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Etude sur un sujet étonnant de la Parachat Houkat

par: Rav Gerard Zyzek

Publié le 5 Juillet 2006

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La Torah nous rapporte dans le livre de Bemidbar [[Ch. 21, versets 1 à 3]] un épisode étonnant :

וישמע הכנעני מלך ערד יושב הנגב כי בא ישראל דרך האתרים וילחם בישראל וישב ממנו שבי.
« Le Cananéen, le roi de Arad qui habite dans le sud, entendit que Israël venait par le chemin de Atarim et s’attaqua à Israël et en prit capture. »וידר ישראל נדר לה’ ויאמר אם נתן תתן את העם הזה בידי והחרמתי את עריהם.
« Israël fit un vœu à D. et dit : si tu donnes ce peuple-là dans ma main, je détruirai leurs villes. »

Rachi dans son commentaire relève une anomalie dans le second verset : pourquoi la prière d’Israël est-elle formulée de cette manière : « si tu donnes ce peuple-là », pourquoi n’est-elle pas formulée avec plus de précision : « si tu donnes le Cananéen ». En effet, il est de l’ordre de la Tefila, la prière, de formuler ses demandes avec le plus de précision possible, donc pourquoi cette formulation lapidaire « si tu donnes ce peuple-là » ?
Rachi répond, sur la base du Midrach Tan’houma, que les enfants d’Israël avaient un problème avec ce peuple qui les attaquait et se posaient la question : qui est ce peuple ?

Quel était le problème ? Rachi explique : le doute était de mise car ils ne comprenaient pas quel était ce peuple, pourquoi ? Car les gens de ce peuple qui les attaquait parlaient cananéen mais étaient vêtus comme des Amalécites, qui étaient-ils donc ? Dans le doute, ils formulèrent leur vœu de manière indéfinie « si tu donnes ce peuple ». Et qui étaient-ils en fait ? Rachi apporte l’explication du Midrach Tan’houma : ce peuple était le peuple d’Amalek.

וזה לשונו של רשי. זה עמלק הוא שנה את לשונו לדבר בלשון כנען כדי שיהיו ישראל מתפללים להקב »ה לתת כנענים בידם והם אינן כנענים.ראו ישראל לבושיהם כלבושי עמלקים ולשונם לשון כנען אמרו נתפלל סתם שנאמר אם נתון תתן את העם הזה בידי.
Rachi explique :
« C’est le peuple d’Amalek, il changea sa langue pour parler en langue cananéenne pour qu’Israël prie D. qu’Il leur donne les Cananéens dans leurs mains, or ils ne sont pas des Cananéens. Israël vit que leurs vêtements ressemblaient aux vêtements des Amalécites et que leur langue était la langue cananéenne, ils dirent : prions simplement sans préciser, si tu donnes ce peuple-là dans ma main. »

Cette explication de Rachi est étayée dans le texte par le fait que ce Cananéen habite dans le Sud, or, dit Rachi, c’est Amalek qui est appelé à d’autres occasions « habitant du Sud ».

Mais que veulent nous dire nos Maîtres ? Quelle est l’idée des Amalécites, ne pouvaient-ils pas se déguiser plus efficacement, ils auraient dû penser à changer leurs vêtements ? L’enseignement des ‘Hakhamim n’est-il pas stupéfiant ? Qu’exprime un tel travestissement bancal ?
Dire que les Amalécites cherchaient à déstabiliser les enfants d’Israël, certes, mais pourquoi de cette manière ? D’autre part, au combat, ce que l’on perçoit en premier de ses ennemis, ce sont ses habits et non la langue qu’ils parlent !
Bien que nous n’ayons pas trouvé de réponse à ces questions dans les commentateurs classiques, nous proposons de répondre de la manière suivante.

I. Nous trouvons dans le Choul’han Aroukh [[Yoré Deah, chapitre 157 §2]]une halakha dans l’absolu opposé de l’attitude des Amalécites :
אסור לאדם לומר שהוא עובד כוכבים כדי שלא יהרגוהו אבל אם כדי שלא יכירוהו שהוא יהודי משנה מלבושו בשעת הגזירה מותר כיון שאינו אומר שהוא עובד כוכבים. שו »ע יורה דעה סימן קנ »ז סעיף ב’.
« Dans des cas de persécutions, il est interdit de dire que l’on est idolâtre au péril même de sa vie, en revanche il est permis de changer ses habits en prenant les habits spécifiques des idolâtres pour qu’on ne le reconnaisse pas et qu’il évite ainsi la mort »

C’est-à-dire que changer son dibour, sa parole, est interdit au péril même de notre propre vie, mais se déguiser pour sauver sa vie est parfaitement licite, c’est l’inverse de l’attitude des Amalécites, qui changent l’expression de leurs bouches et sont comme incapables de changer leurs vêtements.

II. Changer son dibour, sa parole, est interdit au péril de notre vie, toutefois les ‘Hakhamim nous disent [[Ibid.]] :
« Et bien qu’il soit interdit de dire qu’il est un idolâtre, néanmoins pourra-t-il dire (dans des cas de danger ou de persécution) un langage qui a deux significations, de telle sorte que les idolâtres comprendront qu’il est lui-même idolâtre quand en fait il mettra une autre signification dans ses mots ».

Plusieurs exemples dans le Talmud sont à l’origine de cet enseignement du Choul’han Aroukh [[En particulier voir traité Nedarim 62b]] mais il nous semble que le fondement de la démarche se trouve dans Berechit, parachat Toledot.
De quoi s’agit-il ?

Its’hak Avinou veut bénir son fils Essav. Rivka s’en rendant compte ordonne à son fils Yaakov d’aller prendre la place de son frère et de recevoir la bénédiction d’Its’hak, mais pour ce faire il faut se déguiser en Essav. C’est ce que fait Yaakov. Rivka habille Yaakov des vêtements précieux de Essav et lui met sur ses bras des peaux de chevreaux ainsi que sur la partie lisse de son cou. Yaakov vient auprès de son père.

Chapitre 27, verset 18 : ויבא אל אביו ויאמר אבי ויאמר הנני מי אתה בני
« Il vint auprès de son père et lui dit : mon père, il lui dit : je suis là, qui es tu mon fils ? »Verset 19 : ויאמר יעקב אל אביו אנכי עשו בכורך עשיתי כאשר דברת אלי
« Yaakov dit à son père : je suis Essav ton fils aîné, j’ai fait comme ce que tu m’as dit. »

Mais ce sont des mensonges ! Comment Yaakov Avinou a-t-il pu mentir ? Pour la bonne cause pourrions nous dire, car s’il ne mentait pas il ne pourrait accomplir l’ordre prophétique de sa mère, mais cette explication n’est pas acceptable car nos Maîtres nous enseignent que la dimension de Emet, de vérité, est la dimension qui caractérise le plus Yaakov Avinou, comme le dit le verset du prophète Mikha : תתן אמת ליעקב, « donne la vérité à Yaakov » [[Le sens précis dans son contexte du verset étant toutefois : « confirme les promesses que tu as faites à Yaakov » (Rachi).]]

Rachi, sur la base du Midrach Berechit Rabba (chapitre 65), propose une démarche :
אנכי עשו בכורך.אנכי המביא לך ועשו הוא בכורך.
« Je suis Essav ton aîné. Je suis, moi qui t’amène ce plat, et Essav, c’est ton fils aîné. »
C’est-à-dire que Rachi nous invite à lire le verset de la manière suivante : je suis celui qui t’amène le plat (virgule), quant à Essav, c’est ton fils aîné.

Nous pouvons remercier Rachi de nous avoir résolu notre problème, la morale est sauve, Yaakov Avinou n’a pas sorti de mensonge de sa bouche ! Mais le problème nous semble rester entier car il n’y a pas de virgule dans le verset ! N’est-ce pas finalement chercher à justifier l’injustifiable ! Mets une virgule et tu n’as plus de problèmes, tout va bien !

De la même manière Rachi explique les mots « j’ai fait comme ce que tu m’as dit » :
עשיתי .כמה דברים כאשר דברת אלי.
« J’ai fait. C’est-à-dire j’ai fait beaucoup de choses comme tu me les avais dites. »
Et d’ailleurs c’est ce que dira Essav, Yaakov c’est un fourbe, un menteur !
Résumons, en quoi Rachi nous résout-il le problème en expliquant « je suis celui qui t’amène le plat, quant à Essav c’est ton fils aîné » ?

Il nous semble devoir expliquer ainsi, et c’est le cœur de notre sujet :
Regardons le contexte, Its’hak Avinou veut donner sa bénédiction à Essav avant de mourir. Rivka n’est pas d’accord sur le choix d’Its’hak et demande à Yaakov qu’il prenne la place de son frère (évidemment beaucoup de questions se posent, mais elle dépassent le cadre de cette étude). Nous comprenons aisément que ce qui est en jeu, c’est l’avenir du projet initié par Avraham Avinou, la constitution d’un peuple qui servirait D., et par là même l’avenir de l’humanité. Yaakov Avinou est en face d’un dilemme, soit laisser son père se fourvoyer, soit assumer d’accomplir la parole prophétique de sa mère, mais pour cela il faut prendre la place de son frère. Ce qui se trame est en quelque sorte l’épure de ce que nous pourrions appeler « le jeu politique » et sa problématique fondamentale : la fin justifie-t-elle les moyens ?

Its’hak Avinou, pour des raisons que nous ne voulons pas aborder ici, se trompe, Rivka inspirée de souffle prophétique ordonne à son fils d’agir, de modifier le dessein d’Its’hak, de modifier le cours de l’histoire.
[[Comme le dit le verset ועתה בני שמע בקולי « et maintenant mon fils écoute dans ma voix » c’est-à-dire écoute dans le souffle prophétique de ma voix, voir le Rachi sur Berechit 21, 12. Un point nous interpelle, c’est la prééminence des Matriarches sur les Patriarches dans la capacité d’agir sur l’histoire. L’histoire, le champ du politique, nous paraissent plutôt de l’ordre du masculin, champ duquel les femmes paraissent plutôt exclues, or la Torah nous montre les Patriarches aveuglés et leurs femmes clairvoyantes dans ce domaine particulièrement.]]

Mais le problème se pose toujours : pour agir, va-t-on vendre son âme au diable ? Là se situe le lieu de notre liberté : soit ne pas agir par souci de ne pas se compromettre, mais c’est aussi assumer que le monde soit absurde et que les impies gouvernent, ce qui est une profanation du Nom, soit agir et dire n’importe quoi, ce qui revient aussi à vider le monde, la réalité de sa substance, c’est ce que nos Maîtres nous enseignent : « D. hait celui qui dit une chose dans sa bouche et une chose dans son cœur ».
Yaakov Avinou, face à ces contraintes terribles, assume d’agir mais ne sort pas un mot faux de sa bouche, maintenant si Its’hak comprend autre chose dans ses dires, c’est son problème à lui et c’est sa responsabilité à lui qui impose une contrainte terrible, en cela qu’il promeut un impie à une place cruciale qui ne lui revient pas.
Le politique est le champ de notre liberté, soit de ne pas agir, soit d’agir et se laisser manipuler par l’absurde, soit d’agir et ne pas sortir de sa bouche de parole que son intimité réprouverait, c’est l’option de Yaakov Avinou.
Mais nous n’avons encore pas répondu à notre question initiale : mais il n’y a pas de virgule entre « Je suis » et « Essav ton aîné » !

Il nous semble qu’il faille ajouter un élément pour saisir l’enjeu de ce dont nos Maîtres parlent ici.
Le mot « monde » en hébreu se dit העולם, HaOlam, mot qui vient de la racine עלם, Elem, qui signifie échapper (il est à remarquer qu’un adolescent se dit העלם, HaHelem, comme nous le voyons dans Chemot 2, 8 ou Chemouel I 18, 56. : l’adolescent nous échappe-t-il ?). Le monde est-il une illusion, existe-t-il ? Est-ce le royaume de l’arbitraire, de l’insensé ? Beaucoup de traditions affirment que le monde dans lequel nous sommes est une illusion et que le sage est celui qui atteint le niveau de ne pas être esclave de ces mirages.

Le monde est-il une illusion ? Existe-t-il ?

Ces questions peuvent porter à rire et friser le ridicule. On aurait tendance à dire : ce sont des questions philosophiques ! L’air de dire : ce sont des questions artificielles, il est évident que le monde existe ! Evidemment lorsque je bois une cannette de Coca Cola bien fraîche un jour de grande chaleur, cette question ne se pose pas. De même pouvons nous dire que la religion actuelle de la recherche tyrannique du plaisir et de la jouissance est une manière d’occulter cette question. Jouis, jouis, ne pense pas ! Mais dès que nous sommes confrontés à des souffrances, que penser ? A moins de ne jamais souffrir. (La télévision offre quotidiennement le spectacle de la souffrance des hommes, pourquoi ce goût voyeuriste de la souffrance ? Les réponses à cette question sont aisées, mais elles ne nous intéressent pas ici).
Mais si le monde nous interroge et ne nous laisse pas tranquilles devant son énigme, notre personne elle-même nous saisit et nous angoisse : sommes nous libres ou bien sommes nous déterminés et prévisibles ? Si le monde nous interpelle, notre personne elle-même nous étreint : existons nous ?
Rivka exige de son fils Yaakov qu’il aille prendre les bénédictions de son père à la place de son frère Essav, mais pour cela il faut qu’il se grime comme son frère, qu’il vienne par ruse et mente sans mentir tout en mentant. Or cela est le contraire de sa nature, comme il est dit : ויעקב איש תם, « et Yaakov un homme pas compliqué » [[Berechit 25, 27]]

Rachi justement nous explique le sens du mot « tam » (« pas compliqué ») de la manière suivante :
« Tam : il ne s’y connaît pas dans les manigances de son frère, comme son cœur est sa bouche. La personne qui ne s’y connaît pas dans les ruses est appelée tam ».

Pouvons-nous faire ce que nous avons à faire, ce qu’il nous incombe de faire, même lorsque cela nous est impossible, c’est cela le point précis de notre liberté. Sommes-nous libres ou sommes-nous déterminés, programmés, prévisibles ?
Maintenant, le commentaire de Rachi qui nous occupe prend tout son relief. Notre objection était qu’il n’y a pas de virgule entre « je suis » et « Essav ton fils aîné » :
« Je suis », ce qui se dit Anokhi en hébreu, est une expression très forte. Comment quelqu’un peut-il dire « Je suis », Anokhi, qui est quant à son fond l’expression que D. utilisera lorsqu’Il se présentera aux enfants d’Israël au mont Sinaï : « Je suis, Anokhi, l’Eternel ton D. qui t’a fait sortir de la terre d’Egypte, de la maison d’esclaves » [[Chemot 20,2]].
« Je suis » peut aussi se traduire « J’existe », la force terrible du mot Anokhi, j’existe, je suis, par lui-même opère une césure avec les mots suivants « Essav ton fils aîné ».
Le monde, Olam, Elem, est ouvert, clame-t-il la gloire de D. ou son absence ?
Yaakov Avinou lui donne une existence, face à la profanation du Nom qui se trame devant lui, qu’un impie prenne la bénédiction de son père, Yaakov intervient, agit et transforme une réalité qui pourrait être absurde, vide, en un lieu où s’exprime la volonté de D., un monde qui nous donne l’idée qu’il est créé en cela qu’il exprime une volonté créative.

Le Midrach Rabba[[Berechit Rabba 65,18]] relève la dimension créative de l’action de Yaakov Avinou en quelques mots :
« Je suis Essav ton fils aîné », Rabbi Lévy dit : Anokhi, je suis, celui qui recevra les dix commandements (qui commencent par le mot Anokhi), mais Essav c’est ton fils aîné.
[[La source du commentaire de Rachi est bien le Midrach Rabba, il est toutefois remarquable que Rachi ne le rapporte pas mot à mot. Le propos de Rachi, et sa grandeur, est de nous ouvrir à la problématique du verset.]]
Yaakov Avinou transforme le monde de Elem, עלם, absurde, en lieu de l’expression de la volonté de D., en Royaume, Halom, הלום, terme que nous voyons dans ce sens dans Chemot 3, 5, Chemouel I 10, 22 et Chemouel II 7, 18. [[Mots proches et néanmoins fondamentalement différents : עלם, חלום, הלום]]

[Voir Rambam dernière halakha des Hilkhot Loulav (ch.8, 15) :
השמחה שישמח אדם בעשיית המצווה ובאהבת האל שצוה בהן עבודה גדולה היא
« La joie que l’homme éprouvera en accomplissant la Mitsva (commandement divin) et dans l’amour de D. qui le lui a ordonné est un grand service de D. »
וכל המונע עצמו משמחה זו ראוי לחפרע ממנו שנאמר תחת אשר לא עבדת את ה’ אלקיך בשמחה ובטוב לבב.
« Et la personne qui refuse d’exprimer cette joie est digne de châtiment comme dit le verset : car tu n’as pas servi l’Eternel ton D. avec joie et bon cœur. »
וכל המגיס דעתו וחולק כבוד לעצמו ומתכבד בעיניו במקומות אלו חוטא ושוטה.
« Et celui qui s’enorgueillit et se considère dans ces circonstances trop important pour exprimer cette joie est un fauteur et un fou. »
Le langage de Rambam ne laisse pas de nous surprendre, que cette personne soit considérée comme un fauteur est en soi compréhensible comme le dit justement le verset cité plus haut, mais que cette personne soit considérée comme un fou parait être hors sujet, nous ne sommes pas dans un traité de médecine mais dans un livre de Halakha, de lois ! Que veut nous dire ici notre Maître Rambam ?
Il nous semble devoir expliquer ainsi : fou, c’est-à-dire aliéné, aliéné signifie contraint. Un fou, un aliéné, n’est pas responsable de ses actes. Il n’est pas libre.
Quelqu’un est confronté à une Mitsva de réjouir des jeunes mariés par exemple, mais pour ce faire il faudrait qu’il danse, qu’il bouge son corps, qu’il exprime de la joie sur son visage. Mais il est maintenant quelqu’un d’important, il est une référence pour beaucoup de personnes, et puis d’ailleurs il a passé l’âge de se trémousser, laissons cela aux jeunes ! Une Mitsva se présente à lui, mais il considère qu’il ne peut la faire, il est aliéné, c’est un morceau d’absurde, c’est un fou.]

Il nous semble, à cette articulation de notre étude, nécessaire de rapporter un passage du traité Pessa’him 113b.
שלשה הקב »ה אוהבן מי שאינו כועס ומי שאינו משתכר ומי שאינו מעמיד על מדותיו. שלשה הקב »ה שונאן המדבר אחד בפה ואחד בלב והיודע עדות בחבירו ואינו מעיד לו והרואה דבר ערוה בחבירו ומעיד בו יחידי.פסחים קי »ג.
« Il y en a trois que D. aime : celui qui ne se met pas en colère, celui qui ne se saoule pas et celui qui ne reste pas exigeant sur ce qui lui revient.
Il y en a trois que D. hait : celui qui dit une chose dans sa bouche et autre chose dans son cœur, celui qui connaît un témoignage sur son ami et ne témoigne pas en sa faveur, et celui qui a vu son ami en flagrant délit dans une affaire de mœurs et témoigne contre lui seul. »

Cet enseignement, comme bien souvent les enseignements aggadiques du Talmud, ne laisse pas de nous surprendre.
Premièrement, comment nos Maîtres peuvent-ils attribuer des affects tellement humains, l’amour, la haine, au Créateur ?
Et deuxièmement, quels affects ! L’amour à la rigueur passerait, mais la haine ! Comment peut-on dire que D. hait ?
Et disons que tout cela soit possible, disons que l’on puisse dire que D. haïsse ou aime, en quoi les cas enseignés ici ont-ils quelque chose de particulier pour attirer à eux l’amour du Créateur ou Sa haine ? N’aurions-nous pas plutôt choisi des cas de probité hors pair et des cas de perversion insoutenables ?

Ces questions dépassent le cadre serré de notre étude. Nous ne nous attacherons ici qu’à l’analyse de l’expression : « D. hait celui qui dit une chose dans sa bouche et une chose dans son cœur », c’est-à-dire celui qui exprime par sa bouche autre chose que ce qu’il pense à l’intérieur de lui-même, dans son cœur.

Le Maharal de Prague dans Netivot Olam, premier chapitre de Netiv HaTokha’ha, explique la seconde partie du passage du Traité Pessa’him. Essayons-nous à la traduction de ce passage sublime.
« Il y en a trois que D. hait : celui qui dit une chose dans sa bouche et autre chose dans son cœur, celui qui connaît un témoignage sur son ami et ne témoigne pas en sa faveur et celui qui a vu son ami en flagrant délit dans une affaire de mœurs et témoigne contre lui seul.

Ces paroles sont très étonnantes car pourquoi D. haïrait-il particulièrement ces trois attitudes ? Mais en fait, il faut que tu connaisses l’explication, D. fit exister toute la réalité du monde à partir du néant (יש מאין)et le mit en ordre selon le plan pensé par lequel Lui-même, et selon la science qui est auprès de Lui, ordonna le monde.

Deuxièmement Il fit sortir le monde à l’existence, Il le fit sortir à l’effectif, il n’y eut rien qu’Il ne fit sortir à l’effectif, bien au contraire tout D. fit sortir à l’effectif.

Troisièmement, D. fit sortir tout à l’effectif avec vérité et droiture, selon la justice nécessaire [ici le Maharal introduit la notion de nécessité], c’est avec ces éléments que D. créa Son monde.
Ceci étant, celui qui dit une chose dans sa bouche et autre chose dans son cœur fait sortir sa parole à l’effectif, mais pas comme ce qui est en son âme et dans sa pensée, c’est pourquoi il est loin de הקב »ה, de D., car D. fit tout sortir à l’effectif selon le plan pensé qui est complètement auprès de Lui, et rien ne fut sorti à l’effectif qui ne correspondit à ce qui était auprès de Lui.’

IV. Que nous enseigne ici le Maharal ? Quel est donc le lien entre l’hypocrisie, puisque c’est de cela qu’il est question, et le plan divin de l’univers, n’est-ce pas un peu disproportionné, grandiloquent ? D’autre part, l’hypocrisie, c’est un bien grand mot pour parler de choses tellement simples, les ‘Hakhamim, les Maîtres de la tradition, ne parlent pas sous cette forme conceptuelle, ils disent « celui qui dit une chose dans sa bouche et une chose dans son cœur », c’est quelque chose que nous connaissons bien, quelque chose à quoi nous sommes terriblement confrontés. Mais quel est le problème ?
Le Maharal nous guide et nous indique que ce dont il est question ici, c’est le phénomène de création, מעשה בראשית. Qu’est-ce que le monde dans lequel nous vivons ? A-t-il un sens ? Est-il absurde ? Le premier mot de la Torah est Berechit,בראשית , « Au Commencement », c’est-à-dire qu’il y a un commencement, qu’il y a Création. Mais tout ça c’est très gentil, c’est des bondieuseries, on ne sait pas de quoi ça parle, c’est du dogme à bigots.

Les ‘Hakhamim bouleversent ici l’angle de vision. Créer, qu’est-ce que créer ? Imaginons quelqu’un qui ressent à l’intérieur de lui-même le goût d’un plat mais d’un plat qui n’existe pas, alors cette personne va se mettre à sa cuisine pour trouver ce goût qu’elle a en elle-même, va tâtonner, jusqu’à concrétiser dans la réalité son intuition de quelque chose. Ainsi, pour un écrivain qui ressent à l’intérieur de lui-même une intuition à la fois précise, vigoureuse, exigeante, mais aussi intuitive, informelle, impalpable, l’œuvre de création consistera à manier la matière, les mots, les phrases, la grammaire jusqu’à ce que se concrétise son univers mental. C’est cela créer, passer de l’intuition à l’effectif. Mais l’expérience que nous pouvons avoir de la geste de Création, est-elle transposable de manière radicale au regard que nous avons de notre réalité ? Le monde, le vaste monde dans lequel nous vivons, a-t-il un sens ? La Torah affirme que ce monde est créé, mais qu’est-ce qui résonne (raisonne ?) dans le creux de ces mots ?

C’est ce que notre passage de Guemara est en train de dire : « D. hait celui qui dit une chose dans sa bouche et une chose dans son cœur », car cette personne casse l’œuvre de Berechit, elle sort à l’expression autre chose que ce qu’elle porte en son intériorité, en son cœur, elle abîme le monde. Mais d’ailleurs n’est-ce pas là l’expérience de l’absurde, devoir dire ce que l’on ne pense pas, pour gagner sa vie par exemple. Un journaliste devra écrire ce que l’on attend de lui, suivre la ligne éditoriale, en tous cas s’il ne veut pas être licencié. Un rabbin devra faire preuve de diplomatie s’il veut plaire à ses ouailles. Ce qui se dit n’a plus de matière, plus de densité, des mots vides, un monde vide. Ce qui nous donne l’idée, à D. ne plaise ! que ce monde n’est pas créé, c’est-à-dire qu’il ne serait pas l’expression exacte d’une intuitionparfaite,alors là D. luien veut à cette personne ! C’est la haine !
Mais pourquoi tant de haine ?
Le Maharal répond (un peu plus loin dans son commentaire) :
ולכך הקב »ה שונא אותו כי אלו דברים קרובים מאוד אל הש »י שאין קרוב אל הש »י כמו הבריאה שהוציא הש »י אל הפעל
« C’est pourquoi D. le hait car ces choses sont extrêmement proches de D., rien n’est plus proche de D. que sa Création qu’il a sortie à l’expression. »

Le Maharal nous dit ici des choses stupéfiantes !

Premièrement, qu’il n’y a rien de plus proche de D. que sa création. C’est invraisemblable pour nous qui avons été nourris du Mythe de Sisyphe d’Albert Camus, qui sommes tombés dans la Nausée de Jean Paul Sartre lorsque nous étions petits, bercés au chant de la Métamorphose de Franz Kafka, endormis à l’entracte de Fin de Partie de Samuel Beckett, qui avons tété de Si c’est un homme de Primo Lévi lorsque nous étions bébés.
« Rien n’est plus proche de D. que sa Création ». C’est-à-dire qu’il en ira de notre responsabilité de ne pas abîmer ce monde. Et peut-être est-ce une de nos responsabilités fondamentales, de ne pas abîmer le monde par des mots vides.

V. Créer est la venue à l’expression (à l’effectif pour reprendre le langage du Maharal) d’une geste libre. C’est cela la thématique des habits. Les éléments du monde sont comme des habits avec lesquels on se vêt ou dévêt selon la nécessité, selon ce qui est nécessaire, selon la pensée qui est dans son cœur.
Mais pour les Amalécites les habits sont des absolus. des valeurs en soi.

Les Amalécites ont changé leur langage et non leurs vêtements, c’est ce que Rachi nous rapporte au nom du Midrach Tan’houma. Mais que veulent nous dire les ‘Hakhamim ? Amalek est le premier peuple qui s’attaqua au peuple juif à la sortie d’Egypte. L’enjeu d’Amalek est de s’attaquer à הקב »ה, à D., il nie et s’attaque au D. qui a fait sortir les enfants d’Israël d’Egypte, au D. qui a fait sortir les enfants d’Israël de la maison d’Esclaves. La conséquence est qu’il lui est impossible de changer ses déterminations, ses habit-udes, il est contraint dans ses déterminations. Sa seule marge de manœuvre est de changer ses dires, sa seule possibilité pour survivre sera de dire ce que l’air du temps lui imposera de dire, ce que le champ du politique le contraindra à dire. Amalek est l’inventeur du politique comme expérience du néant.
Le monde n’est plus un habit avec lequel on joue, avec lequel on exprime quelque chose, le monde devient un absolu, une réalité en soi, intangible, une invitation au néant.
Il n’y a plus d’habits, il n’y a que des contraintes.

[Le Rabbin Munk, dans son livre La voix de la Torah, rapporte que c’est de notre passage de Parachat ‘Houkat que vient l’habitude que nous avons de nous déguiser à la fête de Pourim, habitude mentionnée par Rabbi Moché Isserles dans le Choul’han Aroukh Ora’h ‘Haïm 696 §2.]

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Directeur de la Yéchiva des Etudiants

“Etude sur un sujet étonnant de la Parachat Houkat”

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