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Éclairages sur le Don de la Torah au Sinaï. Étude relative au chapitre 34 du Guevourot HaShem du Maharal.

par: Rav Gerard Zyzek

publié le 30 Décembre 2020

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Dans l’introduction de son ouvrage le Guevourot HaShem, le Maharal explique que de même que les éléments matériels de la réalité simple que nous connaissons procèdent de lois et de structures de la même manière les miracles et les prodiges, comme ceux qui se sont produits lors de la sortie d’Egypte, procèdent d’ordres et de structures précis. Dans la suite de son ouvrage le Maharal donnera de nombreuses explications[ On s’interroge souvent : pourquoi y a-t-il dans les paroles de nos Maîtres des réponses multiples à une seule question ? Ici en l’occurrence pourquoi cet ordre précis des dix plaies d’Egypte ? Il faut répondre que tout événement fondateur ne peut se résumer à un seul aspect. Nous voyons cette démarche dans les paroles de nos Maîtres (Traité Méguila 16b) : מה ראתה אסתר שזמנה את המן, ‘Qu’a vu Esther de risquer sa vie rien que pour inviter Aman au festin qu’elle fera ?’. La Guemara donne douze explications. Ensuite la Guemara conclut : ‘Rabba bar Avoua a rencontré le prophète Elie et lui a demandé : la vision d’Esther finalement correspond à quel avis ? Il lui a répondu : comme l’avis de tous les Tanaïm et comme l’avis de tous les Amoraïm qui se sont exprimés sur ce sujet.’
L’initiative d’Esther a été tellement fondamentale et fondatrice qu’elle contient toutes ces explications et que toutes sont vraies. ], complémentaires et parfois antagoniques, pour rendre compte justement pourquoi telle plaie des dix plaies d’Egypte était la première, pourquoi celle-là la seconde etc…
L’étude présente se fonde sur la première explication donnée par le Maharal au chapitre trente-quatre à l’ordre des dix plaies d’Egypte : le sang, les grenouilles, les poux, les mélanges de bêtes sauvages, la peste, les pustules, la grêle, les sauterelles, l’obscurité, la mort des premiers-nés.

Première partie : Les dix plaies et la Sortie d’Egypte

I. Commentaire du Maharal sur l’ordre des dix plaies d’Egypte. (Nous en donnons notre traduction, agrémentée de quelques notes et commentaires personnels[ Le passage que nous allons aborder comporte des éléments qui nous paraissent particulièrement indigestes. Ami lecteur, ne te laisse pas impressionner par ce langage qui nous parait un peu d’un autre âge. La patience et l’effort sont toujours récompensés. ])

‘Les plaies sont venues selon cet ordre-ci et non selon un autre, car Pharaon ne croyait pas en D. source de toute bénédiction, comme il le dit justement (Shemot 5,2) מי ה’ אשר אשמע בקולו לשלח את ישראל לא ידעתי את ה’ וגם ישראל לא אשלח, « Quel est cet Eternel dont je dois écouter la parole en lassant partir Israël ? Je ne connais point l’Eternel, et je ne renverrai pas Israël ! [ Traduction de Wogue. ]». Toutes les plaies ne sont venues que pour lui faire connaître Son Nom en Egypte, comme dit le verset (Shemot 7,5) וידעו מצרים כי אני ה’ בנטותי את ידי על מצרים והוצאתי את בני ישראל מתוכם, « Et les Egyptiens sauront que Je suis l’Eternel lorsque j’étendrai ma main sur les Egyptiens et alors Je sortirai Israël de leur sein[ Le Maharal prouve de ce verset que l’obstacle au fait de renvoyer Israël est l’inconnaissance de la réalité de l’Eternel. Une fois que les Egyptiens connaitront D., ils renverront Israël de leur sein. Nous verrons dans la suite en quoi cette lecture est une innovation par rapport à la compréhension que nous aurions spontanément du sujet. ] ».
C’est pourquoi Il lui a fait savoir que c’est Lui qui domine le monde, et pour ce faire il commence par l’eau qui est le Yéor, le Nil. Il voulut commencer par ce qui est complètement sous la terre, car l’eau est inférieure à la terre, comme dit le verset (Shemot 20,4) ואשר במים מתחת לארץ, « Et dans les eaux au-dessous de la terre », et aussi (Téhilim 24,2) כי הוא על ימים יסדה ועל נהרות יכוננה, « Car Lui sur les mers Il l’a fondée (la terre), et sur les fleuves Il l’a affermie »[ Cette considération que l’eau se trouve en dessous de la terre, bien que confirmée par les versets, nous laisse perplexes. Il nous est difficile de discerner précisément à quel niveau les textes de notre tradition parlent. Ce que va nous présenter le Maharal s’entend plus clairement si nous l’envisageons selon la hiérarchie des quatre éléments fondamentaux, l’eau, la terre, l’air et le feu, dans cet ordre. ]. D. a donc montré qu’Il domine les eaux, c’est pourquoi le Nil a été frappé.
Et lorsque Pharaon ne se reprit pas, car il pensait que peut-être ne dominait-Il que les réalités inférieures, alors D. amena sur eux les grenouilles. Ce sont des créatures qui vivent dans l’eau, et de ce fait sont à un niveau supérieur que l’eau elle-même. L’eau est le lieu des créatures qui y vivent, de ce fait l’eau est à un niveau inférieur que les créatures qui s’y trouvent[ Cette affirmation du Maharal nécessite méditation. Il la reprendra dans la suite. ]. De ce fait donc les grenouilles sont à un niveau supérieur à l’eau qui leur sert de lieu (de cadre). Mais Pharaon disait qu’il est possible que son pouvoir ne se résume qu’à cela. Alors Il frappa la terre qui se transforma en poux, comme dit le verset (Shemot 8,12) ,והך את עפר הארץ והיה לכנים בכל ארץ מצרים, « Et frappe la poussière de la terre, qu’elle se transforme en poux dans toute la terre d’Egypte ». Nous voyons clairement que c’est la terre qui fut alors frappée.
Et ensuite Il envoya le mélange de bêtes sauvages sur les Egyptiens. Ce sont les créatures qui résident sur la terre. De la même manière qu’Il frappa l’eau et ensuite les créatures qui vivent dans l’eau, de la même manière Il frappa la terre et ensuite ce qui vit sur la terre, ce sont les bêtes sauvages qui foulent de leurs pattes la terre.
Une fois que Pharaon ne se ressaisit point et ne revint pas, Il amena la peste qui vient de l’empoisonnement de l’air, l’air qui est à un niveau supérieur que la terre, car l’air est sur la terre.
Ensuite Il amena sur eux les pustules, qui est une plaie du feu, qui est au-dessus de l’air. En effet le mot She’hin, pustules, vient du Mot She’han, qui veut dire chaleur, inflammation, principe qui vient du feu qui est au-dessus de l’air. D. amène du feu du principe du feu sur l’homme et c’est de là que viennent les pustules, les inflammations.
La grêle est un élément supérieur car elle vient de l’aspect céleste de l’air. Cependant les sauterelles sont encore supérieures en cela que ce sont des volatiles, et le volatile vole sur la face du firmament du ciel, qui est le niveau supérieur de l’air[ Bien évidemment ce passage est difficile d’accès et on a du mal à comprendre que le She’hin vienne du feu et que la grêle qui vient du ciel lui soit supérieur étant donné que le feu est supérieur à l’air. Il nous semble devoir expliquer que le She’hin, inflammation, est une composante de l’air mais qui y intègre un élément du feu. La cendre jetée dans les cieux par Moshé et Aaron est retombée sur les corps des hommes et a causé des démangeaisons. Ces démangeaisons sont de l’air agité par le principe feu. La grêle vient des hauteurs de l’air, et les volatiles sont les résidents de l’air. ]. Nous avons affirmé plus haut que tout ce qui est le lieu d’une chose est inférieur à ce dont il en est le lieu[ Il est possible d’expliquer que ce qui est au service de qui est moindre que celui-ci (Hartman). ]. Et les cieux sont la résidence des oiseaux[ Certes il est question ici de sauterelles, ou plutôt d’essaims de sauterelles, assimilés à des volatiles. ], comme dit le verset (Béréshit 1,20) ועוף יעופף על פני רקיע השמים, « Et l’oiseau volera sur la face du firmament des cieux », et aussi l’oiseau est appelé (Béréshit 1,30) עוף השמים, « L’oiseau des cieux ».
De ce fait, tout d’abord la grêle qui vient du ciel, ensuite les sauterelles qui viennent du firmament des cieux, et ensuite l’obscurité, qui touchent les luminaires, qui sont dans les hauteurs célestes supérieures[ Les luminaires, les astres, sont d’une réalité d’un autre ordre que tout ce dont il a été question jusqu’à maintenant. ].
Et ensuite Makat Berokhot, la plaie des premiers-nés. Cette plaie touche l’âme humaine qui est complètement spirituelle, et qui est la réalité supérieure. En effet les luminaires somme toutes restent faits de matière tandis que l’âme est entièrement spirituelle. Et c’est à ce moment précis que les enfants d’Israël sortirent, car alors précisément fut connu aux Egyptiens que l’Eternel domine sur la terre en-dessous et dans les cieux au-dessus[ Ici le Maharal fait référence au verset (Devarim 4,39) וידעת היום והשבות אל לבבך כי ה’ הוא האלקים בשמים ממעל ועל הארץ מתחת אין עוד, « Tu sauras aujourd’hui et tu rapprocheras de ton cœur que l’Eternel est la Divinité dans les cieux au-dessus, et sur la terre en-dessous, il n’y a nul autre ». ]. « Sur la terre en-dessous », cela représente l’eau qui est en-dessous de la terre, « dans les cieux au-dessus », cela représente la Néshama, l’âme humaine qui est au-dessus des cieux. Lorsqu’ils comprirent cela, ce fut légitime que les enfants d’Israël sortent, et ils sortirent, étant donné que l’Eternel domine sur au-dessus des cieux.’

II. Innovations qui ressortent de ce commentaire du Maharal de Prague.

Plusieurs enseignements fondamentaux ressortent de ce commentaire du Maharal. Nous aborderons dans un premier temps le point que, selon son explication, les dix plaies venaient pour démontrer à Pharaon que le D. Un domine toute réalité, jusqu’aux réalités supérieures.

En général lorsque l’on voit les dix plaies on a l’impression que Pharaon laissa partir les enfants d’Israël lorsqu’il n’en pouvait plus, que l’Egypte était à bout de souffle, que son empire était à sac. Ici le Maharal nous explique sur la base du verset (Shemot 5,2) « Je ne connais point l’Eternel, et je ne renverrai pas Israël ! », que là n’était pas le problème de Pharaon. Le problème de Pharaon était à la fois un problème de connaissance et à la fois un problème de pouvoir. Tant qu’il perçoit qu’il se peut que cette divinité dont parle Moshé n’ait qu’un pouvoir limité, bien que ce pouvoir dépasse indubitablement celui de l’humain, il ne consent pas à laisser les enfants d’Israël partir.
Lorsqu’il saisit que le pouvoir de cette divinité touche des dimensions plus que supérieures, alors il comprit qui est ce D., alors il n’eut plus de raison de garder les représentants de ce D., les enfants d’Israël. Ce fut la sortie d’Egypte.

Le pouvoir n’est pas une petite chose. Ce n’est pas un élément de la réalité parmi tant d’autres. Le pouvoir c’est la capacité d’agir, et de dominer la réalité. Le pouvoir et la connaissance sont intimement liés. Nous sommes habitués à voir les choses en termes de foi, de croyance, de connaissance spéculative. Le Maharal nous enseigne que la question qui se pose ici dans les enjeux de la sortie d’Egypte est : qui a le pouvoir ?
Les idoles anciennes avaient pour nom Baal, que nous pourrions traduire par ‘Maître’, ‘Seigneur’, ou Molekh, que nous pourrions traduire par ‘Régnant’. Les forces divinisées, sacralisées, représentent des ‘pouvoirs’.
Nous pouvons nous demander : est-ce que les plaies d’Egypte étaient là pour révéler à Pharaon qui est ce D. Un dont parle Moshé et dont le peuple est le peuple hébreu, en s’adressant à lui selon sa capacité d’appréhender les choses, ou bien que, de manière générale, toute connaissance met en jeu un questionnement sur qui a le pouvoir, ou comment vivre le pouvoir ?

III. Le Pharaon premier et la question du pouvoir.

Au début de la Parashat Lèkh Lékha dans Béréshit, la Torah nous rapporte qu’il y eut une grande famine et que Avraham et Sarah furent obligés de partir de la terre de Canaan pour trouver refuge en Egypte. Le Midrash Béréshit Rabba (chapitre 40,§ 8) souligne que chaque étape des pérégrinations d’Avraham en Egypte préfigurent les différents événements qu’y vivront ses descendants.
רבי פנחס בשם רבי הושעיה רבה אמר אמר הקב »ה לאברהם אבינו צא וכבוש את הדרך לפני בניך. את מוצא כל מה שכתוב באברהם כתוב בבניו.
‘Rabbi Pin’has dit au nom de Rabbi Hoshia le Grand : D. dit à Avraham notre père « Sors prépare le chemin à tes enfants ! ». Tu peux trouver que tout ce qui est écrit au sujet d’Avraham sera écrit au sujet de ses enfants.’

Sarah, de beauté stupéfiante, fut prise par Pharaon et s’apprêtait à ce qu’elle devienne sa femme.
Le verset dit (Béréshit 12,17) :
וינגע ה’ את פרעה נגעים גדולים ואת ביתו על דבר שרי אשת אברם.
‘Et D. frappa Pharaon de grandes plaies, ainsi que sa maison, du fait de Saraï la femme d’Avram.’

Le sens premier est que D. frappa Pharaon pour sauver Saraï des mains de son oppresseur qui l’avait arrachée des mains de son mari pour se l’approprier. Ce sens est certainement juste, et plusieurs commentateurs le suivent (Ibn Ezra, Ramban). Cependant Rashi fait remarquer que la traduction précise du verset est :
‘Et D. frappa Pharaon de grandes plaies, ainsi que sa maison, sur la chose, sur la parole, Al Devar, de Saraï la femme d’Avram.’
L’expression Al Devar peut supporter plusieurs sens. Certes nous pouvons traduire par ‘du fait de’, mais Rashi préfère prendre le verset en son sens le plus précis et explique :
‘D. frappa Pharaon de grandes plaies, ainsi que sa maison, sur la parole de Saraï la femme d’Avram. Elle disait à l’ange : « frappe Pharaon » et l’ange frappait Pharaon.’

Rashi, en collant au plus prêt des mots du verset, opère une révolution dans la compréhension de ce verset. La lecture première, qui n’est pas fausse toutefois, est que D. sauve Ses serviteurs des mains de leurs oppresseurs. Dans cette lecture le juste est passif face à la miséricorde de D. .
Selon la lecture précise du verset, Rashi nous dit que Pharaon n’a pu toucher Saraï, la femme d’Avram, car il ne pouvait pas la dominer. La femme vertueuse dominait le dictateur, à tel point qu’elle dominait même les éléments et ordonnait aux anges de frapper ce dictateur fantoche, qui pensait avoir tout pouvoir.
Le Midrash que nous venons de voir nous enseigne que cet épisode nous préfigure les enjeux de la sortie d’Egypte. Saraï, par sa stature étonnante, montre à Pharaon qu’il n’a aucune possibilité de la dominer, et que le pouvoir lui échappe. A ce moment il laisse partir Saraï. Le Midrash nous enseigne qu’Avram et Saraï, par leur mérite et leur service intense du D. Un, ont préparé le chemin à leurs descendants quelques générations plus tard.
Selon le commentaire de Rashi, ces versets nous enseignent que ces plaies redoutables qui se sont abattues sur Pharaon l’ont fait plier pas tant par leurs côtés fantasmagoriques et surprenants que par le fait qu’il a compris que ce n’était pas lui qui détenait le pouvoir.

Nous voyons d’ici une confirmation à la démarche du Maharal : l’enjeu des dix plaies était de s’adresser à Pharaon qui, selon ses critères, ne connaissait pas le D. Un.
Nous voulons maintenant prouver que cet enjeu n’est pas qu’une manière de s’adresser à un potentat primaire et despotique, mais que la question de la perception du pouvoir et de la manière de l’aborder et de le vivre est la première étape dans la connaissance de D. de manière la plus générale.

IV. Paroles de Rabbi Yossef Gikatila dans le premier Shaar du Shaaré Orah.

Rabbi Yossef Gikatila, dans son œuvre magistrale le Shaaré Orah, détaille les dix niveaux que l’humain peut avoir dans sa relation avec le Créateur, niveaux représentés par les différents Noms de D. que l’on peut trouver dans la Torah et dans les textes prophétiques.
La première partie analyse le premier niveau, exprimé par le nom Adnout[ Par égard à la Kedousha des Noms, nous les écrivons légèrement modifiés. ]. Nous rapportons ici quelques phrases, selon notre traduction, qui nous paraissent étayer notre présente étude.

‘Sache que le premier Nom, le plus proche de toutes les créatures et que c’est par Lui que l’on rentre devant le Roi Eternel[ Le Tétragramme HaKadosh. ] source de bénédictions, et qu’il n’y a aucun chemin possible quel qu’il soit pour voir le visage du Roi source de bénédictions si ce n’est par ce Nom précis, est le Nom appelé Adnout. (…)
Il n’y a aucun chemin, aucun aspect, aucune possibilité de se coller au Saint Tétragramme que par le biais du Nom Adnout. C’est pourquoi ce Nom est comme l’écrin du Nom Spécifique, il est le sanctuaire dans lequel réside le Saint Tétragramme.’

Le terme Adnout signifie ‘Seigneur, Maître’. Le mot Aden, אדן, signifie ‘base, socle’. Comme d’habitude nos Maîtres parlent de manière cryptée. La méthode talmudique nous donne des outils pour aborder de manière précise les paroles des Maîtres de la Kabbala. La Guemara dans le Traité Pessa’him 50a aborde notre sujet de manière précise :

רבי חנינא רמי, כתיב זה שמי לעלם, וזה זכרי לדור דור. אמר הקדוש ברוך הוא לא כשאני נכתב אני נקרא. נכתב אני ביו »ד ה »א ונקרא אני אל »ף דל »ת.
‘Rabbi ‘Hanina soulève une contradiction interne dans le verset suivant (Shemot 3,15) « Voici mon Nom dans l’absence et voici ma prononciation à chaque génération ». Ce n’est pas comme Je suis écrit que l’on Me prononce. On écrit mon Nom avec un Youd et avec un Hé (Tétragramme), et on me prononce avec un Aleph et avec un Daleth (Adnout).’

Rashi explique ainsi l’enseignement de Rabbi ‘Hanina. Il y a une contradiction dans le verset. Le verset dit זה שמי לעלם. La traduction première est : ‘voici mon Nom pour toujours’. Mais LéOlam en général est écrit avec un Vav. Or ici le Vav est omis. Ce qui donne à lire LéAlem, ce qui signifie : ‘pour l’absence’. La suite du verset dit : וזה זכרי לדור דור, ‘et voici ma prononciation à chaque génération’. Ce qui signifie que l’on mentionne et que l’on prononce le Nom de D.. La première partie dit que l’on doit cacher le Nom de D., la seconde partie du verset dit que l’on doit Le prononcer. Comment est-ce compatible ?
Rabbi ‘Hanina répond : on écrit le Nom de D. d’une certaine manière que l’on ne prononce pas, c’est-à-dire le Tétragramme, et on le prononce autrement, c’est-à-dire en disant le Nom Adnout.

Ainsi le nom de D. est souvent écrit sous la forme des quatre lettres du Tétragramme. Toutefois il ne nous est pas donné de le prononcer ainsi. La Tradition nous dit que nous le lisons d’une certaine manière, mais nous le prononçons sous la forme du Nom Aleph, Daleth, c’est-à-dire Adnout.

Pour résumer, nous ne sommes pas au niveau de prononcer le Saint Tétragramme. Par contre il est à notre portée humaine de le prononcer en disant le Nom Aleph, Daleth.
Nous pouvons nous poser la question : si on ne prononce pas le Nom écrit comme il est écrit, pourquoi est-ce ce Nom de D., Aleph Daleth, qui est considéré être à notre portée, et pourquoi pas un autre Nom de D. ?
L’étude que nous avons faite du commentaire du Maharal de Prague sur les dix plaies ainsi que le commentaire du Shaaré Orah vont nous donner une démarche limpide :
Adnout signifie ‘le Maître, le Seigneur, celui qui a pouvoir de’. La base, le fondement, l’entrée à la connaissance de D. est la perception qu’Il a tout pouvoir.

V. Comment cette innovation du Maharal dans l’explication des dix plaies d’Egypte a-t-elle un impact dans notre vie ?

D’après ce que nous venons d’étudier, les dix plaies d’Egypte furent le dévoilement que le D. Un, le D. des hébreux, a tout pouvoir, et qu’il n’y a pas un espace du monde, inférieur ou supérieur, qui n’est pas sous Sa domination. C’est ce point cardinal que nous transmettons à nos enfants lorsque nous rappelons la sortie d’Egypte le soir de Pessa’h. Mais concrètement, à part de belles paroles théologiques, qu’est-ce que cela signifie dans notre vie à nous ?
Cela signifie que le D. Un exprime Sa volonté parfaite et libre dans toute réalité de Sa Création.
Ceci est encore de la théologie fumeuse.
L’impact concret est le suivant :
Nous verrons dans la suite de cette présente étude que la sortie d’Egypte n’est pas un aboutissement. La sortie d’Egypte mène à la réception de la Torah et des Mitsvot de la Torah au Mont Sinaï. Par l’accomplissement des commandements de la Torah dans la réalité de la vie de tous les jours j’affirme qu’il est possible d’accomplir la volonté de D. dans le quotidien, donc c’est affirmer que D. est libre et a le pouvoir dans Sa Création.
Au Sinaï, aboutissement de la sortie d’Egypte, D. nous ordonne Ses commandements. Si je sais que telle est la volonté de D. et que je ne vois pas comment je peux l’appliquer dans mes actes, j’affirme, à D. ne plaise, qu’il y a un hiatus, une coupure, entre la pensée et l’acte, et que ce monde est la proie de forces qui seraient autonomes, et qui, à D. ne plaise, échapperaient à la volonté et au pouvoir du Créateur.

Lorsque deux fois par jour, nous prononçons le Shema Israël et prenons sur nous d’accomplir les commandements de la Torah quels qu’ils soient, la seconde Mishna du second chapitre du Traité Berakhot explique que nous prenons sur nous le joug de la Royauté du Ciel, קבלת עול מלכות שמים. C’est-à-dire qu’au moment où l’enfant d’Israël prend sur lui de tout son cœur, de toute son âme et de tout son pouvoir d’accomplir les commandements de son Créateur, alors s’exprime la royauté de D., que s’exprime dans la réalité de ce monde la volonté libre de D.

VI. Ce n’est pas l’analyse qui est le principal mais l’acte, לא המדרש הוא העיקר אלא המעשה.

La Mishna dans Pirké Avot (premier chapitre, Mishna 17) nous enseigne :
לא המדרש הוא העיקר אלא המעשה, ‘Ce n’est pas l’analyse qui est le principal mais l’acte’.
Toute étude, toute analyse, qui ne se concrétise pas par la capacité de l’accomplir en acte n’est pas une étude.
La Guemara dans le Traité Shabbat 88a rapporte l’enseignement suivant de Rabbi Simaï :
דרש רבי סימאי בשעה שהקדימו ישראל נעשה לנשמע באו ששים ריבוא של מלאכי השרת לכל אחד ואחד מישראל קשרו לו שני כתרים אחד כנגד נעשה ואחד כנגד נשמע.
‘Rabbi Simaï donne l’explication suivante : lorsque les enfants d’Israël firent précéder le « nous ferons » au « Nous écouterons », sont venus six-cent mille anges du Service, et ont accroché à chacun et chacun des enfants d’Israël deux couronnes, l’une par rapport à « Nous ferons » et l’une par rapport à « Nous écouterons ».’

Avant le moment précis du Don de la Torah au Sinaï, les enfants d’Israël dirent (Shemot 24,7) :
כל אשר דבר ה’ נעשה ונשמע.
‘Tout ce que D. dira nous ferons et nous écouterons’.
Bien évidemment, en général si quelqu’un te demande de faire quelque chose, tu lui réponds : dis-moi ce que tu veux que je fasse, ensuite je te dirai si je peux le faire ou non. Ici les enfants d’Israël acceptèrent de faire ce que D. leur demanderait avant d’avoir entendu ce qu’IL leur demanderait.
Et là, à ce moment précis, dit Rabbi Simaï, se posent deux couronnes sur leurs têtes. Nous voulons expliquer que la couronne exprime la royauté, et la royauté exprime la liberté.

Une grande question taraude les penseurs depuis l’aube de l’humanité : comment pouvons-nous avoir une pensée libre ? D’aucuns ont soutenu que notre pensée était limitée, aliénée, à notre milieu social et culturel, et qu’elle n’était que l’expression et la justification de ces moyens de subsistance. Cette réflexion est très profonde et est justifiée. Cependant, les enfants d’Israël en s’engageant à accomplir ce que D. leur ordonnerait avant même qu’ils n’eurent entendu Ses commandements se donnèrent la possibilité d’accéder à une dimension de pensée libre et à une dimension d’acte libre, liberté exprimée par ces deux couronnes. La pensée peut être libre dans la mesure où elle n’est pas limitée par l’impossibilité que nous dictent nos actes. Par contre, si l’on engage nos actes dès le départ, nos pensées dès lors peuvent atteindre une dimension de liberté supérieure.

Une pensée qui ne se concrétise pas dans le tissu du réel, ou qui ne transforme par la réalité n’est pas une pensée. Rabbi Shelomo Elkabetz a synthétisé ce grand enseignement en quelques mots dans son poème Lekha Dodi :
סוף מעשה מחשבה תחלה
‘La fin de l’acte est le révélateur de la pensée première.’

VII. Seconde innovation qui ressort du commentaire du Maharal de Prague sur les dix plaies d’Egypte. La plaie des premiers-nés touche l’âme humaine

A la fin du passage que nous avons rapporté plus haut le Maharal dit :
‘Et ensuite Makat Berokhot, la plaie des premiers-nés. Cette plaie touche l’âme humaine qui est complètement spirituelle, et qui est la réalité supérieure. En effet les luminaires (frappés lors de Makat ‘Hoshèkh, obscurité) somme toutes restent faits de matière tandis que l’âme est entièrement spirituelle. Et c’est à ce moment précis que les enfants d’Israël sortirent.’

La plaie des premiers-nés est l’aboutissement des dix plaies. Et c’est à ce moment précis que Pharaon supplia Moshé et Aaron que les enfants d’Israël partent, comme dit le verset (Shemot 12,31) :
ויקרא למשה ולאהרן לילה ויאמר קומו צאו מתוך עמי גם אתם גם בני ישראל ולכו עבדו את ה’ כדברכם.
‘Il appela Moshé et Aaron en pleine nuit et leur dit « levez-vous et sortez de mon peuple, et vous et les enfants d’Israël et allez servir l’Eternel comme vous me l’aviez demandé ».’

Le Maharal explique que ce qui fit plier Pharaon n’est pas tant la pression et la terreur qu’un dévoilement inédit qui se révéla à lui : le D. d’Israël domine l’âme humaine, la Neshama.

VIII. Développement sur la plaie des premiers-nés.

Le Maharal, dans le Gour Arié sur Shemot 9,14, explique que dès le départ, dès la première apparition de Moshé auprès de Pharaon, il le prévint sur la mort des premiers-nés, comme disent les versets Shemot 4,22 et 23 :
ואמרת אל פרעה כה אמר ה’ בני בכורי ישראל. ואמר אליך שלח את בני ויעבדני ותמאן לשלחו הנה אנכי הורג את בנך בכורך.
‘Et tu diras à Pharaon : ainsi a dit l’Eternel, Israël est Mon fils ainé. Et je te préviens, envoie mon fils et qu’il Me serve ! Si d’aventure tu refusais de le renvoyer, Je tue ton fils ainé.’

Et d’ailleurs à la sommation relative à la septième plaie Barad, la grêle, le verset dit (9,14) :
כי בפעם הזאת אני שולח את כל מגפותי אל לבך ובעבדיך ובעמך.
‘Car cette fois-ci j’envoie toutes Mes calamités sur ton cœur, dans tes esclaves et dans ton peuple’.
Rashi explique : את כל מגפותי, למדנו מכאן שמכת בכורות שקולה כנגד כל המכות
‘Toutes Mes calamités, nous apprenons d’ici que la plaie des premiers-nés étaient équivalente à l’ensemble de toutes les autres plaies’.
Tous les commentateurs s’ébahissent sur ce commentaire de Rashi : mais comment Rashi peut-il nous parler ici de la plaie des premiers-nés, la dixième plaie, alors qu’il s’agit de la septième plaie, la grêle ?
Le Maharal dans ses commentaires, le Gour Arié sur le verset et le Guevourot HaShem à la fin du chapitre trente-trois, propose plusieurs démarches. Nous pouvons synthétiser ainsi.
Rabbi Yéhouda regroupe les dix plaies en trois sous-parties : Detsakh, Adash, Baharav. Les trois premières plaies, le sang, les grenouilles, les poux, n’étaient pas très éloquentes pour Pharaon, il convoqua ses mages et les invita à en faire de même. A la troisième ils déclarèrent forfait.
Les trois suivantes, les mélanges de bêtes sauvages, la peste, les pustules, exprimèrent l’attention divine sur les réalités inférieures en cela que ces plaies s’abattirent sur la terre d’Egypte et non sur la terre de Goshen où résidaient les enfants d’Israël.
Les quatre dernières, inaugurées par la grêle et se terminant par la mort des premiers-nés, dévoilent que l’Eternel est Unique, ces plaies étant complètement inédites.
Les trois premières plaies éveillèrent Pharaon et les siens qu’il y a une puissance divine.
Les trois suivantes éveillèrent que cette puissance divine étend son pouvoir de manière précise et ciblée dans les réalités terrestre למען תדע כי אני ה’ בקרב הארץ , ‘pour que tu saches que Je suis l’Eternel au serin de la terre’.
Les quatre suivantes dévoilent למען תדע שאין כמוני בכל הארץ, ‘pour que tu saches qu’il n’a pas comme Moi dans toute la terre’, que la conduite de l’Eternel est supérieure et inédite, Unique.
Avec la plaie de la grêle commence ce dévoilement ultime dont l’aboutissement sera la plaie des premiers-nés. Il ressort de ce commentaire de Rashi que quant au fond il n’y a eu qu’une seule plaie en Egypte : la mort des premiers-nés ; mais pour y être sensible, pour y être éveillé, il fallait l’éducation progressive des neufs premières. Toutes Mes calamités, c’est la mort des premiers-nés. Commentaire hardi de Rashi !
Mais la question se pose : outre le drame de la mort des premiers-nés, en quoi cette plaie exprime-t-elle Le contenu fondamental qui déclenche la sortie d’Egypte, à telle enseigne que D. avait dit tout au début à Moshé que ce serait la seule véritable plaie ?
Le Maharal nous explique qu’elle exprime que le D. d’Israël domine l’âme humaine, la Neshama. Mais en quoi ?
Le Maharal n’explique pas, il affirme. Peut-être pouvons-nous dire que les premiers-nés dont il s’agit sont les premiers-nés par le père et non par la mère. La mère d’un enfant est un fait tangible, objectif. Le père est quelque part une abstraction.
Lorsque s’est abattue la plaie des premiers-nés les versets disent (Shemot 12,30 et 33) :
ותהי צעקה גדולה במצרים כי אין בית אשר אין שם מת.
‘Il y eut un hurlement immense dans toute la terre d’Egypte car il n’y avait pas une maison où il n’y avait pas de mort.’
ותחזק מצרים על העם למהר לשלחם מן הארץ כי אמרו כולנו מתים.
‘L’Egypte fit violence au peuple en se hâtant de le repousser de la terre, car ils disaient « nous mourons tous ».’
La Mekhilta explique :
‘Ce verset nous enseigne qu’ils faisaient pression sur le peuple pour qu’ils partent au plus vite, car ils disaient : nous sommes tous en train de mourir. Ils disaient : mais les choses ne se passent pas comme Moïse l’a dit ! Moïse avait dit : mourra tout premier-né dans la terre d’Egypte, et nous pensions que si quelqu’un a quatre ou cinq garçons dans sa maison ne mourra que l’aîné ! Mais ils ne savaient pas que leurs épouses les trompaient systématiquement et que ces garçons étaient de quatre ou cinq célibataires dont ces enfants étaient les premiers-nés par le père. Ils ont agi en secret et D. les divulgue au grand jour. Nous pouvons faire un raisonnement a fortiori : si déjà dans les châtiments qui sont limités, D. divulgue les secrets au grand jour, dans les récompenses qui sont beaucoup plus larges, raison de plus que D. divulguera au grand jour les mérites secrets !’

Ce Midrash, cité par Rashi au verset 30, déduit du verset que l’identité précise de qui est le fils de qui se mit à jour. La notion de premier-né par le père exprime une identité, une signification. Une signification et non un fait objectif est la révélation de ce que l’on pourrait appeler la Néshama. Nous développerons cette notion dans nos remarques sur la suite du commentaire du Maharal. Il ressort du commentaire de Rashi sur le verset את כל מגפותי, ‘toutes mes plaies, c’est la mort des premiers-nés’, qu’en fait toute la finalité des différentes plaies n’était que donner les éléments pour être réceptif à cette dixième plaie. Ce point nous interpelle : peut-être que toute notre vie n’est quelque part qu’un décor, une mise en scène, une fiction, pour que l’on comprenne éventuellement une seule chose.

Seconde partie : De la Sortie d’Egypte au Don de la Torah au Sinaï.

I. Suite du texte du Maharal dans le trente-quatrième chapitre du Guevourot HaShem. (Nous en donnons notre traduction, agrémentée de quelques notes et commentaires personnels)

Le texte que nous rapportons ici est la suite de ce qui a été travaillé dans la première partie.
‘Les Egyptiens dirent (Shemot 8,15) אצבע אלקים, « C’est le doigt de D. ! », ce qui pourrait signifier que les plaies ne seraient que des plaies ponctuelles comme le doigt qui est un élément particulier, de ce fait il était toujours possible de rétorquer que la domination du D. des hébreux n’est pas sur la globalité du monde. C’est pourquoi Il fendit la Mer Rouge, car la mer n’est pas un élément particulier comme le Nil qui est un élément parmi d’autres. Par contre la mer est par définition une globalité en cela que tous les fleuves mènent à la mer (Kohelet 1,7). La mer est une réalité globale, c’est pourquoi Il fendit la mer.
Il n’y a pas de différence quant au fond entre la mer et le Nil. Donc qu’apporte la traversée de la Mer Rouge une fois que D. avait déjà transformé le Nil en sang et avait dès lors montré Son pouvoir sur les eaux ? La différence est que le Nil est de l’ordre du particulier et la mer est de l’ordre du global. (…)
A ce moment les Egyptiens dirent (Shemot 15,9) « Je vais les poursuivre, je vais les atteindre, je vais les mettre en pièce », car finalement ils pensèrent que la capacité du D. d’Israël est de l’ordre du particulier, et le particulier peut toujours dominer à un moment ou un autre un autre particulier.’

[Ce développement sur le particulier et le général, le global, est difficile d’accès. Rav Yéoshoua Hartman, dans son édition du Guevourot HaShem, nous aide de manière significative en proposant de relier ce passage avec un autre commentaire du Maharal dans le Gour Arié sur Shemot 18,1. Nous en donnons notre traduction :

וישמע יתרו כהן מדין, « Yétro, le grand homme de Midian a entendu ». Rashi explique : « qu’a-t-il entendu pour venir rejoindre le peuple d’Israël ? La fente de la Mer Rouge et la guerre contre Amalek ». ‘Et si tu me dis : pourquoi ces deux événements déclenchèrent-ils la venue de Yétro auprès des enfants d’Israël ? Il faut répondre que tous les miracles jusqu’à ces moments furent ponctuels, de l’ordre du particulier, comme dirent les mages de Pharaon : « C’est le doigt de D. ! ». Le doigt est une partie de la main, et ce n’est pas une preuve que le D. d’Israël est plus grand que toutes les divinités. En effet les serviteurs des idoles confèrent à leurs divinités des forces particulières. Telle idole domine le feu, telle autre l’eau, celle-là sur cela, telle autre sur autre chose etc… On ne peut dire sur aucune qu’elle domine la globalité.’
La Sortie d’Egypte démontre la domination sur une réalité ponctuelle qui est l’Egypte. Une dimension ponctuelle peut dominer à un moment précis, mais cela n’exclut pas que l’Egypte ne puisse reprendre sa domination. Le Maharal dit plus loin (chapitre 72) : ‘ce qui est de l’ordre du particulier peut être conjoncturel’. A contrario ce qui est de l’ordre du global n’est pas aléatoire. Ce sont les mots du Maharal dans notre commentaire : un élément particulier peut dominer un autre élément particulier, mais un élément particulier ne peut dominer ce qui est de l’ordre du global, car le global n’est pas contingent.]

‘Mais lorsque D. les noya dans la mer, Il leur révéla que Sa force est de l’ordre de la globalité et ils comprirent que leur D. est global[ Il y a ici une innovation stupéfiante. En effet de nombreuses explications ont été données pour expliquer le brusque revirement de Pharaon. La démarche du Maharal est limpide : s’il comprit que D. le domine à un moment donné, cela n’était pas contradictoire, selon ses vues, avec le fait qu’à un autre moment il pourrait reprendre l’avantage. D’où son revirement. Le particulier peut dominer le particulier. ]. Mais comme ils purent se dire que peut-être sa capacité globale ne porte pas sur les réalités supérieures mais seulement sur les réalités inférieures comme l’eau, c’est pourquoi, lorsque Amalèk vint s’attaquer à Israël, et que D. exprima Sa domination sur lui, Il retint le soleil, comme dit le verset (Shemot 17,12) « Jusqu’au coucher du soleil », c’est-à-dire que D. montra Sa domination sur le soleil.’

[Las Amalécites s’attaquèrent à Israël, et la guerre dura jusqu’au coucher du soleil. Que vient nous apprendre cette expression « jusqu’au coucher du soleil » ? Certes nous voyons esthétiquement la scène de guerre avec le soleil qui se couche, mais la Torah est un livre d’enseignement et non d’anecdotes. Nos Maîtres nous enseignent (Midrash Tan’houma cité par Rashi : « Jusqu’au coucher du soleil », ‘Les Amalécites calculaient quelles heures du jour étaient propices selon leur astrologie à ce qu’ils triomphent d’Israël. Moshé retint le soleil et leur a mélangé les heures.’ C’est le sens du verset : il maintint le soleil à sa guise jusqu’à ce qu’il décidât quand faire que le soleil se couche.]

‘Le soleil est aussi considéré comme une puissance globale car il est le grand luminaire qui domine d’un bout à l’autre du monde. Ils comprirent dès lors que l’Eternel domine sur les réalités supérieures dans leur globalité.
Mais il n’était encore pas révélé qu’Il est le D. et nul autre, même au-dessus des cieux, jusqu’à ce qu’Il donne la Torah divine dont le niveau est d’au-dessus des cieux.
D. dit (Shemot 20,2) : אנכי ה’ אלקיך, « Je suis l’Eternel ton D. », nos Maîtres expliquent qu’Il déchira les cieux et les cieux des cieux et leur montra qu’il n’y a nulle divinité si ce n’est Lui.’

II. La seconde innovation fondamentale de ce commentaire du Maharal de Prague.

Dans la première partie de cette étude, nous avons découvert que le but ultime des dix plaies était de dévoiler, par la plaie des premiers-nés, que D. domine toute réalité et en particulier la dimension supérieure qui est l’âme humaine. Dans la seconde partie de son commentaire, le Maharal nous prouve que ce qui se révélait au niveau du particulier s’est révélé au niveau de la globalité dans sa dimension ultime qui est le don de la Torah au Sinaï.
De la même manière que la plaie des premiers-nés révélait que D. domine une dimension supérieure à tout ce qui est supérieur dans ce monde-ci, c’est-à-dire les cieux, en révélant son pouvoir sur l’âme, de même le don de la Torah au Sinaï révèle le pouvoir du D. Un sur ce qui est supérieur à la globalité de toute réalité.
Le Don de la Torah révèle dans la réalité de ce monde-ci le dévoilement d’une dimension radicalement autre que toute réalité de ce monde-ci. Et ceci, selon ce commentaire du Maharal, au même titre qu’au niveau particulier le dévoilement de la dimension de l’âme révèle une dimension radicalement différente de toute réalité matérielle de ce monde.

Telles sont les affirmations du Maharal dans ce passage. Comme nous avons coutume de le dire, les commentaires du Maharal sont difficiles. La difficulté ne tient pas en ce que nous avons du mal à traduire son texte ni à décrypter sa logique, ce qui est relativement simple. La difficulté réside en ce qu’il affirme des propositions et que nous avons du mal à voir à quoi il fait référence dans la réalité. Bien que les textes du Maharal ne soient pas de la Kabbala en sens strict, néanmoins ils sont fondés de manière non explicite sur des enseignements de cette partie discrète de notre Tradition[ חכמת הנסתר.]. Ce champ de connaissance de notre Tradition ne peut être abordé que si l’on a de grandes connaissances talmudiques et halakhiques (Voir Rambam quatrième chapitre des Hilkhot Yéssodé HaTorah, Halakha 13, Rabbi Moshé Isserless Shoulkhan Aroukh Yoré Déah chapitre 246, paragraphe 4). De cette manière il nous semble que l’étude talmudique que nous proposons maintenant donnera un contenu précis aux affirmations du commentaire du Maharal que nous sommes en train d’étudier.

III. En quoi le Don de la Torah vient dévoiler au sein de la réalité concrète de ce monde-ci qu’il n’y a nul autre que Lui ?
Etude au début du troisième chapitre du Traité Kidoushin 59a. Première partie.

L’étude que nous allons aborder ici n’a apparemment aucun rapport avec notre sujet. Il nous semble cependant que de manière rigoureuse il ressortira des méandres des raisonnements un contenu très précis aux affirmations du Maharal. Le point qui nous parait éclairant par rapport au commentaire du Maharal que nous venons d’étudier ne se mettra à jour que dans la troisième partie de cette étude. Cependant les deux premières sont nécessaires pour comprendre de quoi il s’agit.

La première Mishna du troisième chapitre du Traité Kidoushin nous enseigne :
האומר לאשה הרי את מקודשת לי לאחר שלשים יום ובא אחר וקדשה בתוך שלשים יום מקודשת לשני.
‘Celui qui dit à une femme : tu m’es Mekoudeshet avec cette Prouta dans trente jours. Un autre est venu et lui a donné des Kidoushin au milieu des trente jours elle est mariée au second.’

Une femme prend un statut de femme mariée à partir du moment où un homme lui donne des Kidoushin devant deux témoins. En général ces Kidoushin se concrétisent en cela que l’homme donne un bien d’une somme minimale de Prouta[ Un quarantième de gramme d’argent pur. ] à la femme en vue qu’elle devienne sa femme par ce don.
Le cas qui nous occupe est le suivant : un homme donne une Prouta à une femme devant deux témoins dans le but de l’épouser mais en posant la condition que cette procédure ne prenne effet que dans trente jours. La Mishna authentifie le fait qu’une telle procédure puisse être juridiquement possible et les Kidoushin de cet homme ne prennent effet que dans trente jours, l’incidence étant que si une tierce personne a donné de manière ferme des Kidoushin à cette femme (et que bien évidemment elle les ait acceptés) avant l’échéance des trente jours, elle sera mariée au second et non au premier.

La Guemara dans la suite (Kidoushin 59a) affirme que, dans un cas simple où une tierce personne n’est pas venue court circuiter le premier, la femme est mariée à celui-ci même si la somme a été consommée entre temps et n’est plus dans la main de la femme.
La question se pose : si, au bout des trente jours, l’argent n’est plus présent chez la femme comment dès lors la procédure de Kidoushin pourra-t-elle avoir prise chez elle ?
Cette grande question est traitée par tous les commentateurs. Rabbi Arié Leib HaCohen en a fait une synthèse dans son livre majeur le Avné Milouïm, chapitre 40, §1. Il ne rentre pas dans le cadre de cette étude précise de rentrer dans la profondeur de ce sujet important. On peut synthétiser de la manière suivante : lorsqu’il donne à cette femme cette somme d’argent dans le but de l’épouser dans trente jours par le biais de ce don, il lui donne cet argent complètement dans ce but. Elle peut dès lors dépenser cet argent, il est à elle. Cependant elle a latitude de revenir de cet accord. Dans ce cas elle devra rendre l’argent, le rembourser. Si ni lui ni elle ne sont revenus de cet accord premier, la somme qui a été donnée à la femme reste chez elle, et, si elle l’a dépensée, elle n’a pas à la rembourser. Elle est donc épousée après trente jours avec le profit qu’elle a à ce moment présent de ne pas devoir rembourser cet argent (voir tous les détails dans les Rishonim cités par le Avné Milouïm).

La Guemara demande :
לא בא אחר וקידשה וחזרה בה מהו
‘Personne n’est venu dans ces trente jours pour l’épouser et avant les trente jours elle décide de revenir de sa décision première, est-ce possible ?’

Un homme a donné Kidoushin à une femme en lui spécifiant que ces Kidoushin ne seront effectifs que dans trente jours. Elle a accepté cette Prouta devant deux témoins. La Mishna authentifie la possibilité d’une telle procédure. La Mishna envisage le cas où quelqu’un serait venu entre temps et elle aurait accepté de recevoir des Kidoushin devant deux témoins du second avant l’échéance des trente jours. La Mishna dit que son acceptation des Kidoushin du second annule l’acceptation première étant donné que les premiers Kidoushin n’ont encore pas pris effet juridiquement.
Nous voyons de la Mishna que sa décision de recevoir des Kidoushin d’un second prétendant annule la portée juridique de l’acceptation première des Kidoushin du premier.
La Guemara maintenant va demander la chose suivante :
Nous venons de voir que l’acte de recevoir des Kidoushin du second annule la décision première. Est-ce que par contre la simple parole où elle exprimerait sa décision de revenir des Kidoushin du premier pourrait annuler les premiers Kidoushin [ Le Rithva précise que toute la question ne se pose que si la femme revient de son acceptation première devant deux témoins en vertu du principe que toute procédure liée aux lois du mariage nécessite présence de deux témoins. Le Avné Milouïn et le Aroukh HaShoulkhan discutent cette affirmation du Rithva. ]?

רבי יוחנן אמר חוזרת אתי דיבור ומבטל דיבור ריש לקיש אמר לא אתי דיבור ומבטל דיבור.
‘Rabbi Yo’hanan dit : la femme peut revenir par sa parole. La parole vient et annule la parole (première). Rish Lakish dit : la femme ne peut pas revenir par sa parole. La parole ne peut pas venir annuler la parole (initiale).’

La femme a reçu des Kidoushin d’un homme. Celui-ci avait exprimé que ces Kidoushin ne prendraient effet que dans trente jours. La femme avait accepté ces conditions. Entre temps elle dit (devant deux témoins-selon le Rithva) qu’elle revient de ces Kidoushin et qu’elle ne veut plus se marier avec cet homme. Théoriquement cela pourrait être possible car l’échéance de prise des Kidoushin n’est encore pas arrivée. Mais d’un autre côté l’action de Kidoushin et son impact juridique sont concrets en cela que si dans trente jours ils ne sont pas revenus d’une manière ou d’une autre ces Kidoushin prendront effet et elle aura un statut de femme mariée sur la base de ces Kidoushin premiers. Rabbi Yo’hanan dit qu’elle peut revenir et annuler ces premiers Kidoushin sur une simple parole. Rish Lakish dit que non.

La Guemara va analyser petit à petit la problématique.

IV. Etude au début du troisième chapitre du Traité Kidoushin 59a. Seconde partie.

איתיביה רבי יוחנן לריש לקיש ביטל אם עד שלא תרם ביטל אין תרומתו תרומה והא הכא דדיבור ודיבור מבטל דיבור. שאני נתינת מעות ליד אשה דכי מעשה דמו ולא אתי דיבור ומבטל מעשה.
‘Rabbi Yo’hanan objecte à Rish Lakish de l’enseignement suivant. La Mishna dans le Traité Teroumot nous enseigne (Teroumot chapitre 3, Mishna 4) : « Si quelqu’un a nommé un fondé de pouvoir pour prélever la Terouma de sa récolte en terre d’Israël et que le mandant revienne de sa nomination, si sa rétractation est venue avant que le mandataire ait prélevé la Terouma, le prélèvement qu’il aurait fait est nul et non avenu ». Nous voyons donc d’ici qu’une parole peut venir annuler une parole ! Rish Lakish répond : le cas de Kidoushin est différent du cas de la Terouma car donner l’argent à la femme ressemble plutôt à un acte, et une parole n’est pas habilitée à annuler un acte.’

Plusieurs commandements de la Torah s’appliquent aux récoltes effectuées en terre d’Israël. En premier lieu le propriétaire d’une récolte doit en prélever une partie nommée Terouma qu’il devra donner aux Cohanim. Nous apprenons au début du second chapitre du Traité Kidoushin que le propriétaire peut mandater un fondé de pouvoir pour effectuer ce prélèvement. La Mishna qui nous occupe nous enseigne qu’un fois que le propriétaire a nommé ce fondé de pouvoir il lui est possible d’annuler ce mandat sur une simple parole. Si d’aventure le fondé de pouvoir n’était pas au courant de la rétractation du propriétaire et qu’il ait prélevé dans cette inconnaissance la Terouma, ce prélèvement est nul et non avenu. Nous voyons donc de cette Mishna qu’une parole est habilitée à annuler une parole, ce qui est une preuve pour Rabbi Yo’hanan.

Rish Lakish répond que le cas de la Terouma ne ressemble pas au cas de Kidoushin qui nous occupe. En effet, et tels sont les mots de Rish Lakish : dans Kidoushin l’homme a donné de l’argent à la femme, ce n’est pas une simple parole, cela ressemble à un acte, et une parole n’est pas habilitée à annuler un acte.

Sur quoi porte dès lors la discussion entre Rabbi Yo’hanan et Rish Lakish ? En effet sur le fond Rabbi Yo’hanan ne peut qu’être d’accord avec Rish Lakish qu’une parole n’est pas apte à annuler un acte juridique.
Le Rashba explique que le don d’argent n’est pas un acte complet, bien évidemment car il n’aura effet que plus tard, néanmoins il peut être considéré comme un acte au sens faible, et une parole ne peut annuler la portée d’un acte au sens faible. Telle est la thèse de Rish Lakish.
Rashi, dans son commentaire, donne du contenu précis à cette définition :
‘Bien que les Kidoushin dans le cas qui nous occupe ne prennent pas acte tout de suite, néanmoins ce don d’argent a un effet en cela que grâce à lui le statut de femme mariée prendra après trente jours. Et si Rish Lakish l’appelle parole, c’est qu’il ne s’agit pas d’un acte au sens plein.’

Rashi nous explique que si Rish Lakish considère ce don d’argent comme un acte, ce n’est pas tant l’échange en tant que tel que le fait que ce don d’argent permet la prise d’un statut juridique. C’est ce que l’on appelle dans le langage des Yéshivot  une ‘Halot Din, une prise de statut juridique.

Le point qui nous semble éclairant sur le développement du commentaire du Maharal que nous avons vu plus haut commence à se mettre à jour dans le passage de la Guemara de Kidoushin que nous allons aborder maintenant.

VI. Etude au début du troisième chapitre du Traité Kidoushin 59a. Troisième partie.

Rish Lakish va objecter à Rabbi Yo’hanan. Le sujet que nous allons aborder est particulièrement complexe et non intuitif. Cependant c’est souvent dans les sujets les plus ardus et apparemment techniques de la Torah que l’on trouve des éléments qui ont un fort écho dans notre vie intime.

איתיביה ריש לקיש לרבי יוחנן כל הכלים יורדין לידי טומאתן במחשבה ואין עולים מידי טומאתן אלא בשינוי מעשה. מעשה מוציא מיד מעשה ומיד מחשבה. מחשבה אין מוציאה לא מיד מעשה ולא מיד מחשבה. בשלמא מיד מעשה לא מפקה דלא אתי דיבור ומבטל מעשה אלא מיד מחשבה מיהא תפיק.
‘Rish Lakish objecte à Rabbi Yo’hanan (à partir de la neuvième Mishna du vingt-cinquième chapitre du Traité Kélim) : « Tous les objets, Kélim, descendent à l’impureté par la pensée mais ne montent de leur impureté que par un changement en acte. Un acte peut sortir d’un acte. Un acte sort d’un acte et sort de la pensée, mais une pensée ne peut sortir ni d’un acte ni d’une pensée ». Nous comprenons que la pensée ne puisse pas sortir d’un acte car une parole ne peut annuler un acte, mais pourquoi la pensée ne pourrait-elle pas sortir d’une pensée ?’

Bien évidemment ce passage nécessite plusieurs strates d’explications.
Les lois relatives à la pureté et à l’impureté constituent une part importante de la Torah et de ses commandements. Le point abordé dans la Mishna citée dans le passage que nous étudions traite de la capacité d’un objet à recevoir une impureté et la capacité qu’à cet objet à s’en défaire. La notion de Kéli, que nous traduisons par ‘objet’, est une notion centrale dans les lois de pureté et d’impureté de la Torah. Et nous pouvons même dire que l’analyse de cette notion est la meilleure introduction à la compréhension globale des lois de pureté et d’impureté, à telle enseigne que le premier traité de Mishna de l’ordre de Taharot, ‘pureté’, est le Traité Kélim qui parle des ‘objets’.

Tout ce qui est de l’ordre de la nature, des matières premières, n’entre pas dans les notions de pureté et d’impureté. Ce qui est dans l’espace de l’humain peut être susceptible de recevoir l’impureté. La question est de savoir à partir de quel moment passe-t-on de l’état de nature à l’état de participant à l’espace de l’humain.
L’objet est peut-être le meilleur exemple de cette problématique. Prenons un objet en terre cuite. C’est une motte de terre qui a été façonnée par l’homme. Nous apprenons des versets de la Torah qu’un objet en terre cuite peut être susceptible de recevoir l’impureté (Vayikra 11,33). Un objet en terre cuite est l’exemple type de ce que représente la notion de Kéli. La terre bien évidemment n’est pas susceptible de recevoir une quelconque impureté car c’est une matière première. Le potier prend cette motte de terre. Il la pose sur son tour et façonne cette motte de terre. La pensée du potier, le projet du potier va s’imprimer par son action dans cette matière brute. Nos Maîtres nous enseignent que tant que l’objet n’est pas terminé, c’est-à-dire que tant que sa pensée ne s’est pas concrétisée complètement à l’intérieur de cette matière brute, cela ne s’appelle encore pas un Kéli. Cela s’appelle Golèm Kéli, un Kéli non abouti, et n’est encore pas apte à recevoir l’impureté. La poterie sortie du four n’est pas forcément aboutie. Il manque le ponçage pour enlever les petites imperfections. Peut-être que le potier veut vernir la poterie, l’émailler. Tant que l’idée de départ n’est pas concrétisée, l’objet n’est pas susceptible de recevoir l’impureté et reste une matière brute quelque part.
Prenons un autre exemple. Une peau de bête même tannée est encore une matière brute. La Torah nous enseigne qu’un objet en cuir peut recevoir l’impureté, mais il y a plusieurs sortes d’objets en cuir ou en peau. Il y a des sacs et aussi des tapis. Les tapis sont faits pour que l’on s’assoie dessus. Quelqu’un possède une peau de bête tannée. Il destine cette peau à ce qu’elle soit découpée et utilisée pour fabriquer un fauteuil en cuir. Bien évidemment même si une source d’impureté est en contact avec cette peau, elle restera pure. Mais dès que la personne revient de sa décision et se dit qu’elle va utiliser cette peau comme descente de lit, et qu’il n’y a rien à ajouter comme acte à cette peau, par la pensée seule cette peau devient susceptible de recevoir l’impureté.
Grâce à ce cas nous pourrons entrer dans la compréhension de la Mishna rapportée par Rish Lakish.

‘Tous les objets, Kélim, descendent à l’impureté par la pensée mais ne montent de leur impureté que par un changement en acte.’
C’est-à-dire qu’un objet que l’on avait destiné à un certain but, à une certaine utilisation et qui faisait que cet objet n’était encore pas susceptible à recevoir l’impureté peut par la simple pensée devenir un objet terminé et devenir de ce fait susceptible à recevoir l’impureté. Par contre une fois qu’il a conféré un statut de capacité à recevoir l’impureté à cette peau, si le propriétaire se rétracte et veut changer la destination de cette peau et la destiner à ce qu’elle fasse partie d’un fauteuil, la simple pensée n’est pas opérante et il faudra qu’il taille cette peau (par exemple), qu’il exprime par un geste, un acte, son changement d’utilisation. D’où la question de Rish Lakish : nous avons vu que la pensée peut conférer un statut d’objet fini, de Kéli, à cette peau, par contre la pensée n’est pas habilitée à changer cette décision prise par la pensée. Nous voyons donc d’ici que la parole ne peut pas venir annuler la parole[ Il y a un certain glissement de langage entre ‘la pensée et la pensée’, et ‘la parole et la parole’. Est-ce à dire que lorsque la Guemara dit que l’on peut conférer un statut d’objet fini par la pensée il faut comprendre dans le sens de ‘pensée exprimée par la parole’ ? Et effectivement Rabbénou Tossefot Yom Tov sur la Mishna de Kélim déduit du langage de la Guemara que cette pensée ne prend effet que par la parole exprimée. Voir le Tiféret Israël dans Boaz qui discute cette déduction de Tossefot Yom Tov. Nous verrons que des mots de Rashi que nous rapporterons dans la suite il ne ressort pas comme Tossefot Yom Tov. ].

La Guemara va répondre pour Rabbi Yo’hanan :
שאני מחשבה דטומאה דכי מעשה דמי.
‘C’est différent la pensée dans les sujets d’impureté, c’est comme un acte.’

En général un objet a une destination, un but qui lui a été conféré par celui qui l’a fabriqué. Ou bien ce matériau précis façonné par l’homme n’est encore pas arrivé à son stade final de fabrication. La Mishna du Traité Kélim qui nous occupe prend acte que dès qu’un homme a décidé que finalement il se suffira de l’état actuel de cette matière première elle devient objet fini. La Guemara nous enseigne que la pensée dans le sujet qui nous occupe n’est pas une simple pensée. Bien que de manière générale il y ait une différence fondamentale entre une pensée et un acte, en cela que le corps et la matière sont fécondées par la pensée qui les transforment en acte, ici la pensée seule fait acte.
La question posée par Rish Lakish est la suivante : jusqu’à maintenant je considérais cette peau de bête tannée comme un matériau pour en faire un fauteuil en cuir. Mais soudain je me suis ravisé et je me suis dit que je vais récupérer cette peau pour en faire une descente de lit. Dès que j’ai décidé fermement[ Fermement, cela nécessiterait alors peut-être que ma pensée soit accompagnée d’une parole pour la sceller (démarche de Tossefot Yom Tov). ] que ce soit une descente de lit, c’est une descente de lit, et cet objet devient susceptible de recevoir l’impureté. Par contre si je reviens maintenant de ma décision et que je décide à nouveau que cette peau soit utilisée comme matériau pour la fabrication d’un fauteuil, la simple décision n’est pas opérante, il faudra un acte pour changer la destination. Nous voyons d’ici qu’une parole n’annule pas une parole.
Rabbi Yo’hanan répond que par rapport aux sujets qui ont trait à l’impureté la pensée devient un acte, et une parole n’annule pas un acte.

Comme nous l’avons vu plus haut, Rabbi Yo’hanan pense que de manière générale une parole est habilitée à annuler une parole, que se passe-t-il dans les lois relatives à l’impureté pour que la pensée, ou la parole, soit considérée comme une action ?

En fait un objet n’est que de la pensée. C’est de la matière dans laquelle s’exprime un projet humain, pour prendre un langage que nos Maîtres affectionnent : c’est de la matière informée par la pensée. La pensée informe, donne forme à cette matière. Donc, pour reprendre l’exemple que nous avons utilisé plus haut, dès que je considère que cette peau de bête tannée qui était primordialement destinée à être taillée pour la fabrication d’un fauteuil sera dorénavant une descente de lit, par cette pensée j’ai fabriqué une descente de lit. La simple décision transforme cette matière et en fait un objet fini.

VII. Suite de la Guemara et commentaire de Rashi.

Reprenons la réponse de Rabbi Yo’hanan ainsi que la suite de la Guemara :

שאני מחשבה דטומאה דכי מעשה דמי וכדי רב פפא דרב פפא רמי כתיב כי יתן וקרינן כי יותן הא כיצד כי יותן דומיא דכי יתן. מה יתן דניחא ליה אף יותן דניחא ליה.
‘C’est différent la pensée dans les sujets d’impureté, c’est comme un acte, comme nous le voyons dans l’enseignement de Rav Papa. En effet Rav Papa a fait s’opposer deux versets. Il est écrit dans Vayikra 11,38 « Et s’il donne de l’eau sur les graines » Le verset s’écrit Yten. Or il se prononce Youtan, qui signifie « Et si de l’eau a été donnée sur les graines ». Comment l’écrit du verset est-il compatible avec la manière dont la Tradition nous enjoint de lire le verset ? Il faudra comprendre la forme passive Youtan dans le sens de l’actif Yten. Comment ? De la même manière que Yten exprime le contentement de celui qui met, de la même manière la forme passive Youtan, la mise de l’eau sur les graines devra être soutenu par une volonté ou un acquiescement.’

Ce passage difficile nécessite explication.
Le verset cité par Rav Papa se trouve à l’intérieur d’un passage central dans la Torah qui parle des sujets de pureté et d’impureté. Certains animaux sont considérés impurs par la Torah. Leur consommation est prohibée, et leur cadavre est source d’impureté. Aucun animal n’est source d’impureté de son vivant. Il n’y a que l’humain qui peut être source d’impureté de son vivant. Si un morceau de cadavre d’un animal impur tombe sur des graines qui peuvent être consommées par l’homme, ces graines de deviennent pas impures pour autant. Le verset qui nous occupe nous dit qu’il faut que ces graines aient été humidifiées auparavant par un liquide. Mais il y a une ambiguïté dans le verset, ambiguïté relevée par Rav Papa. En effet il y a une distorsion entre les lettres comme elles sont écrites de la manière dont notre Tradition nous enseigne de lire le verset. En effet les lettres nous disent : s’il donne de l’eau sur ces graines. Donner exprime une intention active : il veut mettre de l’eau sur ces graines. Par contre la manière dont notre Tradition nous dit de lire est Youtan qui signifie : si de l’eau a été mise sur les graines, c’est-à-dire de manière passive, indépendamment de la volonté de l’homme.
Comment est-ce compatible, nous demande Rav Papa ?
Il faudra expliquer le verset de la manière suivante : pour que des graines soient susceptibles de recevoir l’impureté il faut qu’entre en jeu une certaine volonté humaine. Il n’est pas nécessaire que l’homme mette activement de l’eau (ou un autre liquide) sur ces graines. Mais si de l’eau a été mise sur ces graines, qu’il a plu par exemple, si le propriétaire est satisfait de cette humidification, cette volonté seule rendra les graines aptes désormais à recevoir l’impureté.

Encore une fois nous voyons que ce qui est naturel n’entre pas dans la sphère du pur et de l’impur. Des graines, du blé, de l’orge, qui ont été mises en contact avec une source d’impureté ne deviennent pas impures. Nous apprenons des versets que la Guemara cite ici que si ces graines ont été humidifiées et que le propriétaire de ces graines ait été satisfait de cette humidification alors seulement ces graines peuvent recevoir l’impureté. Ce n’est qu’à partir du moment où ces éléments naturels entrent dans la conscience humaine (positive) qu’ils peuvent recevoir l’impureté[ Un traité entier de Mishna a été consacré à ce sujet profond et subtil, le Traité Makhchirim. ].

Rashi, dans son commentaire sur ce passage, va nous permettre de comprendre que la Guemara ici nous apporte un élément supplémentaire :
‘C’est différent la pensée dans les sujets d’impureté, c’est comme un acte. En effet la Torah appelle acte la pensée dans ce qui est relatif à l’impureté : la version écrite du texte dit Yten, « il donnera », c’est-à-dire un acte, et la Tradition Orale nous dit de lire Youtan, « sera donné ». C’est-à-dire que bien qu’il n’y ait finalement qu’une simple pensée, car si l’eau tombe d’elle-même, de la pluie par exemple, et que cela lui plait, lui agrée, les graines seront aptes à recevoir l’impureté. La pensée sera considérée comme s’il avait mis lui-même l’eau par un acte.’

VIII. Ce qu’apporte le commentaire de Rashi.

Dans les deux paragraphes précédents nous avons voulu analyser notre sujet de manière rationnelle mais Rashi nous aide à lire notre passage de la Guemara de manière plus rigoureuse. Nous apprenons de la remarque de Rav Papa dans les versets que, en ce qui concerne les lois de pureté, la Torah considère la pensée comme un acte. Le verset écrit Yten, « il donnera », et la Tradition Orale nous dit dire Youtan, « sera donné », par la pensée. C’est-à-dire que dans le sujet de pureté et d’impureté la Torah nous enseigne qu’il faut considérer la pensée comme un acte. Cette considération est une innovation de la Torah, et elle ne peut pas nécessairement être généralisée à d’autres sujets de la Torah.
Pourquoi cette innovation a-t-elle été dite au sujet des lois de pureté ? Et que signifie-t-elle de manière précise ?

Nous proposons la démarche suivante. Les lois de pureté et d’impureté sont des innovations de la Torah. De la même manière que nous avons vu plus haut que ce qui est de l’ordre du naturel n’a rien à voir avec le pur ou l’impur, de la même manière les notions de pur ou d’impur n’existaient pas avant le don de la Torah.
Il est connu qu’une femme qui a ses règles reçoit un statut d’impureté jusqu’à ce qu’elle aille se tremper selon un processus précis dans un bain rituel, Mikvé. Par contre d’après la base des lois de la Torah un non-juif ou une non-juive de nos jours ni ne reçoivent l’impureté ni ne transmettent l’impureté. La Mishna dans le Traité Nidah (34a) nous enseigne qu’une non-juive qui a ses règles reçoit un statut d’impureté de manière rabbinique mais non d’après les lois de la Torah.
Si quelqu’un nous demande : mais cher monsieur, pourquoi la Torah dit-elle qu’une femme qui a des règles devient impure, mais c’est naturel, quel est le problème ? Effectivement, la personne qui pose cette question a raison : si l’on parle d’un point de vue de la Nature, le sang menstruel est naturel et une non-juive qui a ses règles n’est pas impure (d’après les lois de la Torah, elle est impure de manière rabbinique). Ce n’est qu’à partir du don de la Torah qu’une femme qui a ses règles peut devenir impure.
Rabbi ‘Haïm Ben Attar relève ce point et le développe dans son commentaire au début de la Parashat ‘Houkat dans le livre de Bamidbar (19,2).
Le début de la Parashat ‘Houkat parle de l’impureté de la mort, et qu’une personne qui est en contact avec un mort devient impure.
Le verset dit :
זאת חוקת התורה אשר צוה ה’ לאמור.
‘Voici le décret de la Torah que D. a ordonné (…).
Commentaire de Rabbi ‘Haïm Ben Attar.
‘Il est nécessaire de définir pourquoi au sujet de l’impureté de la mort et de sa purification par la cendre de la vache rousse la Torah invoque la globalité de la Torah : « voici le décret de la Torah » ? Certes les lois de pureté et d’impureté sont des décrets mais pourquoi les relier à la globalité de la Torah ?
Nous pouvons répondre à ces questions sur la base de ce que la Guemara nous enseigne dans le Traité Nazir (61b), enseignement rapporté dans Rambam Hilkhot Toum’hat Met premier chapitre Halakha 13 :
« Un non-juif ne prend pas l’impureté de la mort. Un non-juif qui a touché un mort ou l’a porté ou s’est penché au-dessus de lui est juridiquement comme quelqu’un qui n’a pas été en contact avec un mort. Ceci ne vaut pas qu’au sujet de l’impureté de la mort mais vaut pour tous les sujets d’impureté, un non-juif ne reçoit pas l’impureté. »
La différence fondamentale par laquelle les enfants d’Israël se sont trouvés être élevés des autres nations du monde vient du biais de la réception de la Torah au Sinaï. Nous pouvons maintenant nous délecter des paroles de D. dans notre verset : c’est par la réception de la Torah qu’apparaissent ces décrets d’impureté ainsi que la capacité de s’en purifier. (…)
Cette démarche nous ouvre des horizons, en effet lorsque D. ordonna aux enfants d’Israël de faire le Korban Pessa’h en Egypte, le sacrifice du Pessa’h, Il enjoignit que les hommes d’Israël fassent la circoncision, qu’un idolâtre n’y participe pas, mais il n’y a aucune mention aux lois de pureté et d’impureté qui s’imposeront plus tard. La raison en est que les enfants d’Israël en Egypte n’étaient pas impurs car cela se passait avant le don de la Torah au Sinaï.
De même il ressort clairement de la Guemara dans le Traité Pessa’him (92a) qu’un converti, un Guèr, qui a touché un mort la veille de sa conversion au judaïsme ne sera pas impur car au moment où il a touché ce mort il n’avait encore pas reçu les commandements de la Torah (rapporté par Rambam, chapitre 6 Halakha 7 Hilkhot Korban Pessa’h).’ (Jusqu’ici sont les paroles de Rabbi ‘Haïm Ben Attar)

IX. En quoi le don de la Torah fait apparaitre ce pan important de la Torah que sont les lois de pureté et d’impureté ?

Nous proposons de dire ainsi : avant le don de la Torah, un homme touche un mort, cela arrive, c’est la vie. Une femme a des règles, c’est naturel, c’est cyclique. Un homme a une émission de semence[ La semence masculine est source d’impureté. On ne parle pas seulement d’émission hors rapport, mais même si un couple a un rapport ce qui peut être une Mitsva de la Torah, l’homme qui a eu cette émission devient impur. ]. C’est le cycle de la vie, de la nature. C’est ce que l’on appelle ‘la reproduction’. Le don de la Torah au Sinaï a élevé les enfants d’Israël au-dessus de la dimension de nature. Le Maharal nous a indiqué que si les dix plaies d’Egypte étaient l’expression de l’Unité de D. au niveau de la particularité, le don de la Torah au Sinaï est l’expression de l’Unité de D. au niveau de la globalité. Il nous semble que cette étude serrée relative aux lois de pureté et d’impureté nous donne des éléments précis pour mettre du contenu aux paroles inspirées du Maharal. La sortie d’Egypte montre que nous ne sommes pas esclaves du pouvoir de Pharaon. Pour l’Egypte ancienne les lois de la nature sont immuables, et de la même manière que l’homme est soumis de manière immuable à Pharaon de la même manière est-il soumis de manière immuable et implacable aux lois de la nature. C’est naturel.
Mais si la sortie d’Egypte est la sortie de ce monde implacable de la nature, la concrétisation dans la réalité humaine de cette liberté se fera par l’acceptation des lois du D. Un au Sinaï.
A partir du don de la Torah au Sinaï, comme dit le Maharal, au niveau de la globalité de l’humanité, un peuple clamera que l’on peut vivre sans être esclave des lois de la Nature.
Notre Guemara du Traité Kidoushin va donner un contenu précis à nos propos.
Nous avons appris que, dans les lois de pureté, la pensée est comme un acte. C’est-à-dire qu’à partir du don de la Torah il n’y a rien d’objectif. Tout dépend du regard ou de l’intention que j’investis dans la chose. C’est ma pensée qui va façonner mon réel. Voici une peau de bête tannée. Dès que je considère fermement que ceci est la concrétisation de ce que je voulais faire de cette peau, cela devient un objet, un Kéli, et devient apte à recevoir l’impureté. Ou bien non, je vais utiliser cela comme matière première pour fabriquer un fauteuil en cuir.
Le Maharal, dans l’étude que nous avons faite plus haut, nous enseignait que la mort des premiers-nés montrait que le D. Un a pouvoir sur une dimension qui dépasse la nature : l’âme humaine. Il nous a dit que le don de la Torah au Sinaï a été le dévoilement du pouvoir du D. Un sur une dimension globale qui dépasse la nature. Nous pouvons dire sur la base de notre étude dans le Traité Kidoushin que le don de la Torah, par le biais précis des lois de pureté et d’impureté, dévoile l’impact dans le réel de l’âme humaine, de la pensée humaine, de la liberté humaine. La pensée transforme la réalité, donne forme à la réalité. Cette pensée est impalpable, elle n’est pas modélisable par une machine. Elle insuffle un sens, un regard, et change cette réalité par ce regard.

L’intelligence est une machine. La pensée est l’émergence d’une dimension supérieure à la nature, et qui informe cette nature et la transforme. Si l’homme est capable d’insuffler une pensée libre, ceci témoigne qu’il y a une dimension supérieure qui lui donne cette capacité de penser et lui donne la capacité que cette pensée se concrétise en acte libre dans la réalité du monde.

Il y a deux dimensions dans les lois de pureté et d’impureté : ce qui devient apte à recevoir l’impureté (ce que nous avons abordé dans le passage de Kidoushin 59b) et l’impureté elle-même. Abordons maintenant cette seconde catégorie.

X. Réflexions sur les lois de pureté et d’impureté. Conclusion.

Nous avons vu dans les paragraphes précédents que l’on ne peut pas parler de pureté ou d’impureté dans ce qui est de l’ordre du naturel. A partir du don de la Torah ce que je vis dans mon quotidien devient signifiant, ce que je vis avec mon corps prends un sens. Un homme a eu une émission de semence, il devient impur, pour devenir pur il doit se tremper dans le Mikvé, le bain rituel. Il est possible que de la relation intime qu’il a eu avec son épouse naisse un grand sage en Torah ou une femme particulièrement vertueuse, il n’en est pas moins impur. Ces lois sont appelées ‘Houkim, décrets divins. Elles correspondent à la pensée supérieure et ne nous sont pas forcément accessibles. Mais ces lois prennent acte de ce que je vis dans mon quotidien simple. Mon corps ce n’est pas que du corps, c’est une expérience que je vis à travers mon corps.

Prenons un exemple relatif au sang menstruel qui est source d’impureté. La Mishna dans le Traité Nidah (58b) nous enseigne (nous en donnons notre traduction) :
‘Une fois une femme est venue consulter Rabbi Akiva. Elle lui a dit : j’ai trouvé une tache de sang sur mes vêtements. Il lui dit : peut-être que tu as une blessure et que cette tache est venue de cette blessure ? Elle lui dit : effectivement j’ai eu une blessure mais elle a cicatrisé. Il lui dit : Est-ce qu’il est possible que la cicatrice ait pu s’ouvrir et sortir du sang ? Elle lui a dit : c’est possible. Rabbi Akiva lui a dit : tu es pure. Il a vu les élèves qui se regardaient l’air ahuri. Il leur dit : que trouvez-vous de difficile dans ma décision ? Au sujet des taches de sang, nos Maîtres ne nous ont pas enseigné d’alourdir mais d’alléger, car la Torah dit (Vayikra 15,19) « Et une femme si elle a un écoulement, du sang coulera dans sa chair », la Torah parle de sang, pas de tache.’

Le sujet que nous nous risquons d’aborder ici est le sujet de Kétèm, les taches. Des livres ont été écrits sur ce sujet, nous ne cherchons pas à l’aborder de manière exhaustive.
De quoi s’agit-il ?
Une femme a trouvé une tache de sang, sur son sous-vêtement par exemple. D’où vient ce sang ? Vient-il de son intimité, auquel cas elle deviendrait impure ? Mais n’ayant pas senti d’aucune manière que ce sang soit venu de son intimité, dans l’absolu il est possible que cette tache de sang, Kétèm, ait une autre source et vienne d’une blessure par exemple. C’est un doute. A priori dans tous les sujets qui touchent des interdits de la Torah nos Maîtres nous enjoignent d’interdire dans le doute. Ici Rabbi Akiva nous enseigne que lorsqu’une femme trouve une tache de sang, c’est-à-dire du sang trouvé sans qu’elle puisse définir par une sensation que ce sang soit venu de son intimité, bien qu’a priori il y ait tout lieu de penser que ce soit du sang impur, la Torah nous dit que dans le doute il faut alléger.
Le secret de cette exception se trouve dans la lecture que les ‘Hakhamim font du verset cité plus haut, lecture analysée dans Nida 57b :
אמר שמואל בדקה קרקע עולם וישבה עליה ומצאה דם טהורה, שנאמר בבשרה, עד שתרגיש בבשרה.
‘Shemouel nous enseigne : une femme a regardé le sol scrupuleusement et s’est assise dessus. Ensuite en se relevant elle a vu du sang à l’endroit où elle s’était assise, sang qui n’y était pas auparavant, cette femme est pure, car le verset dit « du sang coulera dans sa chair », « dans sa chair », c’est-à-dire que ce sang ne la rend impure que si elle a senti le sang couler de l’intérieur de son intimité.’

Imaginons le cas suivant : une femme regarde le sol et s’y assied dans son plus simple appareil. Ensuite elle se lève et trouve une tache sous son intimité sur le sol. D’où peut bien venir cette tache de sang ? Indubitablement d’elle-même. Cependant notre Tradition nous enseigne que puisqu’elle a trouvé ce sang sous forme de tache, et non d’écoulement qui viendrait d’elle-même, bien qu’il n’y ait pas d’ambiguïté quant à l’origine de ce sang, elle est pure[ Ce sujet est un des plus complexes relatifs aux lois de Nidah. Il y a des cas ponctuels qui seront interdits rabbiniquement, mais là n’est pas notre propos ici. ]. Un esprit occidental dirait : faisons un examen biologique pour voir si ce sang est du sang menstruel ! Notre Tradition nous enseigne : elle a trouvé du sang, c’est ce que l’on appelle ‘un Kétèm’, une tache, ce sang ne rend pas impur.
Ce n’est pas la tache de sang le problème, mais le fait qu’elle ait vécu que ce sang vienne d’elle, que ce sang fasse partie d’un vécu à elle[ Encore une fois, le sujet n’est pas abordé ici de manière exhaustive. Il y a de multiples nuances dans ce sujet sublime. ].

En reprenant le commentaire du Maharal qui est la base de l’étude présente, nous pouvons synthétiser de la manière suivante. A la sortie d’Egypte, suite à la mort des premiers-nés, les enfants d’Israël sont sortis de l’esclavage, ils sont sortis à la liberté. Mais c’est le don de la Torah au Sinaï qui va donner un contenu précis à cette liberté.
Par le don de la Torah au Sinaï, les enfants d’Israël ont reçu sur eux d’accomplir les commandements du D. Un. C’est-à-dire d’accomplir par leurs actes libres[ Beaucoup de personnes me rétorquent que l’homme n’est pas libre puisqu’il est soumis aux commandements de la Torah. On ne parle pas de la même liberté. Dans l’acceptation populaire être libre c’est faire ce que l’on veut. Il ressort de notre étude qu’être libre, être sorti d’Egypte, c’est vivre qu’il m’est possible dans ma vie de concrétiser dans mes actes ce que la pensée, ou une pensée supérieure, m’enseigne que je dois accomplir. ] la pensée supérieure qui leur a enjoint ces commandements. Notre Guemara du Traité Kidoushin va nous aider à donner un contenu précis au bouleversement opéré par le don de la Torah au Sinaï, et à comprendre ce que le Maharal nous a enseigné que, si la sortie d’Egypte est un dévoilement du pouvoir du D. Un au niveau ponctuel, le don de la Torah au Sinaï est ce dévoilement au niveau de la globalité.

Au début de notre exposé nous avons voulu expliquer de manière rationnelle comment par la pensée seule quelqu’un pouvait transformer cette peau de bête tannée en descente de lit et rendre ainsi cette peau apte à recevoir l’impureté. Mais Rashi nous a aidé à lire la Guemara de manière rigoureuse et à comprendre que c’est le verset qui nous apprend que la simple pensée est un acte dans les lois relatives à l’impureté (sous-entendu, que dans les lois relatives à l’impureté). Nous proposons de dire que jusqu’au don de la Torah certes la pensée faisait partie intégrante de ce qu’est l’humain créé avec un reflet divin, Tselem Elokim, mais cette pensée était encore accessoire, non assumée, en potentiel. Par le don de la Torah au Sinaï et l’acceptation des Mitsvot de la Torah, accomplissement de la volonté et de la pensée supérieures dans la réalité de nos actes libres, l’humain accède à une pensée assumée, et agit dans le monde par cette pensée.
C’est par ce fait que les lois de pureté et d’impureté sont le révélateur précis du don de la Torah au Sinaï. Jusque-là on pouvait dire que le sang menstruel c’est du naturel, la semence masculine c’est du naturel, un cadavre, c’est le cycle naturel de la vie.
Par le don de la Torah au Sinaï, et l’acceptation des commandements de la Torah, on ne peut plus parler d’une chose en soi. C’est l’humain libre qui vit des choses et leur donne un sens, les intègre dans sa vie ou fait l’effort de les intégrer et d’en faire quelque chose.

Une Mishna dans le Traité Pirké Avot (troisième chapitre) concentre en quelques mots tout notre exposé :
הוא היה אומר חביב אדם שנברא בצלם, חיבה יתירה נודעת לו שנברא בצלם, שנאמר כי בצלם אלקים עשה את האדם.
‘Il disait (Rabbi Akiva) : aimé est l’homme qui a été créé dans un reflet (divin). Le fait que D. ait fait savoir à l’humain qu’il a été créé dans un reflet montre un amour extrême, comme dit le verset (Béréshit 9,6) « car dans un reflet divin Il fit l’homme ».’

Toute l’humanité a à voir avec ce reflet divin, avec cette possibilité d’une pensée libre. Mais avant le don de la Torah au Sinaï et l’acceptation des commandements de D., cette dimension était potentielle. Depuis le Sinaï elle devint effective, en acte, assumée.

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Directeur de la Yéchiva des Etudiants

“Éclairages sur le Don de la Torah au Sinaï. Étude relative au chapitre 34 du Guevourot HaShem du Maharal.”

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