mort » à laquelle il est fait référence (à travers le terme « morsure ») doit être comprise dans le sens d’une perte de ses moyens de subsistance (פַּרְנָסָה – parnassa).

Notons qu’en Français également on emploie les terme de « vie » et de « mort » en référence à la subsistance dans les expression « gagner sa vie » et « mort économique ».

Pourquoi alors ne compare-t-on pas aussi le voleur à un assassin ? Pourtant, lui aussi entraîne l’appauvrissement de sa victime. Le Maharal répond :

ואינו דומה אל גזל ואונאה, שדבר זה במשא ומתן, כי אין גזל משא ומתן, ולכך לא נקרא שנוטל חיות שלו רק שגוזל ממון שלו בלבד, וכן אונאה אף על גב שהוא במשא ומתן, כיון שאין יודע מן האונאה הרי דבר זה גזל וגניבה שלוקח ממונו, אבל רבית שנותן לו מדעתו דבר זה הוא במשא ומתן של אדם שהוא חיותו ופרנסתו ונוטל חיותו ונושך כמו הנחש
(מהר »ל – דרשה לשבת הגדול – עמוד רח)

Cela (le prêt à intérêt) ne ressemble pas au vol et à la tromperie commerciale, car cela (le prêt à intérêt) touche le commerce (de l’homme) alors que le vol ne touche pas son commerce. Et c’est pourquoi (dans le vol) il ne lui prend pas sa vie, mais il vole seulement son argent. De même pour la tromperie commerciale, bien que cela touche son commerce ; dans la mesure où il ne sait pas qu’il est trompé, cela s’assimile à un vol, (dans le sens où) il lui prend son argent (mais pas sa vie). Par contre, concernant le prêt à intérêt, dans la mesure où il (l’emprunteur) lui donne (les intérêts) en connaissance de cause, cela touche son commerce, qui est sa vie et sa subsistance (פַּרְנָסָה – parnassa). Il (le prêteur) lui prend sa vie et le mord comme un serpent.
(Maharal – Dracha Lechabat Hagadol – page 208)

Le Maharal explique que le prêt à intérêt affecte le commerce, la subsistance (פַּרְנָסָה – parnassa) et donc la vie de l’emprunteur. En effet, le remboursement des intérêts étouffe son développement économique. Par contre, le vol ne touche pas en profondeur la vie de la victime mais uniquement son argent. Il s’agit d’une atteinte ponctuelle qui n’affecte pas son développement économique futur. A la différence du prêt à intérêt où l’emprunteur est assujetti au remboursement futur des intérêts ; la victime d’un vol conserve sa totale liberté d’action. Autrement dit, même si quelqu’un s’est fait volé toute sa fortune, rien ne l’empêche de se mettre au travail en repartant de zéro ; la vie est devant lui. Par contre, un emprunteur aux prises avec le remboursement des intérêts n’a pas de perspective d’avenir, son horizon est fermé ; il y a là une dimension de mort.

Le Maharal ajoute que concernant la tromperie commerciale, bien que son commerce soit touché, dans la mesure où il n’en est pas conscient, cela n’affecte pas sa vie en profondeur mais uniquement son argent. A l’inverse, dans le prêt à intérêt, l’emprunteur est continuellement angoissé par la conscience des intérêts qui le guettent et menacent sa subsistance.

Ainsi, par la conjonction d’une dimension économique objective (l’étouffement du développement économique futur) et d’une dimension psychologique (l’angoisse générée par la conscience des intérêts étouffants), le prêt à intérêt est le seul dommage financier à affecter en profondeur la vie de l’individu.

Pour illustrer la démarche du Maharal, remarquons que contrairement au vol et à la tromperie commerciale, le prêt à intérêt génère des situations de surendettement qui peuvent conduire au suicide. En effet, en fermant tout horizon de vie, le surendettement est susceptible de pousser l’individu à préférer la mort. Au risque d’être mal compris, nous tenons à préciser que la Torah interdit formellement le suicide (cf. Béréchit 9, 5 avec le commentaire de Rachi). Il n’est donc pas question de cautionner le suicide du surendetté désespéré. Au contraire, il faut l’aider financièrement et psychologiquement à retrouver goût à la vie. Notre propos ici est tout autre : montrer à quel point le prêt à intérêt affecte en profondeur la vie de l’emprunteur.

La démarche du Maharal va nous permettre de répondre à des questions que nous avions laissées en suspens.

Au paragraphe I)3)a), nous avons vu que le prêteur à intérêt transgresse deux interdits : « tu ne prendras de lui ni morsure ni surplus». Nous avions expliqué que les deux interdits expriment deux enjeux distincts : la « morsure » traduit la souffrance de l’emprunteur, et le « surplus » désigne l’enrichissement injustifié du prêteur. Une question subsistait : pourquoi pour le prêt à intérêt, la Torah distingue-t-elle ces deux aspects alors que pour le vol, la Torah n’énonce qu’un interdit global : « tu ne voleras pas » ?

Au vu de notre étude précédente, nous pouvons à présent y répondre. Le vol n’est qu’une affaire d’argent. C’est pour cela que la Torah n’énonce qu’un seul interdit. Par contre, le prêt à intérêt touche à la fois à la vie et à l’argent. C’est pour cela que la Torah distingue deux interdits : le « surplus » d’argent et la « morsure » de la vie.

Par ailleurs, au paragraphe I)6)a), nous avons vu que lors d’un prêt à intérêt, ce n’est pas seulement le prêteur qui transgresse un interdit, mais aussi l’emprunteur. Nous avions noté qu’il s’agissait là d’une loi surprenante. Pourquoi la victime transgresse-elle un interdit ?

Etayons la question. Au paragraphe II)1), nous avons rapporté un passage du Talmud qui explique pourquoi la Torah a jugé nécessaire de préciser trois interdits distincts : le vol, le prêt à intérêt et la tromperie commerciale. Rappelons brièvement le raisonnement.

Si la Torah n’avait précisé que l’interdiction du vol, nous aurions dit que lui seul est interdit au vu de sa gravité. En effet, il est le seul des trois interdits à s’effectuer sous la contrainte.

Si la Torah n’avait précisé que l’interdiction du prêt à intérêt, nous aurions dit que lui seul est interdit au vu de sa gravité. En effet, c’est le seul dommage financier où la victime, en l’occurrence l’emprunteur, est aussi sous le coup d’un interdit.

Nous avions noté que l’élément aggravant du vol et du prêt à intérêt ne sont pas de même nature. L’élément aggravant du vol (la contrainte) est intrinsèque au vol. C’est la cause de sa gravité. Par contre l’élément aggravant du prêt à intérêt (le fait que l’emprunteur transgresse un interdit) est une loi de la Torah. C’est un révélateur de sa gravité. Quelle en est la cause ?

Le Maharal répond :

ולא תמצא בכל התורה כלה דבר זה שיהיה הלוה עצמו עובר רק אצל רבית, כי הרבית ביטול החיות, וכתיב (בראשית ט, ה) וְאַךְ אֶת דִּמְכֶם לְנַפְשֹׁתֵיכֶם אֶדְרֹשׁ ,זה המאבד עצמו, לכן הזהירה התורה הלוה בעצמו שלא יטול חיותו
(מהר »ל – דרשה לשבת הגדול – עמוד רח)

Tu ne trouveras pas dans toute la Torah un cas où la victime elle-même transgresse un interdit, en dehors du prêt à intérêt. Cela est dû au fait que le prêt à intérêt (est le seul dommage financier qui) annihile la vie. Or il est écrit (Béréchit 9, 5) « seulement votre sang, de vous-même je réclamerai », à propos de celui qui se suicide. C’est pourquoi la Torah a interdit à l’emprunteur même de se retirer la vie (en empruntant à intérêt).
(Maharal – Dracha Lechabat Hagadol – page 208)

Le Maharal explique que si le prêt à intérêt est le seul dommage financier où même la victime est sous le coup d’un interdit, c’est parce qu’il s’agit du seul dommage financier qui affecte en profondeur la vie de la victime. Emprunter à intérêt est ainsi comparable à un suicide, c’est pourquoi la Torah l’interdit.

On comprend bien à présent pourquoi le fait que l’emprunteur soit aussi sous le coup d’un interdit est révélateur de la gravité du prêt à intérêt. En effet, cela exprime bien que le prêt à intérêt n’est pas un dommage financier classique qui n’affecte que l’argent de la victime, mais qu’il s’agit d’une atteinte en profondeur à la vie de l’emprunteur. Et c’est pourquoi, si la Torah n’avait précisé que l’interdiction du prêt à intérêt, nous aurions dit que lui seul est interdit au vu de sa gravité.

Le Maharal poursuit en expliquant la raison de la responsabilité collective que nous avons évoquée au paragraphe 6)b) :

וכן בערב ועדים הכל לחומר הנשך
(מהר »ל – דרשה לשבת הגדול – עמוד רח)

Il en est de même pour (l’interdiction qui concerne) le garant et les témoins. Tout cela est dû à la gravité de la morsure.
(Maharal – Dracha Lechabat Hagadol – page 208)

Si la Torah va jusqu’à énoncer un interdit pour le garant, les témoins (et le scribe), c’est parce qu’une participation quelconque à un prêt à intérêt est comparable à une complicité de « meurtre ».

 

d) L’argent c’est le sang

Reprenons le verset de Yéheskel :

בַּנֶּשֶׁךְ נָתַן וְתַרְבִּית לָקַח וָחָי לֹא יִחְיֶה אֵת כָּל הַתּוֹעֵבוֹת הָאֵלֶּה עָשָׂה מוֹת יוּמָת דָּמָיו בּוֹ יִהְיֶה :
(יחזקאל יח, יג)

Il a prêté avec morsure, il a pris des intérêts, il ne vivra pas, il a fait toutes ces abominations, il mourra, son sang sera sur lui.
(Yéheskel 18, 13)

Que signifie l’expression « son sang (דָּמָיו) sera sur lui » ?

Comme nous l’avons vu plus haut, cela signifie que le sang que le prêteur a versé en causant la mort physique (selon Rachi) ou économique (selon le Maharal) de  l’emprunteur reviendra sur lui. Autrement dit, le prêteur porte la culpabilité de la mort de l’emprunteur.

Proposons à présent une nouvelle lecture du verset qui se fonde sur un autre sens du mot  דָּם – sang.

En hébreu, plusieurs termes désignent l’argent : כֶּסֶף, מָמוֹן , מָעוֹת , זוּזִים , דָּמִים. Concentrons-nous sur le terme דָּמִים qui signifie littéralement « les sangs ».

Pourquoi l’argent est-il appelé דָּמִים (sangs) ? Cela parait hors de propos ! En fait, explique Rabbi Tsadok Hacohen de Lublin (1823-1900), cela exprime que tout comme le sang, l’argent est une nécessité vitale :

הממון נקרא דָּמִים כי בו חיי נפש
(רבי צדוק הכהן – פרי צדיק קדושת שבת מאמר ד)

L’argent est appelé sang (דָּמִים) car de lui dépend la vie de l’homme
(Rabbi Tsadok Hacohen – Péri Tsadik Kédouchat Hachabat paragraphe 4)

On peut alors relire le verset de Yéheskel avec ce double sens : en ayant pris l’argent (דָּמִים) de l’emprunteur, il lui a pris son sang (דָּמִים), sa vie, sa subsistance : « son sang-argent (דָּמִים) sera sur lui ».

 

e) La restitution de l’intérêt perçu indûment : illusion ou réalité ?

Revenons sur la discussion que nous avons rapportée au paragraphe II)2)a).Le tribunal peut-il ou doit-il réclamer la restitution de l’intérêt perçu indûment par le prêteur ?

אמר רבי אלעזר רבית קצוצה יוצאה בדיינין אבק רבית אינה יוצאה בדיינין רבי יוחנן אמר אפילו רבית קצוצה נמי אינה יוצאה בדיינין
(בבא מציעא סא, ב)

Rabbi Elazar dit : l’intérêt fixé d’avance (רִבִּית קְצוּצָה) sort par le tribunal, la  »poussière » d’intérêt (אֲבַק רִבִּית) ne sort pas par le tribunal. Rabbi Yohanan dit : même l’intérêt fixé d’avance (רִבִּית קְצוּצָה) ne sort pas par le tribunal.
(Baba Metsia 61b)

Comme nous l’avions expliqué, la position de Rabbi Elazar paraît la plus simple. Il distingue l’intérêt fixé d’avance (רִבִּית קְצוּצָה) qui, étant interdit par la Torah, justifie l’intervention du tribunal ; et la  »poussière » d’intérêt (אֲבַק רִבִּית) qui, n’étant pas interdite par la Torah, ne justifie pas l’intervention du tribunal.

La position de Rabbi Yohanan paraît par contre plus difficile. Pourquoi selon lui la restitution de l’intérêt ne justifie-t-elle jamais l’intervention du tribunal ? Pourquoi n’est-ce pas comme pour le vol (au sujet duquel il n’y a aucune discussion) où le tribunal se doit d’exiger du voleur la restitution de l’objet volé ou, à défaut, de sa valeur ? Puisque la Torah interdit la perception d’intérêts, n’est-ce pas le rôle du tribunal de redresser la situation en exigeant leur restitution ?

Comme nous l’avons rapporté au paragraphe II)2)b), le Talmud explique la position de Rabbi Yohanan :

מאי טעמא דרבי יוחנן דאמר קרא (יחזקאל יח, יג) בַּנֶּשֶׁךְ נָתַן וְתַרְבִּית לָקַח וָחָי לֹא יִחְיֶה אֵת כָּל הַתּוֹעֵבוֹת הָאֵלֶּה עָשָׂה … מוֹת יוּמָת דָּמָיו בּוֹ יִהְיֶה הוקשו מלוי רבית לשופכי דמים מה שופכי דמים לא ניתנו להשבון אף מלוי רבית לא ניתנו להשבון
(בבא מציעא סא, ב)

Quelle est la raison de Rabbi Yohanan ? Le verset dit (Yéheskel 18, 13) « il a prêté avec morsure, il a pris des intérêts, il ne vivra pas, il a fait toutes ces abominations … il mourra, son sang sera sur lui ». Les prêteurs à intérêt sont comparés à des assassins, de même que les assassins ne peuvent rendre (ce qu’ils ont pris) de même les prêteurs à intérêt ne peuvent rendre (ce qu’ils ont pris).
(Baba Metsia 61b)

Ce raisonnement paraît très surprenant : autant il est évident que l’assassin ne peut rendre la vie qu’il a prise, autant on ne comprend, à priori, pas pourquoi le prêteur à intérêt ne pourrait pas rendre les intérêts qu’il a perçus.

Proposons la démarche suivante. En fait, Rabbi Yohanan vient nous enseigner qu’il lui sera impossible de rendre réellement ce qu’il a pris. En effet, en causant la mort physique ou économique de l’emprunteur, il lui a pris la vie. En rendant l’intérêt perçu, il ne rendrait qu’une partie dérisoire de ce qu’il a véritablement pris. On pourrait même qualifier d’indécent une telle restitution. De plus, le prêteur pourrait l’utiliser pour apaiser sa conscience, en s’illusionnant s’être ainsi racheté de sa faute. Aussi, pour qu’il ait pleinement conscience du caractère irréversible de son crime, le tribunal ne lui exigera pas la restitution des intérêts.

La démarche de Rabbi Yohanan peut surprendre au premier abord. En effet, on a tendance à penser que le rôle de la justice est de veiller au dédommagement de la victime. Qu’importe l’indécence de la restitution ? Qu’importe si le prêteur pense à tort réparer son dommage ?

En fait, selon la Torah, la justice n’est pas un simple contrat social matérialiste, dont l’unique objectif est d’assurer le dédommagement de la victime. En effet, la Torah conçoit la justice dans une perspective morale. Aussi, même si le dédommagement de la victime constitue une exigence morale, ce n’est pas pour autant un absolu. Une autre exigence morale peut être jugée prioritaire sur celle-ci. En l’occurrence, Rabbi Yohanan considère qu’il est prioritaire d’éviter l’indécence d’une restitution et l’illusion d’une réparation.

Venons en a présent à  l’opinion de Rabbi Elazar. Selon lui, il incombe au tribunal d’exiger la restitution de l’intérêt fixé d’avance (רִבִּית קְצוּצָה) perçu indûment.

Le Talmud justifie sa position :

מאי טעמא דרבי אלעזר דאמר קראוְחֵי אָחִיךָ עִמָּךְ (ויקרא כה, לו) אהדר ליה כי היכי דניחי
(בבא מציעא סא, ב – סב, א)

Quelle est la raison de Rabbi Elazar ? Le verset dit « ton frère vivra avec toi » (Vayikra 25, 36), rends lui (l’intérêt perçu indûment) afin qu’il vive
(Baba Metsia 61b – 62a)

Rabbi Elazar rapporte comme preuve un des versets de la Torah concernant le prêt à intérêt :

אַל תִּקַּח מֵאִתּוֹ נֶשֶׁךְ וְתַרְבִּית וְיָרֵאתָ מֵאֱלֹהֶיךָ וְחֵי אָחִיךָ עִמָּךְ :
(ויקרא כה, לו)

Tu ne prendras de lui ni morsure ni surplus, et tu craindras ton Dieu, et ton frère vivra avec toi.
(Vayikra 25, 36)

Au sens simple (פְּשָט), la fin du verset se comprend comme une justification de l’interdiction du prêt à intérêt mentionnée au début du verset : « tu ne prendras de lui ni morsure ni surplus » pour que « ton frère vive avec toi ». Mais Rabbi Elazar propose une lecture plus recherchée (דְּרָשׁ). Selon lui, il ne faut pas l’entendre comme une simple justification. En ajoutant : « et ton frère vivra avec toi », la Torah nous demande d’aller plus loin. Non seulement, il sera interdit de prêter à intérêt (à priori) (לְכַתְּחִלָּה) ; mais même (à posteriori) (בְּדִיעֲבַד) dans le cas où on aurait prêté à intérêt (malgré l’interdiction), il faudra rendre l’intérêt perçu indûment. En effet, cette restitution permettra que « ton frère vive avec toi ».

Récapitulons la discussion. Rabbi Yohanan apprend d’un verset de Yéheskel que le prêteur à intérêt est comparé à un assassin. Il en déduit qu’il serait donc indécent de lui exiger la restitution de l’intérêt perçu indûment, d’autant plus qu’il pourrait s’illusionner se racheter de la sorte. Rabbi Elazar apprend d’un verset de la Torah que le devoir d’aider son frère à vivre ne s’applique pas uniquement avant le prêt. Mais, même après avoir prêté à intérêt (malgré l’interdiction), le devoir de l’aider à vivre subsiste. Il faudra donc rendre l’intérêt perçu indûment.

Quel est le fond du débat ? En fait, deux enjeux s’opposent. D’une part, il ne faudrait pas exiger la restitution de l’intérêt pour montrer au prêteur la gravité de son geste. D’autre part, il faudrait exiger sa restitution pour aider l’emprunteur à survivre. Rabbi Yohanan considère prioritaire le premier enjeu et Rabbi Elazar le second.

Notons que le Talmud (Baba Metsia 65b) tranche finalement comme Rabbi Elazar. Cela ne signifie nullement que le Talmud considère l’enjeu soulevé par Rabbi Yohanan comme inexistant.

En effet, comme l’enseigne le Talmud à propos des fameuses discussions qui opposèrent l’école de Hillel (בֵּית הִלֵּל) et l’école de Chamaï (בֵּית שַׁמַּאי) :

אלו ואלו דברי אלהים חיים והלכה כבית הלל
(עירובין יג, ב)

Les paroles des deux écoles sont des paroles du Dieu vivant, et la loi suit l’école de Hillel
(Erouvin 13b)

Cela signifie que même si la loi a été finalement fixée comme l’école de Hillel, cela ne diminue en rien le caractère divin du point de vue développé par l’école de Chamaï. Autrement dit, les enjeux soulevés par les deux écoles sont tout à fait pertinents, même si ce sont finalement ceux de l’école de Hillel qui ont été jugés prioritaires.

De la même façon, en tranchant la loi comme Rabbi Elazar, le Talmud ne remet pas en question la comparaison entre le prêteur à intérêt et l’assassin effectuée par Rabbi Yohanan sur la base d’un verset de Yéheskel. Il ne remet pas en question non plus le caractère indécent de la restitution de l’intérêt perçu indûment.

Le fait que le Talmud tranche comme Rabbi Elazar signifie que les sages ont finalement considéré que la survie de l’emprunteur est un enjeu prioritaire qui l’emporte sur l’indécence de la restitution de l’intérêt perçu indûment par le prêteur.

 

3) Le prêt à intérêt pour une société à risque limité

Rapportons à présent une question juridique qui illustre bien la problématique que nous avons développée tout au long de ce paragraphe.

Au préalable, une petite introduction est nécessaire. Précisons tout d’abord que l’interdiction du prêt à intérêt ne concerne pas uniquement le cas où le prêteur et l’emprunteur sont des individus particuliers. L’interdiction s’applique tout autant lorsque le prêteur et/ou l’emprunteur sont des groupes d’individus.

Dans le langage juridique, un groupe d’individus s’appelle une société, et les individus qui la composent sont appelés des associés.

Actuellement, dans le droit des affaires de la plupart des pays occidentaux, on distingue deux types de sociétés :

– la société à risque limité. En France par exemple, c’est le cas de la société anonyme (SA) et de la société à responsabilité limitée (SARL). Dans ce type de société les biens propres des associés ne sont pas engagés.

– la société à risque illimitée. En France par exemple, c’est le cas de la société en nom collectif (SNC). Dans une société de ce type, les associés sont responsables indéfiniment des dettes ou des pertes sur leurs biens personnels.

Notons que le concept de société à risque limité est relativement moderne. Par exemple dans le droit français, la SARL a été introduite en 1925. L’apparition de ce nouveau type de société a suscité un débat parmi les sages de la Torah. Dans la mesure où les associés n’engagent pas leur biens propres, sera-t-il permis ou non de prêter à intérêt à une telle société ?

Rav Moché Feinstein (1895 – 1986), grand décisionnaire d’Amérique, autorise :

והנה אם הלוה הוא קארפאריישאן שגוף האנשים חברי הקארפאריישאן אין חייבין כלום ואין על גופם שום חיוב ושעבוד ולא מצות פריעת חוב כמו שיש למלוה שנאמר בהו איסור ריבית שאף אם הוא עני ואין לו הוא חייב בדין פרעון החוב ומחוייב להשיג מעות מדין התורה ולפרוע החוב אבל בקארפאריישאן שהם אין חייבין כלום נמצא שאין כאן לוה כלל אלא הביזנעס הוא הלוה שאינו שייך לחיובים, מסתבר דלא נאמר על זה איסור ריבית.
(אגרות משה – יורה דעה – חלק ב – סימן סב)

Considérons le cas où l’emprunteur est une société dans laquelle la personne des associés n’est soumise à aucune obligation, assujettissement ou devoir de remboursement. Dans ce cas, il n’y aura pas d’interdiction de prêter à intérêt. En effet, l’interdiction de prêter à intérêt ne concerne que le cas où la personne de l’emprunteur est engagée au point que même s’il est pauvre et qu’il n’a rien, il est malgré tout légalement responsable du remboursement de la dette et a l’obligation, selon la Torah, de se procurer l’argent afin de rembourser sa dette. Mais dans le cas où l’emprunteur est une société dont les associés ne sont pas engagés, il n’y a donc pas d’emprunteur si ce n’est la (personne morale de la) société qui elle n’est pas concernée par ces obligations. Il est donc logique qu’il n’y ait pas dans ce cas d’interdiction de prêter à intérêt.
(Iguérot Moché – Yoré Déa – tome 2 – section 62)

Rav Feinstein explique que l’interdiction du prêt à intérêt ne s’applique que lorsque la personne de l’emprunteur est engagée sur ses fonds propres. Rav Feinstein insiste sur le caractère fort de cet engagement. En effet, selon la Torah, un emprunteur a le devoir (dans la mesure du possible) de rembourser sa dette. Le Talmud enseigne en effet :

פריעת בעל חוב מצוה
(כתובות פו, א)

Le remboursement d’une dette est une obligation légale (mitsva).
(Ketouvot 86a)

Aussi, même si l’emprunteur est pauvre et sans ressources, il aura malgré tout l’obligation (dans la mesure du possible) de travailler pour honorer sa dette. Rav Feinstein ajoute que c’est cette responsabilité illimitée de l’emprunteur qui fonde l’interdiction du prêt à intérêt. Autrement dit, la Torah n’interdit de prêter à intérêt que dans la mesure où le remboursement de la dette et des intérêts engagerait personnellement l’emprunteur. C’est pourquoi, conclut Rav Feinstein, lorsque l’emprunteur est une société à risque limité dans laquelle les associés ne sont pas personnellement engagés, il sera permis de prêter à intérêt.

Rav Feinstein termine en précisant que la permission de prêter à intérêt ne concerne que le cas où l’emprunteur est une société à risque limité. Par contre, le fait que le prêteur soit une société à risque limité ne retire en rien l’interdiction de prêter à intérêt :

אבל שייך זה רק כשהלוה הוא קארפאריישאן אבל כשהלוה הוא סתם אדם שהוא חייב בשעבוד הגוף אף שהמלוה הוא קארפאריישאן יש בזה איסור ריבית.
(אגרות משה – יורה דעה – חלק ב – סימן סב)

Toutefois, ceci n’est valable que si l’emprunteur est une société dont les associés ne sont pas engagés. Par contre lorsque l’emprunteur est un individu (ou une société constituée d’associés) dont la personne est engagée, il sera interdit de prêter avec intérêts, même si le prêteur est une société dont les associés ne sont pas engagés.
(Iguérot Moché – Yoré Déa – tome 2 – section 62)

L’analyse de Rav Feinstein coïncide tout à fait avec ce que nous avons développé tout au long du paragraphe II)2). Si la Torah interdit le prêt à intérêt, c’est parce qu’il constitue une morsure susceptible d’entraîner la mort physique ou économique de l’emprunteur. Aussi, lorsque l’emprunteur n’est pas engagé personnellement, comme c’est le cas dans une société à risque limité, il n’y a pas d’interdiction de prêter à intérêt.

Notons cependant que la position de Rav Feinstein n’est pas unanime. Ainsi, Rav Itshak Weiss (1902-1989), grand décisionnaire d’Israël, interdit de prêter à intérêt même lorsque l’emprunteur est une société à risque limité.

Une des preuves qu’il apporte (Minhat Itshak – tome 3 – section 1 – paragraphe 5) est un passage du Talmud (Méguila 27b) duquel il ressort clairement que l’interdiction de prêter à intérêt s’applique aussi lorsque l’emprunteur est une synagogue (בֵּית-כְּנֶסֶת). Or, une synagogue est un bien de la communauté, une sorte de « société », dans laquelle personne n’engage ses fonds propres. Cela semble bien montrer que l’interdiction de prêter à intérêt s’applique même lorsque l’emprunteur est une société à risque limité.

Que fait Rav Feinstein de ce passage du Talmud ? Il est bien évident qu’il en avait parfaitement connaissance. Rav Feinstein a en effet étudié plus de 200 fois l’ensemble du corpus Talmudique !Comment conciliait-il sa position avec ce passage ? A ma connaissance, il n’en a pas laissé de trace écrite dans son œuvre. Mais il me semble que la preuve du Rav Weiss ne constitue pas une preuve absolue. Rav Feinstein pourrait en effet rétorquer que ce passage du Talmud parle peut-être d’une synagogue privée dans laquelle le ou les propriétaires engagent leur biens propres.

Cependant, Rav Weiss pourrait répliquer que s’il n’était question que d’une synagogue privée, le Talmud aurait dû le préciser. Aussi, dans la mesure où le Talmud ne précise rien, cela semble bien indiquer que l’interdiction s’applique à tout type de synagogue, qu’elle soit privée ou publique.

En définitive, ce passage du Talmud reste ouvert. Même s’il semble aller dans le sens du Rav Weiss, il ne constitue pas pour autant une objection contre la position de Rav Feinstein.

Ajoutons, qu’il ne s’agit là que de l’une des preuves rapportées. Nous renvoyons le lecteur intéressé, aux responsa de Rav Feinstein (Iguérot Moché – Yoré Déa – tome 2 – section 63) et de Rav Weiss (Minhat Itshak – tome 3 – section 1) dans lesquelles chacun étaie longuement sa position en rapportant de nombreuses autres preuves.

Précisons par ailleurs que la controverse n’est pas aussi forte qu’on pourrait le croire. En effet, même si Rav Weiss interdit de prêter à une société à risque limité, il considère malgré tout qu’il ne s’agit là que d’un interdit rabbinique (Minhat Itshak – tome 4 – section 16 – paragraphe 7 ; section 18 – paragraphe 4). Il s’accorde ainsi avec Rav Feinstein sur le fait que cela ne constitue pas une interdiction de la Torah. Cela signifie que sur le principe, il approuve la démarche de Rav Feinstein. Il considère lui aussi que la Torah n’interdit pas de prêter à intérêt lorsque l’emprunteur n’est pas personnellement engagé. Mais, il pense, contrairement à Rav Feinstein, que les sages l’ont toutefois interdit, considérant qu’il y avait là une « poussière » d’intérêt (אֲבַק רִבִּית).

 

4) Le prêteur à intérêt lors de la résurrection des morts

Revenons sur le verset de Yéheskel qui compare le prêteur à intérêt à un assassin :

בַּנֶּשֶׁךְ נָתַן וְתַרְבִּית לָקַח וָחָי לֹא יִחְיֶה אֵת כָּל הַתּוֹעֵבוֹת הָאֵלֶּה עָשָׂה מוֹת יוּמָת דָּמָיו בּוֹ יִהְיֶה
(יחזקאל יח, יג)

Il a prêté avec morsure, il a pris des intérêts, il ne vivra pas, il a fait toutes ces abominations, il mourra, son sang sera sur lui.
(Yéheskel 18, 13)

Le Midrash met en relation ce verset avec un autre passage du même livre où il est question d’une résurrection des morts. Dieu conduisit le prophète Yéheskel dans une vallée pleine d’ossements desséchés (הָעֲצָמוֹת הַיְבֵשׁוֹת) et lui demanda de prophétiser afin que ces ossements se recouvrent de chair et qu’un souffle de vie leur soit insufflé.

וְהִנַּבֵּאתִי כַּאֲשֶׁר צִוָּנִי וַתָּבוֹא בָהֶם הָרוּחַ וַיִּחְיוּ וַיַּעַמְדוּ עַל רַגְלֵיהֶם
(יחזקאל לז, י)

Je prophétisais comme il me l’avait ordonné. Le souffle vint en eux, ils se mirent à vivre et ils se levèrent.
(Yéheskel 37, 10)

Le Midrash ajoute :

מתים שהחיה יחזקאל … וכלם עמדו על רגליהם חוץ מאיש אחד, אמר לו הנביא רבון העולמים מה טיבו של האיש, אמר לו בַּנֶּשֶׁךְ נָתַן וְתַרְבִּית לָקַח וָחָי לֹא יִחְיֶה (יחזקאל יח, יג)
(פרקי דרבי אליעזר פרק לב)

Les morts qu’a ressuscités Yéheskel … se sont tous levés à part un homme. Le prophète (Yéheskel) dit : « Maître du monde, quelle est la nature de cet homme ? ». Dieu lui dit « il a prêté avec morsure, il a pris des intérêts, il ne vivra pas » (Yéheskel 18, 13).
(Pirké De Rabbi Eliezer chapitre 32)

Ce Midrash paraît surprenant. Pourquoi le seul qui ne se soit pas relevé de cette résurrection est précisément celui qui a prêté à intérêt ?

Pour répondre à cette question, étudions plus en détail le sens de cette résurrection. Notons tout d’abord, que la seule autre résurrection collective mentionnée dans la Bible est celle que nous attendons et qui se produira à la venue du Messie. C’est dans le livre de Daniel qu’elle est évoquée de la façon la plus explicite :

וְרַבִּים מִיְּשֵׁנֵי אַדְמַת עָפָר יָקִיצוּ אֵלֶּה לְחַיֵּי עוֹלָם וְאֵלֶּה לַחֲרָפוֹת לְדִרְאוֹן עוֹלָם
(דניאל יב, ב)

Beaucoup de ceux qui dorment dans la poussière de la terre se réveilleront, les uns pour une vie éternelle, les autres pour être un objet d’ignominie et d’horreur éternelle.
(Daniel 12, 2)

Le sens de cette résurrection parait assez clair. A la fin de tous les exils, après la venue du Messie, Dieu effectuera un grand jugement de toute l’humanité, toutes époques confondues. Il fera alors revivre pour une vie éternelle tous ceux qui le méritent et il punira tous ceux qui déméritent.

Mais, quel est le sens de la résurrection effectuée par le prophète Yéheskel ?

Pour répondre à cette question, replaçons la dans son contexte. Yéheskel a prophétisé au moment de la destruction du premier Temple. Depuis la sortie d’Egypte qui avait eu lieu 890 ans auparavant, c’était la première fois que le peuple juif allait subir l’exil. Certains furent alors pris d’une grande inquiétude : Dieu abandonne-t-il son peuple ? Serait-ce la fin du peuple juif ?

Pour rassurer le peuple, Dieu demande à Yéheskel d’effectuer cette résurrection :

(יא) וַיֹּאמֶר אֵלַי בֶּן אָדָם הָעֲצָמוֹת הָאֵלֶּה כָּל בֵּית יִשְׂרָאֵל הֵמָּה הִנֵּה אֹמְרִים יָבְשׁוּ עַצְמוֹתֵינוּ וְאָבְדָה תִקְוָתֵנוּ נִגְזַרְנוּ לָנוּ: (יב) לָכֵן הִנָּבֵא וְאָמַרְתָּ אֲלֵיהֶם כֹּה אָמַר אֲדֹנָי יְיִ הִנֵּה אֲנִי פֹתֵחַ אֶת קִבְרוֹתֵיכֶם וְהַעֲלֵיתִי אֶתְכֶם מִקִּבְרוֹתֵיכֶם עַמִּי וְהֵבֵאתִי אֶתְכֶם אֶל אַדְמַת יִשְׂרָאֵל:
(יחזקאל לז, יא-יב)

(11) Alors il me dit: « Fils de l’homme, ces ossements, c’est toute la maison d’Israël.  Ceux-ci disent: « Nos os sont desséchés, notre espoir est perdu, c’est fait de nous! »  (12) Eh bien!  Prophétise et dis-leur: Ainsi parle le Seigneur Dieu: Voici que j’ouvre vos tombeaux, et je vous ferai remonter de vos tombeaux, ô mon peuple!  et je vous ramènerai au pays d’Israël. »
(Yéheskel 37, 11-12)

Evidemment, comme toute prophétie intégrée au canon biblique cette prophétie s’adresse en fait à toutes les générations (cf. Méguila 14a). D’ailleurs, les sages (cf. Méguila 31a) ont institué que ce passage soit lu chaque année au moment de la fête de Pessah (Haftara de Chabbat Hol Hamoed Pessah), fête de la délivrance par excellence.

Revenons à présent à notre question initiale. Pourquoi le seul à ne pas s’être relevé de la résurrection effectuée par Yéheskel était un prêteur à intérêt ?

Comme nous l’avons développé précédemment, le prêteur à intérêt affecte la subsistance de l’emprunteur en étouffant son développement économique. Aux prises avec le remboursement des intérêts, ses perspectives d’avenir sont fermées, il perd espoir dans la vie. Aussi, il est juste que le préteur à intérêt n’ait pas non plus d’avenir et que ses os restent desséchés, sans espoir de vie. La sanction correspond bien à la faute : « mesure pour mesure » (מִדָּה כְּנֶגֶד מִדָּה) (Sanhédrin 90a).

 

III) L’association du travail et du capital : Iska et Hétèr Iska

1) Introduction

Après avoir analysé dans le paragraphe précédent les effets dévastateurs du prêt à intérêt, tournons nous à présent vers une problématique inverse. L’interdiction du prêt à intérêt ne freine-t-elle pas le développement économique ? Il s’agit là d’une question importante qui a d’ailleurs poussé la chrétienté et le monde occidental à abandonner peu à peu l’interdiction du prêt à intérêt.

En fait, comme nous allons le montrer dans ce paragraphe, grâce à la Iska et au Hétèr Iska, le développement économique n’est pas incompatible avec l’interdiction du prêt à intérêt.

De quoi s’agit-il ? Une עִסְקָא – Iska (littéralement) une affaire est un procédé mis en place par les sages de la Michna (Baba Metsia 68a) et du Talmud (Baba Metsia 104b). Sous certaines conditions que nous développerons plus loin, cela permet au possesseur d’un capital de l’investir dans une entreprise puis de prendre part aux bénéfices. Pour le possesseur du capital, cela constitue ainsi une façon de faire travailler son argent de façon autorisée. La taux d’un tel placement sera évidemment non-garanti puisqu’il dépendra des bénéfices effectués par l’entreprise.

Au cours des générations, les décisionnaires ont quelque peu élargi le concept. En ajoutant certaines conditions à la Iska originale, ils ont élaboré des procédés permettant de s’approcher du placement à taux garanti tout en restant dans la légalité. Il s’agit là d’un exercice délicat qui a d’ailleurs donné lieu à de nombreuses controverses. Ces différentes extensions de la Iska originale ont été appelées : הֶתֵּר עִסְקָא – Hétèr Iska(littéralement) autorisation pour affaire. Notons que ces procédés sont actuellement très répandus en Israël. Ainsi, dans beaucoup de banques israéliennes on trouve accroché sur le mur un papier signé par les directeurs de la banque, intitulé Hétèr Iska. Ce papier stipule que tous les prêts à « intérêt » contractés par la banque ne sont pas de vrais prêts à intérêt, mais rentrent en fait dans le cadre d’un Hétèr Iska.

Cependant, comme le souligne Rav Moché Feinstein dans l’une de ses responsa, il ne faut surtout pas considérer le Hétèr Iska comme une formule magique qui ferait disparaître comme par enchantement l’interdiction de prêter à intérêt :

ושידעו שני הצדדים ענין העיסקא ולא רק באמירה וכתיבה בעלמא שזה אינו לחש וסגולה המועילים.
(אגרות משה – יורה דעה – חלק ב – סימן סב)

Il faut que les deux parties (le prêteur et l’emprunteur) comprennent le contenu de la Iska. Une parole ou un écrit ne sont pas suffisants. En effet, il ne s’agit pas d’une incantation ou d’un procédé magique.
(Iguérot Moché – Yoré Déa – tome 2 – section 62)

Le premier objectif de ce chapitre sera précisément de comprendre le contenu exact de la Iska (paragraphes III)2) et III)3)) et du Hétèr Iska (paragraphe III)5)). Même si cela peut paraître un peu technique au premier abord, cela constitue néanmoins un préalable indispensable à toute réflexion sur le sujet.

Commençons tout d’abord par étudier la Iska originale telle qu’elle apparaît dans la Michna et le Talmud.

 

2) Iska : principe général de l’association

Considérons deux individus, le premier possède un capital et voudrait le faire fructifier sans travailler lui même, le second veut travailler mais n’a pas d’argent pour développer une entreprise. Comment associer, de façon autorisée, les apports et les besoins de chacun ?

La première solution est le salariat. Dans ce cas, le possesseur du capital confie au travailleur son capital (argent ou marchandise) pour que celui-ci le fasse fructifier en développant une entreprise. Les bénéfices et les pertes éventuelles reviennent alors totalement au possesseur du capital. Le travailleur, quant-à lui, touche un salaire fixe pour son travail, indépendant des bénéfices et des pertes éventuelles. Ce procédé tout à fait légal n’est pas notre propos ici. Le lecteur intéressé pourra se référer au septième chapitre du traité Baba Metsia qui y est consacré et qui s’intitule d’ailleurs : הַשּׂוֹכֵר אֶת הַפּוֹעֲלִים – celui qui emploie des ouvriers.

Nous nous concentrerons ici sur une autre solution appelée : עִסְקָא – Iska – (littéralement) une affaire. Le principe global en est simple : le possesseur du capital confie son argent ou sa marchandise à un entrepreneur afin que celui-ci le fasse fructifier en développant une entreprise. Les bénéfices sont alors partagés entre eux deux. En cas de problème également, ils devront partager les pertes. Contrairement au salariat, la Iska constitue ainsi une véritable association, pour le meilleur et pour le pire, entre le possesseur du capital et l’entrepreneur. Peu importe à qui appartient le lieu physique de l’entreprise et peu importe qui est l’initiateur du projet. On peut ainsi envisager le cas d’un entrepreneur qui élabore son projet de façon autonome dans un local qui lui appartient, et qui ne fait appel à un investisseur que parce qu’il a besoin de capitaux pour se développer. Mais on peut aussi envisager le cas du propriétaire d’un magasin qui installe un gérant pour s’en occuper. Dans tous les cas où l’un apporte le capital et l’autre le travail, un partenariat de type Iska est possible.

L’association paraît équitable. En effet, contrairement au salariat où les pertes éventuelles sont totalement assumées par l’employeur, dans une Iska les pertes éventuelles sont partagées entre le possesseur du capital et l’entrepreneur. Aussi, il semble juste que les bénéfices le soient aussi.

Pourtant la Michna exige, au delà du partenariat, le versement d’un salaire à l’entrepreneur :

אין מושיבין חנוני למחצית שכר … אלא אם כן נותן לו שכרו כפועל
(בבא מציעא סח, א)

On n’installe pas un gérant pour son magasin en vue de partager avec lui les bénéfices par moitié … à moins de lui donner un salaire comme employé.
(Baba Metsia 68a)

La question se pose alors : pourquoi un tel salaire ? Le partage des bénéfices comme des pertes n’est-il pas suffisant pour assurer l’équité de l’association ?

Pour répondre à cette question, nous devons passer à une analyse plus détaillée de la Iska.

 

3) Iska : analyse détaillée de l’association

Après avoir exposé dans le paragraphe précédent une approche globale de la Iska, nous développerons dans ce paragraphe un autre point de vue, plus analytique et donc plus précis. Cela nous permettra en particulier de comprendre la nécessité de ce salaire que nous avons évoqué à la fin du paragraphe précédent.

Le Talmud donne, de façon concise, une modélisation détaillée de la structure de la Iska :

האי עיסקא פלגא מִלְוֶה ופלגא פִּקָּדוֹן
(בבא מציעא קד, ב)

La Iska est constituée d’une moitié prêt (מִלְוֶה) et d’une moitié dépôt (פִּקָּדוֹן).
(Baba Metsia 104b)

Prenons un exemple. Le propriétaire du magasin fournit au gérant un capital de 100 euros afin qu’il achète de la marchandises, la revende et en tire un bénéfice. Partageons (fictivement) ce capital de 100 euros en deux parties :

– 50 euros sont considérés comme un prêt, évidemment sans intérêt, que le propriétaire du magasin octroie au gérant. Ils deviennent donc propriété du gérant. Celui-ci peut ainsi les faire fructifier et en tirer un bénéfice.

Bien entendu, à la fin de l’opération, il devra rembourser au propriétaire les 50 euros qu’il lui a empruntés. Mais, il gardera le bénéfice pour lui.

– 50 euros sont considérés comme un dépôt que le propriétaire du magasin confie au gérant afin que celui-ci les fasse fructifier au bénéfice exclusif du propriétaire. Cela signifie qu’ils restent en possession du propriétaire.

La responsabilité du gérant sur la partie dépôt se limite à celle d’un gardien « actif », responsable en cas de négligence mais exonéré en cas de force majeure.

Bien entendu, ces deux parties sont indissociables. Le gérant ne peut pas faire fructifier que la partie prêt, il est obligé de faire fructifier en même temps la partie dépôt. Autrement dit, le propriétaire et le gérant sont associés à parts égales dans la totalité du capital.

Trois cas peuvent alors se présenter :

1) S’il y a des bénéfices, ils en toucheront alors chacun la moitié. En effet, étant associés à parts égales dans le capital, lorsque le capital augmente, la part de chacun augmente de moitié.

Supposons par exemple que le gérant du magasin revende la marchandise et en retire 140 euros, réalisant ainsi un bénéfice de 40 euros.

Le capital initial de :

100 euros = 50 euros du gérant (prêt) + 50 euros du propriétaire (dépôt)

est donc passé à 140 euros. Ce capital se partage toujours équitablement :

140 euros = 70 euros du gérant + 70 euros du propriétaire.

Le gérant devra donc rendre au propriétaire :

120 euros = 50 euros qu’il a empruntés + 70 euros de partie dépôt.

Il lui restera donc 20 euros de bénéfice. Le propriétaire aura également réalisé un bénéfice de 20 euros. En effet, il récupère 120 euros alors que son apport initial était de 100 euros. Ainsi les 40 euros de bénéfice auront bien été partagés équitablement entre le propriétaire et le gérant : 20 euros de bénéfice pour chacun.

2) S’il y a des pertes dont le gérant n’est pas responsable, le propriétaire et le gérant les assumeront alors chacun pour moitié. En effet, étant associés à parts égales dans le capital, lorsque le capital diminue, la part de chacun diminue de moitié.

Reprenons notre exemple et supposons que le gérant revende la marchandise, mais n’en retire que 60 euros, réalisant ainsi 40 euros de pertes. Considérons le cas où il n’en est pas responsable, supposons par exemple qu’une catastrophe naturelle ait abîmé une partie de la marchandise, ou qu’une chute brutale des cours soit survenue.

Le capital initial de :

100 euros = 50 euros du gérant (prêt) + 50 euros du propriétaire (dépôt)

est donc passé à 60 euros. Ce capital se partage toujours équitablement :

60 euros = 30 euros du gérant + 30 euros du propriétaire.

Le gérant devra donc rendre au propriétaire :

80 euros = 50 euros qu’il a empruntés + 30 euros de partie dépôt.

Ainsi, il devra ajouter aux 60 euros qu’il a obtenus en vendant la marchandise, 20 euros qu’il devra sortir de sa poche. Il aura donc subi une perte de 20 euros. Le propriétaire aura également subi une perte de 20 euros. En effet, il ne récupèrera que 80 euros alors que son apport initial était de 100 euros. Ainsi les 40 euros de perte auront bien été partagés équitablement entre le propriétaire et le gérant : 20 euros de perte pour chacun.

3) S’il y a des pertes dont le gérant est responsable, il les assumera alors seul.

Reprenons notre exemple et supposons que le gérant se soit fait volé une partie de la marchandise du magasin, alors qu’il s’en était absenté en laissant la porte grande ouverte. Supposons par exemple que sa négligence ait occasionné 40 euros de perte.

Le capital initial de :

100 euros = 50 euros du gérant (prêt) + 50 euros du propriétaire (dépôt)

est donc passé à 60 euros. Ce capital se partage toujours équitablement :

60 euros = 30 euros du gérant + 30 euros du propriétaire.

Le gérant devra rendre au propriétaire :

100 euros = 50 euros qu’il a emprunté + 50 euros qui lui ont été confiés en dépôt.

En effet, pour la partie prêt, cela va sans dire qu’il devra, comme toujours, restituer la somme qu’il a empruntée. Quant à la partie dépôt, le gérant a failli dans son rôle de gardien, il lui incombera donc de restituer la somme qui lui avait été confiée.

 

Fort de cette modélisation de la Iska, reprenons la Michna que nous avons rapportée au paragraphe précédent :

אין מושיבין חנוני למחצית שכר … אלא אם כן נותן לו שכרו כפועל
(בבא מציעא סח, א)

On n’installe pas un gérant pour son magasin en vue de partager avec lui les bénéfices par moitié … à moins de lui donner un salaire comme employé.
(Baba Metsia 68a)

Pourquoi la Iska est-elle interdite s’il ne lui verse pas un salaire ?

Rachi y répond :

אין מושיבין חנוני למחצית שכר – … וטעמא דמילתא משום דאמרינן לקמן (בבא מציעא קד, ב) הך עיסקא פלגא מלוה ופלגא פקדון … נמצא מתעסק בחציו של בעל הבית שהוא פקדון אצלו בשכר המתנת מעות המלוה לפיכך אסור.
(רש »י בבא מציעא סח, א)

On n’installe pas un gérant pour son magasin afin de partager (avec lui) les bénéfices – … Cette interdiction se fonde sur ce que le Talmud dit plus loin (Baba Metsia 104b) : « la Iska est constituée d’une moitié prêt et d’une moitié dépôt » … le gérant s’occupe ainsi de la moitié appartenant au propriétaire qui est en dépôt chez lui, en tant que « salaire » pour l’attente de l’argent du prêt. C’est pourquoi cela est interdit.
(Rachi Baba Metsia 68a)

Notons tout d’abord que Rachi utilise une expression surprenante : le salaire pour l’attente de l’argent. Il s’agit en fait d’une l’expression tirée du Talmud pour exprimer de façon très générale ce qu’est un prêt à intérêt :

כללא דריביתא כל אגר נטר ליה אסור
(בבא מציעה סג, ב)

Voici la règle générale du prêt à intérêt : tout « salaire » pour l’attente de l’argent est interdit.
(Baba Metsia 63b)

Prêter à intérêt, c’est faire payer à l’emprunteur le temps d’attente du remboursement de l’argent qu’on lui a mis à disposition.

Revenons à présent à notre question initiale. Pourquoi la Iska est-elle interdite s’il ne lui verse pas un salaire ? Le problème, explique Rachi, c’est que le gérant travaille pour faire fructifier la partie dépôt qui appartient au propriétaire. Mais, il ne le fait pas bénévolement. C’est en effet la contrepartie que lui exige le propriétaire afin de lui accorder le prêt. Autrement dit, le propriétaire n’accepte de lui contracter un prêt de 50 euros que s’il accepte, en échange, de faire fructifier 50 autres euros qu’il lui met en dépôt. Le travail du gérant sur la partie dépôt constitue donc un « salaire » qu’il verse au propriétaire pour que celui-ci lui accorde un prêt. Le prêt n’est donc pas gratuit, il s’agit d’un prêt à intérêt. C’est pourquoi cela est interdit.

Récapitulons. Dans une Iska, le propriétaire et le gérant sont associés à parts égales dans le capital; la partie prêt appartient au gérant et la partie dépôt appartient au propriétaire. C’est pourquoi, il est normal qu’ils partagent les bénéfices et les pertes éventuelles dont le gérant n’est pas responsable. Cependant, un problème subsiste. En effet, lorsque le gérant fait fructifier le capital, il ne travaille pas que pour la partie prêt (qui lui appartient), il travaille aussi pour la partie dépôt (qui appartient au propriétaire). Or, si le propriétaire a accepté qu’il y ait une partie prêt, ce n’est qu’à condition qu’en contrepartie le gérant fasse travailler la partie dépôt. Le propriétaire touche donc un intérêt sur le prêt : la moitié du travail du gérant. Aussi, pour autoriser l’association, le propriétaire devra rémunérer le gérant pour la moitié de son travail.

C’est ce que résume Rachi en un mot lorsqu’il commente la Michna :

אלא אם כן נותן לו שכר עמלו – בחצי.
(רש »י בבא מציעא סח, א)

A moins de lui donner un salaire pour son travail – sur la moitié.
(Rachi Baba Metsia 68a)

Ajoutons qu’au cours d’un long débat concernant la rémunération du gérant, le Talmud rapporte l’opinion de Chmouel qui considère qu’un dinar suffit :

אמר שמואל קוצץ לו דינר
(בבא מציעא סט, א)

Chmouel dit : il fixe avec lui un dinar
(Baba Metsia 69a)

Et c’est ainsi que tranche Rabbi Yossef Karo (1488 Espagne – 1575 Tsfat) dans le Choulhan Arouh (Yoré Déa 177, 3). Cela signifie qu’en France par exemple, un euro suffira.

Au vu de ce qu’on a expliqué précédemment cela paraît surprenant. Pourquoi un dinar « symbolique » suffit-il à rémunérer le gérant ? Pour que le travail du gérant sur la partie dépôt ne soit pas considéré comme un intérêt exigé de lui en contrepartie du prêt, ne faudrait-il pas que le propriétaire du magasin lui verse un véritable salaire ?

 

4) Iska : pourquoi une rémunération symbolique suffit-elle ?

Comme nous l’avons déjà mentionné (paragraphe II)2)a)), le Talmud distingue deux sortes de prêt à intérêt interdits :

– le prêt à intérêt fixé d’avance (רִבִּית קְצוּצָה), interdit par la Torah.

– la  »poussière » d’intérêt (אֲבַק רִבִּית). Il s’agit de situations qui ressemblent à un prêt à intérêt et que les sages ont interdit, bien que d’après la Torah ce soit permis.

En fait, comme le précisent les décisionnaires (Maïmonide – Hilhot Chlouhin Vechoutafim 6, 2 ; Tosfot – Baba Metsia 70b ; Roch – Baba Metsia 5, 39), la rémunération du gérant n’est qu’une obligation rabbinique. Autrement dit, d’après la Torah on pourrait se passer d’une telle rémunération. Ce sont les sages qui l’ont exigée car ils ont considéré que même si le travail du gérant sur la partie dépôt ne constituait pas un intérêt interdit par la Torah (רִבִּית קְצוּצָה), cela constituait malgré tout une « poussière » d’intérêt (אֲבַק רִבִּית).

Maïmonide écrit ainsi :

… המתעסק טורח לו בחצי של פקדון מפני מעותיו שהלוהו ונמצא באין לידי אבק רבית
(רמב״ם – הלכות שלוחין ושותפים ו, ב)

… (lorsque) le gérant travaille pour la partie dépôt en contrepartie du prêt qui lui a été accordé, cela constitue une « poussière » d’intérêt.
(Maïmonide – Hilhot Chlouhin Vechoutafim 6, 2)

Rabénou Acher (en abrégé Roch) ajoute que c’est pour cette raison qu’on peut se suffire d’une rémunération « symbolique » :

… הכא באבק רבית הקילו חכמים ובדבר מועט שהוא נותן לו לא מחזי כרבית
(רא״ש – בבא מציעא ה, לט)

… ici, puisqu’il ne s’agit que d’une « poussière » d’intérêt, les sages se sont montrés indulgents ; (car même) en lui versant une petite somme cela ne ressemble (déjà) plus à un intérêt.
(Roch – Baba Metsia 5, 39)

Cependant, la question subsiste : pourquoi ne s’agit-il que d’une poussière d’intérêt ? Pourtant le travail du gérant sur la partie dépôt est la contrepartie sine qua non exigée par le propriétaire afin de lui accorder la partie prêt. Le travail du gérant sur la partie dépôt devrait donc, à priori, être considéré comme un intérêt fixé d’avance (רִבִּית קְצוּצָה).

Pour répondre a cette question, rapportons la démarche de Rav Chmouel Honigsberg, maguid chiour (maître de conférence) émérite dans la célèbre Yéchiva de Slabodka à Bné Brak :

… אמאי אין זה ריבית קצוצה … נראה הביאור, דבעצם אין סיבת טירחתו משום הפלגא דמלוה, אלא משום רצונו בהשגת מחצית הריוח … ושוב כפוף לתנאי הנותן דיעסוק כחדא עם ב׳ החצאים
(רב שמואל הוניגסברג – באורי סוגיות – איזהו נשך – סימן מח)

… Pourquoi n’est-ce pas un intérêt fixé d’avance ? … Il semble qu’on puisse expliquer ainsi : ce n’est pas la partie prêt qui constitue la véritable cause du travail (du gérant sur la partie dépôt), mais plutôt son désir de toucher la moitié des bénéfices … Cependant il est contraint par la condition exigée par le propriétaire qui lui impose de faire fructifier simultanément les deux parties (la partie prêt et la partie dépôt).
(Rav Chmouel Honigsberg – Biouré sougiot – Ezéou Nécheh – section 48)

Autrement dit, rien dans le contrat n’oblige le gérant à travailler. S’il le désire, il peut fermer boutique et ne produire aucun bénéfice. Ainsi, s’il décide de travailler, ce n’est que dans son propre intérêt : toucher le bénéfice produit par la partie prêt, c’est à dire la moitié du bénéfice total. Mais, puisque la partie prêt et la partie dépôt sont indissociables, il ne peut faire fructifier la partie prêt sans faire fructifier simultanément la partie dépôt. Ainsi, même si incidemment il fait fructifier la partie dépôt, ce n’est pas cela qui motive son travail. C’est pourquoi, son travail sur la partie dépôt ne constitue pas un intérêt fixé d’avance (רִבִּית קְצוּצָה). Cependant les sages ont jugé qu’il y avait là une « poussière » d’intérêt (אֲבַק רִבִּית). C’est pour cela qu’ils ont exigé une rémunération du gérant pour son travail sur la partie dépôt. Mais puisque cette rémunération a pour unique fonction d’éviter un « semblant » de prêt à intérêt, les sages se sont montrés indulgents et ont considéré qu’un dinar « symbolique » suffirait.

Remarquons que cette explication s’inscrit parfaitement dans la démarche que nous avons développée dans la partie II. Nous y avions longuement expliqué que la Torah condamne, dans le prêt à intérêt, l’étau « meurtrier » qui se resserre sur l’emprunteur. Or, cet écueil est totalement absent dans la Iska, même lorsque le gérant n’est pas rémunéré pour son travail sur la partie dépôt. En effet, aucune pression n’est exercée sur lui, rien ne l’oblige à faire fructifier le capital. Et s’il le fait, ce n’est que dans son propre intérêt : toucher la moitié des bénéfices.

En créant un partenariat entre l’entrepreneur et le possesseur du capital, la Iska permet ainsi de concilier ce qui paraissait inconciliable : favoriser le développement économique tout en respectant l’interdiction du prêt à intérêt.

 

5) Le Hétèr Iska d’aujourd’hui

Après avoir présenté la Iska sous sa forme initiale telle qu’elle apparaît dans la Michna et le Talmud, passons à présent au Hétèr Iska sous sa forme actuelle. Pour fixer les idées, considérons le cas le plus courant, à savoir celui d’une banque.

Reprenons le modèle de la Iska développé au paragraphe III)3). La banque fournit un capital à un client pour que celui-ci développe son entreprise. On considère que ce capital est divisé en deux parts égales : la partie prêt, appartenant au client et la partie dépôt, appartenant à la banque. Ainsi, le client et la banque sont associés à parts égales dans le capital. En conséquence, les bénéfices ou les pertes éventuelles dont le client n’est pas responsable seront partagés équitablement entre le client et la banque. Enfin, la banque devra verser une somme quelconque (par exemple 1 euro) au client pour le rémunérer de son travail sur la partie dépôt.

Mais ce modèle n’est pas suffisamment adapté aux besoins d’une banque. En effet, une banque a besoin d’annoncer un taux d’intérêt fixe à ses clients. Comment concilier cela avec les exigences de la Iska ?

Au cours des siècles, plusieurs solutions ont été proposées par les décisionnaires. Ces différentes solutions sont appelées :  הֶתֵּר עִסְקָא – Hétèr Iska(littéralement)autorisation pour affaire.

La première solution proposée remonte à un grand maître de l’époque médiévale : Rabbi Israël Isserlin (1390 Allemagne -1460 Autriche). Dans une de ses responsa (Troumat Hadechen – section 302), il propose le premier Hétèr Iska.

Un autre grand maître qui a beaucoup marqué l’histoire du Hétèr Iska est Rabbi Menahem Mendel Avigdor (en abrégé Maharam), chef du tribunal rabbinique de Cracovie au XVI-ème siècle. Le contrat type de Hétèr Iska qu’il a rédigé a été publié 80 ans après sa mort (en 1681) dans un livre intitulé Nahalat Chiva (section 40), et a été accepté par l’ensemble des sages d’Israel. Même si depuis, certaines modifications ont été apportées, il reste une référence, et c’est pourquoi son nom est cité dans la plupart des contrats type de Hétèr Iska.

Présentons ici un Hétèr Iska plus récent, élaboré en 1974 par Rav Moché Feinstein (1895 – 1986), grand décisionnaire d’Amérique. En voici un extrait :

להלן נוסח שטר עיסקא לבאנק.
כל הכספים שיתנו מהבנק לאחרים יהיה הכל בתורת עיסקא כפי שנתקן ע״פ מהר״מ ז״ל ע״פ תנאים דלהלן.
א) העסק שמקבל הכסף צריך לעסוק יהיה עסק טוב לפי האומדנא שירויח לא פחות משני פעמים כפי סך האחוזים שצריך ליתן להבנק כדי שיהיה מחצה שכר להבנק ומחצה למקבל הכסף לעיסקא, ואם יהיה ריוח יותר יהיה שייך למקבל הכסף המתעסק בהעיסקא לבדו.
ב) שכר בעד טרתתו בהעיסקא יתנו לו מהבאנק חצי דאלאר.
ג) אם יהיה הפסד הוא גם כן מחצה למחצה מחצה סך ההפסד הוא להבנק ומחצה ההפסד הוא למקבל הכסף לעיסקא.
ד) מקבל הכסף המתעסק לא יהיה נאמן לומר שלא הרויח סך שהתנו ויאמר שצריך ליתן להבנק עבור מחצה ריוח שלהם פחות ממה שהתנו וכל שכן שאינו נאמן לומר שהיה הפסד אלא דוקא כשישבע שבועה חמורה בנקיטת ספר תורה בבית הכנסת של ארטדאכסים ביום הקריאה ובשעת הקריאה בפני הצבור והרב ובפני שליח מהבנק …
(אגרות משה – יורה דעה – חלק ג – סימן מא)

Voici un contrat type de (Hétèr) Iska pour une banque :
Tout argent que la banque prêtera à ses clients sera toujours dans le cadre d’un (Hétèr) Iska tel qu’il a été mis en place par Maharam (Rabbi Menahem Mendel Avigdor), avec les conditions suivantes :
1) L’affaire que le client entrepreneur compte réaliser doit être une bonne affaire. Il doit escompter faire un bénéfice d’au moins le double du taux d’intérêt fixé par la banque, afin que la moitié des bénéfices soit pour la banque et la moitié pour le client entrepreneur. Et si le bénéfice s’avère supérieur, le surplus reviendra exclusivement au client entrepreneur.
2) La banque versera un demi-dollar au client entrepreneur comme salaire pour son travail.
3) En cas de perte, les pertes seront également partagées. La moitié des pertes sera assumée par la banque et l’autre moitié par le client entrepreneur.
4) Le client entrepreneur ne sera crû s’il prétend qu’il n’a pas réalisé le bénéfice escompté et qu’il souhaiterait en conséquence donner à la banque, en tant que moitié des bénéfice, un pourcentage inférieur au taux d’intérêt fixé ; et à fortiori il ne sera crû s’il prétend qu’il y a eu des pertes, que s’il prête serment solennellement en prenant en main un Séfèr Torah dans une synagogue orthodoxe un jour de lecture de Séfèr Torah au moment de la lecture, devant la communauté, le Rav et un représentant de la banque …
(Iguérot Moché – Yoré Déa – tome 3 – section 41)

Ce Hétèr Iska consiste à reprendre la structure de la Iska, en y ajoutant les conditions suivantes :

1) La banque ״fixe״ un taux d’intérêt (par exemple 10%). Un client ne peut emprunter à la banque que s’il escompte faire un bénéfice d’au moins le double de ce taux (20%).

–  Dans le cas où le client réalise un bénéfice égal au double du taux d’intérêt fixé (20%), la banque étant propriétaire de la moitié du capital touchera donc la moitié des bénéfices (10%), ce qui correspond précisément au taux d’intérêt fixé.

–  Dans le cas où le client réalise un bénéfice (par exemple 30%) supérieur au double du taux d’intérêt fixé (20%), bien que la banque soit propriétaire de la moitié du capital, et qu’elle devrait donc toucher systématiquement la moitié des bénéfices (15%) ; la banque accepte de ne toucher que le taux d’intérêt fixé (10%), et renonce au reste de sa part de bénéfice. Le fait que la banque renonce à une partie de sa part de bénéfice au profit du client n’est nullement problématique. En effet, l’interdiction du prêt à intérêt ne concerne que le cas où l’emprunteur reverse un surplus au prêteur. Il n’y a par contre aucun interdit à ce que le prêteur verse un surplus à l’emprunteur.

– Dans le cas où le client réalise un bénéfice (par exemple 16%) inférieur au double du taux d’intérêt fixé (20%), la banque étant propriétaire de la moitié du capital touchera la moitié des bénéfices (8%), bien que ce soit inférieur au taux d’intérêt fixé (10%). Voir cependant la condition 4).

2) La banque versera un demi-dollar au client entrepreneur comme salaire pour son travail.

3) En cas de perte (par exemple 30% de perte) dont le client n’est pas responsable, la banque étant propriétaire de la moitié du capital assumera la moitié des pertes (15%). Ce qui signifie que le client ne remboursera pas la totalité du capital qu’il a emprunté (il ne remboursera que 85% du capital). Voir cependant la condition 4).

4) Si le client prétend avoir réalisé un bénéfice (par exemple 16%) inférieur au double du taux d’intérêt fixé (20%), ou pire, s’il prétend avoir subi des pertes (par exemple 30% de perte) dont il n’est pas responsable, il ne sera crû que s’il prête serment solennellement en prenant en main un Séfèr Torah dans une synagogue orthodoxe un jour de lecture de Séfèr Torah au moment de la lecture, devant la communauté, le Rav et un représentant de la banque. S’il refuse de prêter serment, il devra verser à la banque le taux d’intérêt fixé (10%).

Récapitulons le contenu du Hétèr Iska. La structure de base en est une Iska, c’est à dire un partenariat entre la banque et le client entrepreneur, avec partage équitable des bénéfices et des pertes éventuelles dont le client n’est pas responsable. Parallèlement à cette Iska, la banque fixe au départ un taux (par exemple 10%). Au moment de l’échéance, le client aura le choix entre deux options :

– Soit il choisit de restituer à la banque le taux fixé (10%). Le client optera naturellement pour ce choix dans le cas où il aura effectué un bénéfice (par exemple 30%) supérieur ou égal au double du taux fixé (20%).

– Soit il choisit de se fonder sur la Iska. Bien entendu, le client n’aura intérêt a opter pour ce choix que dans le cas où il prétendrait avoir effectué un bénéfice (par exemple 16%) inférieur au double du taux fixé (20%), et se fondant sur la Iska, il ne souhaiterait restituer à la banque que la moitié des bénéfices (8%), bien que ce soit inférieur au taux fixé (10%). Ou pire, on peut envisager le cas où il prétendrait avoir subi des pertes (par exemple 30% de pertes) dont il n’est pas responsable, et se fondant sur la Iska, il souhaiterait faire assumer à la banque la moitié des pertes (15%), et ne rendre ainsi qu’une partie du capital (85% du capital). Dans tous les cas où il choisit de se fonder sur la Iska, il ne sera crû que s’il prête serment solennellement en prenant en main un Séfèr Torah dans une synagogue orthodoxe un jour de lecture de Séfèr Torah au moment de la lecture, devant la communauté, le Rav et un représentant de la banque.

Quel est le sens de ce serment solennel et de tout le cérémonial qui l’accompagne ? Il a évidemment pour but de dissuader fortement le client d’opter pour le second choix en venant prétendre qu’il n’a pas atteint les bénéfices escomptés ou qu’il a subi des pertes dont il n’est pas responsable ; et d’opter plutôt pour le premier choix en payant à la banque le taux fixé. Bien sûr, l’effet dissuasif de ce serment vise en premier lieu le client qui aurait voulu frauder en gardant pour lui seul une partie ou la totalité des bénéfices. Mais en fait, il vise aussi le client de bonne foi, qui a réellement effectué des bénéfices inférieurs au double du taux d’intérêt fixé ou qui a réellement subi des pertes dont il n’est pas responsable. En effet, même pour dire la vérité, il est difficile d’affronter un tel cérémonial, que ce soit par conscience de la gravité du serment ou que ce soit par honte de se donner en spectacle devant toute la communauté. C’est pourquoi, comme le souligne Rav Moché Feinstein, la plupart du temps, le client optera pour le premier choix et préfèrera payer à la banque le taux fixé :

מסתבר שלא ירצה לישבע וישלם סך … שהתנו
(אגרות משה – יורה דעה – חלק ג – סימן לט)

Probablement qu’il ne voudra pas jurer, et qu’il paiera le montant … fixé
(Iguérot Moché – Yoré Déa – tome 3 – section 39)

Ainsi, grâce au serment solennel, le Hétèr Iska constitue pour la banque une méthode efficace lui permettant de s’approcher du prêt à taux fixe.

 

6) La légitimité du Hétèr Iska

On peut se demander si le Hétèr Iska est bien légal. Le serment solennel n’est-il pas une façon détournée de pousser le client à opter systématiquement pour le remboursement du taux fixé ? Pourquoi les décisionnaires l’ont-ils autorisé ?

Rav Blau (1929 – 2013), juge rabbinique d’Israël, spécialiste du prêt à intérêt, analyse longuement cette question dans son ouvrage de référence sur le prêt à intérêt Brit Yéhouda (chapitre 35 note 54 ; chapitre 38 note 8). Rapportons ici une démarche qu’il propose pour justifier l’usage d’un tel procédé.

Afin de comprendre sa démarche, il nous faut au préalable étudier le concept Talmudique d’éventualité d’intérêt.

 

a) Une éventualité d’intérêt

Le Talmud introduit la notion de : צַד אֶחָד בְּרִבִּית – tsad éhad béribitune éventualité d’intérêt. En première approche, ce concept désigne des situations dont l’issue est incertaine, et qui pourraient éventuellement déboucher sur le paiement d’un intérêt.

Approfondissons cette notion. Précisons d’emblée que dans la signification de ce concept nous suivrons la démarche de Nahmanide.

Le Talmud rapporte le cas d’un emprunteur qui n’ayant pas de quoi rembourser sa dette, vend son champ à son créancier. Mais, il pose comme condition que la vente ne sera effective que s’il ne réussit pas à rembourser sa dette d’ici un temps donné (par exemple d’ici un an). Le contrat stipule par ailleurs que dans le cas où la vente serait effective (c’est à dire dans le cas où l’emprunteur ne réussirait pas à rembourser sa dette d’ici l’échéance fixée), la vente prendrait effet rétroactivement dès le moment de l’émission du contrat de vente (et non au moment de l’échéance un an plus tard). Qui consommera les fruits du champ entre-temps ? Tous les sages s’accordent sur le fait que le vendeur (l’emprunteur) puisse les consommer. Par contre, en ce qui concerne l’acheteur (le prêteur), cela fait l’objet d’un débat entre Rabbi Yéhouda et les (autres) sages :

הרי שהיה נושה בחבירו מנה ועשה לו שדהו מכר בזמן שהמוכר אוכל פירות מותר לוקח אוכל פירות אסור ר’ יהודה אומר אף בזמן שהלוקח אוכל פירות מותר … מאי בינייהו אמר אביי צד אחד ברבית איכא בינייהו
(בבא מציעא סג, א)

Si un homme devait à son ami une somme d’argent et qu’il lui a vendu son champ (en posant comme condition que la vente ne sera effective que s’il ne réussit pas à rembourser sa dette d’ici un temps donné), il sera permis que le vendeur consomme les fruits, mais il sera interdit que l’acheteur les consomme. Rabbi Yéhouda dit qu’il sera également permis que l’acheteur les consomme … Sur quoi discutent-ils ? Abayé dit : leur discussion porte sur une éventualité d’intérêt.
(Baba Metsia 63a)

Pourquoi les (autres) sages interdisent-ils à l’acheteur (le prêteur) de consommer les fruits du champ ? Abayé (sage du Talmud) explique que si l’acheteur (le prêteur) mangeait les fruits, cela pourrait éventuellement constituer une perception d’intérêt, et c’est pourquoi les (autres) sages interdisent.

En quoi la consommation des fruits pourrait-elle éventuellement constituer une perception d’intérêt ? Rachi explique :

צד אחד … שמא יבא לידי רבית שמא לא יבא צד הפדייה בא לידי רבית צד המכר אינו בא לידי רבית
(רש״י בבא מציעא סג, א)

Une éventualité (d’intérêt) … peut-être en viendra-t-on à une perception d’intérêt et peut-être que non. Dans l’éventualité où il « rachèterait » (son champ), on en viendrait à une perception d’intérêt. Dans l’éventualité où la vente serait effective, on n’en viendrait pas à une perception d’intérêt.
(Rachi Baba Metsia 63a)

Reprenons le raisonnement de Rachi :

– Dans l’éventualité où l’emprunteur réussirait à rembourser sa dette avant l’échéance, la vente serait alors annulée. Le champ n’aura alors finalement jamais quitté la propriété de l’emprunteur. C’est pourquoi, si le prêteur consommait des fruits du champ, cela constituerait une perception d’intérêt.

– Par contre, dans l’éventualité où l’emprunteur ne réussirait pas à rembourser sa dette avant l’échéance, la vente deviendrait alors effective. La vente prendrait alors effet rétroactivement dès le moment de l’émission du contrat de vente (et non au moment de l’échéance un an plus tard). C’est pourquoi, si le prêteur consommait des fruits du champ, cela ne constituerait pas une perception d’intérêt, puisqu’il s’agirait en fait des fruits de son propre champ.

Le fait que le prêteur (l’acheteur) consomme les fruits du champ constitue ainsi une éventualité d’intérêt (צַד אֶחָד בְּרִבִּית). En effet, au moment où il les consomme, l’issue est encore incertaine, nul ne sait à ce moment si l’emprunteur réussira à rembourser sa dette avant l’échéance ou non. Sera-t-il alors permis de les consommer ? Rabbi Yéhouda autorise, mais les (autres) sages interdisent. La position des (autres) sages est la plus simple à comprendre, ils appliquent le principe de précaution : dans le doute on s’abstient. Il s’agit d’ailleurs d’un principe très général qui traverse le Talmud (voir par exemple Betsa 3b) : on doit se montrer rigoureux face à un doute concernant toute loi de la Torah (סָפֵק דְּאוֹרַיְתָא לְחוּמְרָא). Si par exemple on aurait un doute quant à la cacheroute d’un aliment, on s’abstiendra de le consommer. De la même façon, face à une éventualité d’intérêt (צַד אֶחָד בְּרִבִּית), le prêteur (l’acheteur) devra s’abstenir de consommer des fruits du champ. Par contre, la position de Rabbi Yéhouda paraît surprenante. Il va sans dire que Rabbi Yéhouda s’accorde avec le principe de précaution général que l’on doit appliquer face à un doute concernant toute loi de la Torah. Ce n’est qu’à propos du prêt à intérêt que Rabbi Yéhouda « innove » en permettant une éventualité d’intérêt (צַד אֶחָד בְּרִבִּית). Quelle en est la raison ? Pour y répondre, suivons la démarche de Nahmanide qui soulève une autre question. Pour comprendre la question de Nahmanide, une petite introduction est nécessaire.

 

b) Prêter une quantité contre une même quantité

Une Michna enseigne :

לא יאמר אדם לחבירו הלויני כור חטין ואני אתן לך לגורן … שמא יוקרו חטין ונמצאו באות לידי רבית
(בבא מציעא עה, א)

Un homme ne dira pas à son ami : prête moi un « cor » (mesure de volume correspondant environ à 250 litres ou 430 litres selon les opinions) de blé, je te le rembourserai au moment de l’engrangement … de peur que le cours du blé n’augmente et que cela ne constitue alors une perception d’intérêt
(Baba Metsia 75a)

La Michna interdit de prêter un cor de blé afin que l’emprunteur rende un (autre) cor de blé.

Pourquoi un tel interdit, il n’y a pourtant, à priori, aucune perception d’intérêt ? La Michna explique qu’il pourrait y avoir une augmentation du cours du blé entre le moment du prêt et le moment du remboursement, ce qui générerait une perception d’intérêt.

Comment prêter alors un cor de blé de façon autorisée ? La solution la plus simple que propose le Talmud (Baba Metsia 74b -75a) consiste à évaluer la valeur du cor de blé au moment du prêt (par exemple 100 euros), et de prêter en fait cette valeur. Cela signifie qu’au moment du remboursement, l’emprunteur devra rendre une quantité de blé de même valeur. Ainsi, si le cours du blé a augmenté entre-temps (en passant par exemple à 125 euros par cor), il rendra moins d’un cor (4/5 de cor). Et si le cours du blé a baissé entre-temps (en passant par exemple à 80 euros par cor), il rendra plus d’un cor (5/4 de cor).

Notons qu’une solution alternative est proposée par le Talmud (Baba Metsia 75a), le lecteur intéressé pourra s’y référer.

Précisons d’une part que le blé n’est évidemment qu’un exemple, et que le principe reste le même avec tout autre élément. D’autre part, d’après la plupart des décisionnaires (Rama dans Choulhan Arouh Yoré Déa 162, 1 ; Michna Broura 450, 2) l’interdiction de prêter un cor afin que l’emprunteur rende un (autre) cor ne s’applique que pour des quantités importantes comme le cor, par contre il sera permis d’emprunter à son voisin une baguette de pain pour lui rendre une baguette de pain. En effet, pour de si petites quantités, les variations du cours sont insignifiantes. Notons par ailleurs que dans le Talmud (Baba Metsia 44b) ainsi que dans toute la littérature rabbinique postérieure au Talmud, au lieu de prendre l’exemple du prêt d’un cor, il est plutôt pris l’exemple du prêt d’une séa(mesure de volume correspondant environ à 8 ou 14 litres selon les opinions). Ainsi, l’interdiction de prêter une quantité pour que soit rendue la même quantité y est appelée : סְאָה בְּסְאָה – séa besséa – (littéralement) une séa contre une séa. Précisons enfin que l’interdiction de prêter une séa contre une séa (סְאָה בְּסְאָה) est une interdiction unanime de l’ensemble des sages de la Michna et du Talmud, y compris Rabbi Yéhouda.

 

c) Les deux sortes d’éventualité d’intérêt : avec ou sans liberté d’échapper au paiement d’intérêts

Après cette introduction, revenons à la question de Nahmanide. Pourquoi Rabbi Yéhouda qui autorise une éventualité d’intérêt (צַד אֶחָד בְּרִבִּית) dans le cas de l’emprunteur qui vend son champ sous condition, interdit-il le prêt d’une séa contre une séa ? Pourtant, dans le prêt d’une séa contre une séa, il n’y a qu’une éventualité d’intérêt, puisqu’il se peut que le cours du blé n’augmente pas.

צד אחד ברבית מותר. ואי קשיא הרי סאה בסאה שאסור ואפילו לרבי יהודה ושמא אינו רבית. לא קשיא דהתם מאליהן הפירות מתייקרין ולא בידו. אבל הכא הרי בידו שאם ירצה לא יביא לו ואינו רבית.
(רמב״ן בבא מציעא סג, א)

Une éventualité d’intérêt est permise (selon Rabbi Yéhouda). Et si tu demandes : pourtant (le prêt d’une) séa contre une séa est interdit même selon Rabbi Yéhouda, alors qu’il ne s’agit que d’une éventualité d’intérêt ? On répondra que là bas (dans le prêt d’une séa contre une séa) le cours du blé augmente indépendamment de sa volonté et lui échappe totalement, alors qu’ici (dans le cas de l’emprunteur qui vend son champ sous condition) c’est entre ses mains, puisqu’il est libre de ne pas lui rembourser (sa dette avant l’échéance), et de ne payer ainsi aucun intérêt.
(Nahmanide Baba Metsia 63a)

Nahmanide explique que Rabbi Yéhouda n’autorise une éventualité d’intérêt (צַד אֶחָד בְּרִבִּית) que lorsque l’emprunteur conserve jusqu’à la fin la liberté d’éviter le paiement d’intérêt.

Ainsi, dans le cas de l’emprunteur qui vend son champ en posant comme condition que la vente ne sera effective (rétroactivement) que s’il ne réussit pas à rembourser sa dette d’ici un temps donné, Rabbi Yéhouda permet au prêteur (l’acheteur) de consommer les fruits du champ, puisque dans ce cas, la possibilité d’éviter le paiement d’intérêt est entre les mains de l’emprunteur (le vendeur). En effet, celui-ci est libre de choisir de ne pas rembourser sa dette avant l’échéance, ce qui aura pour effet de rendre la vente effective rétroactivement, et d’éviter ainsi le paiement d’intérêts, puisqu’il s’avérera alors qu’en ayant consommé les fruits du champ, le prêteur (l’acheteur) aura en fait consommé les fruits de son propre champ.

Par contre, Rabbi Yéhouda interdit le prêt d’une séa contre une séa, car dans ce cas, la possibilité d’échapper au paiement d’intérêt n’est pas entre les mains de l’emprunteur. Il est en effet totalement soumis à l’évolution du cours du blé.

La distinction qu’effectue Nahmanide entre ces deux types d’éventualité d’intérêt s’inscrit parfaitement dans la démarche que nous avons développée dans la partie II. Nous y avions longuement expliqué que la Torah condamne, dans le prêt à intérêt, l’étau « meurtrier » inéluctable qui se resserre sur l’emprunteur et qui lui ferme tout horizon.

On comprend donc bien que Rabbi Yéhouda permette une éventualité d’intérêt lorsque l’emprunteur conserve jusqu’à la fin la liberté d’échapper au paiement d’intérêt, comme dans le cas de l’emprunteur qui vend son champ sous condition.

On comprend également que, Rabbi Yéhouda interdise lorsque l’emprunteur perd cette liberté, comme dans le cas du prêt d’une séa contre une séa, où l’emprunteur est totalement soumis aux aléas du cours.

Cependant les (autres) sages s’opposent à Rabbi Yéhouda et interdisent systématiquement une éventualité d’intérêt, même dans le cas où l’emprunteur conserve jusqu’à la fin la liberté d’éviter le paiement d’intérêt, comme dans le cas de l’emprunteur qui vend son champ sous condition. La loi est finalement tranchée comme la majorité des sages dans le sens de l’interdit.

 

d) Hétèr Iska : vente du risque et éventualité d’un semblant d’intérêt

Après ce préambule, revenons à notre question initiale. Le Hétèr Iska est-il bien légitime ? Le serment solennel n’est-il pas une façon détournée de pousser le client à opter systématiquement pour le remboursement du taux fixé ? Pourquoi les décisionnaires l’ont-ils autorisé ?

Comme nous l’avons annoncé en introduction, pour justifier l’usage d’un tel procédé, nous suivrons une démarche proposée par Rav Blau. Cette démarche repose sur la conjonction de deux arguments.

 

i) Premier argument : la vente du risque

En fait, dans le Hétèr Iska, contrairement aux apparences, le payement du taux fixé (par exemple 10%) n’est pas exclusivement en faveur de la banque. Il est tout autant en faveur du client, puisque la banque se contente du taux fixé et renonce au reste de sa part de bénéfice au profit du client dans le cas où celui-ci dépasse les bénéfices escomptés (c’est à dire lorsque les bénéfices réalisés sont supérieurs au double du taux d’intérêt fixé : 20%). On peut interpréter cela comme un échange. Le client accepte de payer le taux d’intérêt fixé, même en cas de perte, en échange du renoncement de la banque au reste de sa part de bénéfice lorsque le client dépasse les bénéfices escomptés. En terme juridique, cet échange s’interprète en fait comme une vente.

Pour bien le comprendre, reconstruisons le contrat de Hétèr Iska en repartant de zéro. Cependant, avant d’en arriver au véritable Hétèr Iska, construisons dans un premier temps un contrat qui y ressemble mais qui n’en est en fait pas un. Il s’agit d’un contrat envisagé par Rabbi David Halévi Ségal (1586 – 1667), grand décisionnaire achkénaze, auteur du Taz, l’un des commentaires les plus importants du Choulhan Arouh. Contrairement au véritable Hétèr Iska qui est totalement autorisé, le contrat envisagé par le Taz sera autorisé d’après la Torah mais interdit par les sages :

… דאסור למקבל העיסקא לומר לנותן העיסקא למחצית שכר שקונה ממנו חלק בריוח שהוא על ספק עדיין מה יהיה והוא יכניס עצמו בספק ויתן לו דבר קצוב עבור זה ודבר זה היה ראוי להתיר כאן שאין שום רבית כאן רק שקונה ממנו דבר שהוא ספק והוא כאינש דעלמא שקונה דבר כזה … אפילו הכי אסור דמיחזי כרבית
(ט״ז – יורה דעה קעז, יב)

… Il est interdit que le gérant de la Iska dise au propriétaire de la Iska qu’il lui achète sa part de bénéfice qui est encore incertaine, prenant ainsi à sa charge le risque, et qu’il lui donne un montant forfaitaire en contrepartie. En principe, on aurait pu permettre une telle opération, dans la mesure où il ne lui verse pas un intérêt, mais qu’il lui achète son risque, comme un tiers aurait pu l’acheter … Malgré tout, ce sera interdit car cela ressemble à un prêt à intérêt.
(Taz – Yoré Déa 177, 12)

Reprenons ce contrat étape par étape :

Première étape : on met en place une Iska entre la banque et le client. La banque fournit un capital (par exemple 100 euros) au client pour que celui-ci développe son entreprise. On considère que ce capital est divisé en deux parts égales : la partie prêt (au départ 50 euros), appartenant au client et la partie dépôt (au départ 50 euros), appartenant à la banque. Ainsi, le client et la banque sont associés à parts égales dans le capital. En conséquence, les bénéfices ou les pertes éventuelles dont le client n’est pas responsable seront partagés équitablement entre le client et la banque. Enfin, la banque verse une somme quelconque (par exemple 1 euro) au client pour le rémunérer de son travail sur la partie dépôt.

Etape suivante : le client achète à la banque sa part du capital (c’est à dire la partie dépôt) pour un montant forfaitaire (par exemple 60 euros), prenant ainsi à sa charge le risque. En langage économique, on appelle cela une vente du risque. Le client, qui était déjà propriétaire de la partie prêt, devient alors propriétaire de la totalité du capital. A la fin de l’opération, il devra restituer à la banque la valeur initiale de la partie prêt ainsi que le montant auquel lui a été vendue la partie dépôt (50 euros + 60 euros = 110 euros).

Si au lieu de vendre la partie dépôt au client, la banque l’avait vendue à un tiers, cela aurait été parfaitement licite. Mais dans la mesure où elle la vend au client, cela apparaît comme un subterfuge, comme un semblant d’intérêt. En effet, si on observe globalement l’opération, sans faire l’effort de la décomposer en ces différentes étapes, on a l’impression que la banque a tout simplement prêté à intérêt au client (100 euros prêtés contre 110 euros rendus). Ainsi, même si d’après la Torah il n’y a pas d’interdiction, il y aura cependant un interdit rabbinique.

 

ii) Second argument : une éventualité d’un semblant d’intérêt

Venons à présent au véritable Hétèr Iska qui lui est par contre totalement autorisé. Il se construit quasiment de la même façon. La seule différence, c’est que contrairement au contrat envisagé par le Taz dans lequel la vente de la partie dépôt est définitive, dans le véritable Hétèr Iska le client garde le droit jusqu’à la fin de l’opération d’annuler la vente de la partie dépôt et de revenir ainsi à la Iska. A la fin de l’opération, le client n’est en effet pas obligé de payer le taux fixé, il est totalement libre de revenir à la Iska en prêtant serment. En terme juridique, cela signifie que la vente de la partie dépôt s’effectue en fait sous condition : le client pose comme condition que la vente ne sera effective que si en fin d’opération il choisit de ne pas prêter serment.

Cette liberté de choix que conserve le client dans le Hétèr Iska s’exprime en terme Talmudique par la notion d’éventualité d’intérêt, que nous avons longuement développée en préambule (paragraphes III)6)a), III)6)b) et III)6)c)).

Dans la mesure où le client conserve jusqu’à la fin la liberté de revenir à la Iska et d’échapper au paiement du taux fixé, il s’agit bien d’une éventualité d’intérêt que Rabbi Yéhouda permettra (cf. paragraphe III)6)c)). Cependant, la loi a été tranchée comme les (autres) sages et non comme Rabbi Yéhouda (cf. fin du paragraphe III)6)c)). Le Hétèr Iska devrait donc, à priori, être interdit.

C’est là qu’intervient un enseignement du Rama (abréviation de Rabbi Moché Isserles) (1520 Cracovie – 1572), le grand décisionnaire Achkénaze co-auteur du Choulhan Arouh.

צד אחד באיסור דאתי לאחלופי בריבית וזהו לכולי עלמא שרי
(שו״ת הרמ״א – סימן פ)

Une éventualité d’un semblant d’intérêt est autorisée d’après tout le monde
(Chout Harama – section 80)

Autrement dit, les (autres) sages ne s’opposent à Rabbi Yéhouda et n’interdisent une éventualité d’intérêt, que lorsque l’intérêt qui est en jeu est un véritable intérêt. Par contre, ils s’accordent avec Rabbi Yéhouda pour permettre une éventualité d’un semblant d’intérêt.

Or justement, l’intérêt qui est en jeu dans le Hétèr Iska n’est qu’un semblant d’intérêt. En effet, comme nous l’avons expliqué dans le paragraphe III)6)d)i), même dans le cas où le client choisirait en fin d’opération de payer le taux fixé, cela ne constituerait qu’un semblant d’intérêt, puisque le taux fixé correspond en fait à la vente de la partie dépôt. Le Hétèr Iska est ainsi bien justifié.

Rav Blau récapitule ainsi tout le raisonnement :

וטעם ההיתר משום שאפילו אם לא היה משאיר בידו הברירה … אינו אסור אלא משום דמיחזי כרבית, משום שאפשר לפרש הסכום קצוב כענין מכירת הריוח … ואם כן כשהשאיר לו הברירה הוה ליה כצד אחד במחזי כרבית, וסבירא ליה להרמ״א דבכי האי גונא מותר.
(ברית יהודה – פרק לה – הערה נד)

Cela (le Hétèr Iska) est autorisé car même s’il ne lui laissait pas le choix (de revenir à la Iska en prêtant serment) … ce ne serait interdit que parce que cela ressemble à un prêt à intérêt. En effet, il est possible d’interpréter le taux fixe comme une vente des bénéfices … C’est pourquoi, lorsqu’il lui laisse le choix, cela constitue une éventualité d’un semblant d’intérêt, ce que le Rama (Rabbi Moché Isserles) considère permis.
(Brit Yéhouda – chapitre 35 – note 54)

 

7) Hétèr Iska : proscrit pour le prêt à la consommation, mais autorisé pour le prêt immobilier

Telle qu’elle apparaît dans la Michna et le Talmud, la Iska n’est envisagée que dans le cadre d’un prêt entreprise. En effet, comme nous l’avons expliqué au paragraphe II)2), la structure même de la Iska consiste à créer un partenariat entre le propriétaire du capital et l’entrepreneur. Dans le paragraphe II)2), nous avons ainsi rapporté la Michna (Baba Metsia 68a) qui considère le cas du propriétaire d’un magasin qui y installe un gérant et lui fournit un capital (argent ou marchandise) afin que celui-ci le fasse fructifier. Le capital est partagé en partie dépôt et partie prêt. Ainsi, les bénéfices et les pertes éventuelles dont le gérant n’est pas responsable seront partagés équitablement entre le propriétaire du magasin et le gérant. Toute cette structure n’aurait aucun sens dans le cadre d’un prêt à la consommation, car alors il n’y aurait ni capital qui fructifie, ni bénéfice. Il en est évidemment de même pour le Hétèr Iska, qui n’est rien d’autre qu’une Iska améliorée, et qui n’aurait donc lui aussi aucun sens dans le cadre d’un prêt à la consommation.

Comme nous l’avons rapporté dans le paragraphe II)1), Rav Moché Feinstein met en garde face à l’usage du Hétèr Iska comme procédé magique permettant de faire disparaître comme par enchantement l’interdiction de prêter à intérêt.

Dans le même esprit, Rav Nissim Karlits (né en 1926), grand décisionnaire d’Israël, dénonce avec virulence l’utilisation du Hétèr Iska dans le cadre du prêt à la consommation :

היתר עיסקא … הוא רק בכסף שמיועד לעסק, אבל אם אינו לעסק אין בזה דין ודברים כלל ואסור שהרי אין בזה כל היסוד של ההיתר בעיסקא
(חוט שני – הלכות רבית – פרק יח)

Le Hétèr Iska … ne s’applique que lorsque l’argent est destiné à être investi dans une affaire, mais s’il n’est pas destiné à une affaire, sans discussion ce sera interdit, car il n’y a alors plus aucune base sur laquelle reposerait l’autorisation de Iska .
(Hout Chani – Hilhot Ribit – chapitre 18)

Qu’en est-il du prêt immobilier ? L’utilisation d’une Iska pour un tel type de prêt n’apparaît pas explicitement dans la Michna et le Talmud. Malgré tout, l’ensemble des décisionnaires contemporains (Rav Blau : Brit Yéhouda – chapitre 38 – note 18 ; Rav Moché Feinstein : Iguérot Moché – Yoré Déa – section 62 ; Rav Nissim Karlits : Hout Chani – Hilhot Ribit – chapitre 15) s’accordent pour autoriser le Hétèr Iska dans le cadre d’un prêt immobilier. Rav Blau en explique la raison :

נראה שבזמנינו כשמקבלים הלואה לרכישת דירה, כשמחירי הדירות עולים מיום ליום, לכולי עלמא יש מקום לסמוך ולהתיר לקבל על צד היתר עיסקא, ולכולי עלמא ריוח הבא על ידי התייקרות בכלל ריוח עיסקא הוא … ועל כל פנים יכוין להקנות לו חלק בדירה
(ברית יהודה – פרק לח – הערה יח)

Il semble qu’à notre époque, quand on contracte un prêt pour acheter une maison, lorsque le prix des maisons augmente continuellement, selon tous les avis il sera permis d’emprunter avec Hétèr Iska, car selon tous les avis le bénéfice généré par la plus-value peut être considéré comme bénéfice de la Iska … Malgré tout, il (l’emprunteur) devra avoir l’intention de lui (le prêteur) faire acquérir une part de la maison.
(Brit Yéhouda – chapitre 38 – note 18)

La Iska et le Hétèr Iska pour un prêt immobilier apparaissent ainsi comme une extension de la Iska et du Hétèr Iska d’origine, initialement conçus pour le prêt entreprise. Le principe en est le même. Il s’agit de créer un partenariat entre la banque et le le client. La banque fournit au client un capital pour que celui-ci l’investisse dans une affaire. Le client choisit de l’investir dans l’achat d’une maison et escompte tirer un bénéfice de la plus-value. Il s’agit là d’une affaire comme une autre. Une Iska ou un Hétèr Iska sont donc tout à fait envisageables.

 

 

J. Toledano

 

Voir l'auteur

“Etude talmudique sur le prêt à intérêt (Ribit) et le Hétèr Iska”

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