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Être maître du temps pour être libre

par: Stéphanie Allali-Klein

Publié le 8 Décembre 2021

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La première mitsva donnée aux hébreux est celle de la fixation du mois :

« L’Eternel parla à Moshé et à Aharon dans le pays d’Egypte en ces termes : Ce mois-ci est pour vous le commencement des mois ; il est pour vous le premier des mois de l’année » (Bo, 12, 1-2).

Rachi (Rabbi Chlomo ben Itshak HaTsarfati ,1040-1105) affirme que la Torah aurait dû commencer par ce verset qui reflète le premier commandement donné à titre collectif, et non par le livre de Berechit. Au tout début de Berechit, il commence ainsi son commentaire :

« Rabbi Itshak a enseigné : il n’était nécessaire de ne commencer la Tora qu’au verset « ce mois-ci pour vous… » qui est le premier commandement reçu par Israël. »

Selon le Maharal de Prague (Rav Yehouda Low ben Betsalel, 1520-1609), le mot tora a comme racine oraa qui signifie ce qui doit être fait ; à savoir les mitsvot. Ainsi, la Torah prend sa valeur dans la première mitsva donnée au peuple.

Pour le Ramban (Moïse Nahmanide, 1194-1270), il existe un lien entre la mitsva de la fixation du mois mentionnée dans la paracha Bo et la création des luminaires le quatrième jour de la création, et c’est le livre de Berechit qui permet de faire ce lien :

« D. dit : Qu’il y ait des luminaires au firmament du ciel pour séparer le jour et la nuit ; qu’ils servent de signes, tant pour les fêtes que pour les jours et les années ; qu’ils soient des luminaires au firmament du ciel pour éclairer la terre » et cela se passa ainsi : D. fit les deux grands luminaires, le plus grand pour présider au jour et le plus petit pour présider à la nuit. Il fit aussi les étoiles. D. les plaça dans l’étendue du ciel pour éclairer la terre, pour dominer sur le jour et la nuit et pour séparer la lumière des ténèbres. D. vit que c’était bon. Il y eut un soir et il y eut un matin. Ce fut le quatrième jour » (Berechit, 1, 14-19).

La Guemara dans Houlin (60b) approfondit ce que le Ramban met en exergue. La voici :

« Rabbi Shimon ben Pazi soulève une contradiction : il est écrit (Berechit I, 16) : « D. fit les deux grands luminaires » et il est écrit « le grand luminaire et le petit luminaire ». 

La Lune a dit devant Hakadosh Baroukh Hou : « Maître du monde, est-il possible que deux rois se servent de la même couronne ?

 Il lui a répondu : « fais-toi donc plus petite. »

 Elle dit devant Lui : « Maître du monde, parce que j’ai dit devant Toi quelque chose de juste, je devrais me faire plus petite ? » 

Il lui dit : « accepte, et tu régneras le jour et la nuit. »

 Elle lui dit : « à quoi sert une lampe en plein jour ? »

 Il lui dit : « accepte, et par toi les enfants d’Israël compteront les jours et les années. »

 Elle lui dit : « le Soleil aussi, il n’est pas possible qu’ils comptent les saisons sans lui, comme il est écrit (Berechit, I, 14) : ‘et ils seront des signes pour les saisons, les jours et les années’. »

 « Accepte, et les tsadikim seront appelés par ton nom : Ya’akov le petit, Shmouel le petit, David le petit. »

 Il a vu qu’elle n’était pas rassérénée, alors Hakadosh Baroukh Hou a dit : « apportez une expiation pour Moi parce que J’ai diminué la taille de la Lune. » 

Et c’est ce que dit Rabbi Shimon ben Lakish : « quelle est la particularité du bouc de Rosh ‘Hodesh, au sujet duquel est dit (Bemidbar, XXVIII, 15) ‘pour Hashem’ ? Hakadosh Baroukh Hou a dit : ‘que ce bouc serve d’expiation parce que J’ai réduit la taille de la Lune’. » [Pour toutes les fêtes, la Torah nous demande d’offrir « un bouc comme expiatoire » tandis que pour Rosh ‘Hodesh, l’expression employée est « un bouc expiatoire pour Hashem ». Il est bien évident que tous les sacrifices sont offerts pour Hashem, pourquoi cette précision ? Les ‘Hakhamim expliquent : ce bouc vient expier la ‘faute’ commise par Hashem envers la Lune, dont Rosh ‘Hodesh marque justement le renouvellement.]

Si nous suivons l’idée du Ramban étayée par le passage de la Guemara dans houlin, nous comprenons que l’importance du livre de Berechit découle des revendications de la lune faites à D.

Cependant, dans ces versets de la Tora, il y a un mystère. En effet, au départ, la lune et le soleil sont appelés les deux grands luminaires puis par la suite, le grand et le petit. Nous comprenons ainsi à travers ce récit que la lune a été réduite après avoir demandé de se séparer du soleil afin de régner seule. S’ensuit une longue discussion entre D. et la lune, cette dernière s’offusquant d’avoir à se diminuer face au soleil pour acquérir son autonomie et le pouvoir.

Cependant, ce qui nous intéresse dans ce passage c’est son lien avec la mitsva de roch hodech donnée aux hébreux alors qu’ils sont encore esclaves et qu’ils sont invités à être bientôt des hommes libres.

En effet, cela vient signifier que la lune porte en elle la légitimation de ce qui deviendra le peuple juif, sa raison d’être. Si le peuple juif ne fixe pas le temps, il n’a plus de raison d’être.

Dans le mot berechit, il y a le mot roch, la tête dans le sens d’un commencement. Fixer le temps et le sanctifier participe de la création même du monde. Si le temps des jours de la création du monde couronné par chabbat dépend de D. ; maîtriser le temps par la fixation des mois dépend de l’homme. Adam harishon aurait lui- même fait cette mitsva de fixer le temps, mais ici, il s’agit de la première mitsva de tout un peuple, qui de plus n’en est pas encore véritablement un puisqu’encore esclave et sans avoir vécu de révélation divine.

Aussi, si la lune se fait plus petite, à la demande de D. c’est également pour montrer sa royauté. D. gouverne mais c’est le travail de l’homme de fixer le temps pour aller à sa rencontre.

Les bene Israël ont pu aussi fixer le temps des moadim qui sont les trois fêtes de pèlerinage et qui permettent de rencontrer D.

Moadim vient de la racine vaad qui signifie, une réunion, un rassemblement, et de la même racine de ed qui signifie témoin, à savoir une personne qui se trouve au bon endroit et au bon moment. Le ohel moed, la tente d’assignation permet à D. et au peuple d’être ensemble au même endroit, et aussi au même moment.  Les trois fêtes de pèlerinage sont pour le peuple juif un rdv avec D.

Si la mitsva de roch hodech est fixée alors que les bene Israël sont encore esclaves, c’est qu’ils doivent comprendre que maîtriser le temps est un premier pas vers la liberté. Être libre, c’est faire un pas vers l’Autre, vers D., c’est aller à sa rencontre. Être libre ne signifie pas être autonome. Être libre c’est sortir de la projection que l’autre a de soi (comme le maître de l’esclave), c’est être soi pour aller à la rencontre de l’autre. Le peuple ici doit s’individualiser, trouver son identité pour aller à la rencontre de D. ; son identité s’élaborant ici à partir de la maîtrise du temps.

L’autonomie signifie autre chose. L’autonomie exclut la rencontre, rejette l’autre. Elle est à l’image de l’enfant qui commence à faire ses premiers pas et qui lâche la main de son parent.

La lune dans ses revendications réclame de l’autonomie. En effet, elle est éclairée par le soleil ; ce qu’elle reflète, c’est la lumière émise par lui. Ce qu’elle souhaite, c’est une couronne afin de refléter par elle-même. Pourquoi D. décide de la rendre plus petite est assez mystérieux, lorsque l’on remarque qu’il passe son temps à faire des sacrifices afin de se faire pardonner par elle ; magnifique idée d’un D. qui demande aussi pardon. Mais ce qui est important dans la thématique qui nous intéresse, c’est que D. remet la lune dans une relation, au moment où elle insiste pour se désolidariser du soleil. Il lui évoque la rencontre qu’elle fera régulièrement avec le peuple d’Israël qui comptera par elle les jours et les années.

Au moment de la création du monde, une autre figure joue aussi la carte de l’autonomie : Le serpent. Celui-ci met en avant l’idée qu’il n’y a pas besoin de D.

« Vous ne mourrez point ; car D. sait que, du jour où vous en mangerez, vos yeux seront dessillés, et vous serez comme D. connaissant le bien et le mal. » (Berechit 3, 5)

Ce que le serpent omet de dire, c’est qu’en s’autonomisant de D., la relation d’Adam et Hava s’opacifiera, et il leur sera difficile d’aller à la rencontre de l’autre et d’être libre.

« Leurs yeux à tous deux se dessillèrent, et ils connurent qu’ils étaient nus ; Ils

cousirent ensemble des feuilles de figuier, et ils s’en firent des pagnes » (ibis, 7)

Il n’y a plus de possibilité d’une relation fluide et transparente entre eux. Ils sont renvoyés du jardin d’Eden et deviennent exilés.

A l’inverse, il est proposé aux béné Israël de sortir de l’exil pour rentrer en terre d’Israël tout en s’en remettant à D.

La terre d’Israël est toujours appelée dans le texte Canaan, que l’on peut lire en déplaçant les lettres hacnaa qui signifie s’en remettre à D. seul.

Ce terme signifie aussi soumission, mais ce n’est pas celle de l’idolâtrie. En effet, l’idolâtrie, celle qui existe en Egypte, ne permet aucune relation avec la divinité. Elle sous-tend un rapport d’intérêt, une vision chaotique du monde qui incite à vouloir de la divinité une compensation.

La « soumission » à la terre de Canaan propose une confiance absolue en D. qui nous fait à son tour confiance pour être les acteurs de sa création.

Dans le livre de Berechit, la notion de sahar et onech, récompense et punition est très présente : déluge, exil et récompense de la terre pour nos patriarches …

Cependant, la notion de la mitsva de roch hodech exclut ce rapport à D. et ancre le peuple d’Israël dans la responsabilité et non l’attente d’une punition ou d’une récompense. Elle nous rend témoin de sa création et de l’idée de renouvellement qu’elle suppose puisque la lune est caractérisée par un système de phases qui se renouvellent sans cesse.

Lors de la fête de Hanoucca, la même idée est reprise.

Il est écrit dans la Meguila d’Antiochus :

« Antiochus dit à ses ministres (à propos des juifs) : allons, dominons-les et annulons l’alliance qu’a conclue leur dieu avec eux : Shabbat, Roch Hodech et la Mila.

On peut comprendre par ces trois occurrences que les Grecs ont tenté de détruire le temps de D., le temps du peuple et l’alliance entre les deux.

Hanoucca symbolise la destruction du temple mais aussi un sabotage de notre relation à D., de notre rencontre à lui, de notre liberté de nous en remettre qu’à lui.

Ce qui s’est joué à Hanoucca est difficile car nous étions libres sur notre terre, libre de maîtriser le temps. Il n’y avait plus d’apprentissage à faire, mais il fallait rester vigilants sur le fait que nous avions toujours notre raison d’être, et que nous étions légitimes face aux illusions du monde grec.

La liberté est donc maîtrise du temps et responsabilité. Maîtriser, bâtir le temps c’est aller à la rencontre de l’autre mais aussi de soi- même. Le temps est commencement et renouvellement ; il renouvelle le commencement, il permet un nouveau départ, il est re-création.

Accepter de ne pas se soumettre au déterminisme, aux images qui figent, qui nous rendent esclaves, c’est devenir le sujet d’une reconnaissance que tout vient de D. Il suffit juste d’aller à sa rencontre.

A Hanoucca, les Grecs souhaitaient profondément que nous n’ayons plus de raison d’être, que nous nous soumettions aux fausses lumières du monde. Mais la révolte est aussi liberté et le miracle réside aussi dans le courage, après la destruction, d’avoir eu la force d’allumer encore une flamme.

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1983
Enseignante

“Être maître du temps pour être libre”

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