img-book
Catégories : ,

Culture et Barbarie

par: Rav Gerard Zyzek

Revenir au début
Print Friendly, PDF & Email

La Guemara, dans le cinquième chapitre du traité Guittin, analyse longuement ce qui s’est passé à la destruction du Temple.

Nous disons bien “analyse” car la préoccupation de nos Maîtres n’est pas de relater les faits mais d’en indiquer la portée.
Trois lieux en particulier ont été détruits lors de la destruction du Temple : Jérusalem, Tour Malka (la montagne du Roi), et la citadelle de Bétar.
Traduisons un passage de cette Guemara, qui traite de la destruction de Bétar (Guittin 58a).

Rabba bar bar ‘Hanna dit au nom de Rabbi Yo’hanan : on a trouvé quarante Séah de boitiers de Téfilin sur la tête des hommes assassinés à Bétar. Rabbi Yénaï fils de Rabbi Ychmaël dit : trois paniers contenant chacun quarante Séah de boitiers de Téfilin.
Dans une Beraïta on enseigne : quarante paniers contenant chacun trois Séah de boitiers de Téfilin. Mais en fait il n’y a pas de discussion (entre l’opinion qui enseigne quarante Séah et celle qui enseigne cent vingt Séah), les quarante Séah ce sont les boitiers du bras, les cent vingt Séah, ce sont les boitiers de la tête (qui contiennent quatre parchemins tandis que ceux du bras n’en contiennent qu’un, voir commentaire de Rachi).
Rabbi Assé enseigne : on a trouvé quatre Kavin de cerveau sur une même pierre. Oula dit : c’était neuf Kavin.
Rav Kahana dit, certains disent que c’est Chilo bar Mori qui nous l’enseigne : c’est ce que dit le verset, fille de Babel la pillée, bonheur à celui qui te fera payer tout ce que tu nous as prodigué ; bonheur à celui qui saisira et éclatera tes bébés sur un rocher (Téhilim 137).

Le Maharal de Prague commente ce passage dans le septième chapitre du Nétsa’h Israël. Nous en donnons la traduction, agrémentée de quelques notes et commentaires personnels. L’exercice de proposer le commentaire d’un commentaire n’est pas aisé. Pour tenter de rendre la tentative lisible nous utiliserons trois types de typographies : une pour le corps de la Guemara, une pour le commentaire du Maharal et une pour nos propres ajouts.

Commentaire du Maharal :

Il y a lieu de s’étonner, selon le nombre terrible de personnes qui furent massacrées à Bétar, qu’y a-t-il de particulier dans le volume de quarante Séah ? Et ce que la Guemara dit dans la suite, quatre Kavin de cerveau sur une même pierre, ce n’est pas une quantité particulièrement impressionnante ! Et de plus, pourquoi est-ce précisément à Bétar que l’on a trouvé des Téfilin et des tas de cerveaux et non à Tour Malka, les paroles des Sages ne sont pas dites au hasard ! Sache qu’il n’existe pas une parole des ‘Ha’hamim dans laquelle ne se trouve pas une science profonde, rien n’est vide dans leurs paroles si ce n’est de notre vide à nous.

Nos Maîtres ont analysé trois versets [du début du second chapitre de Ei’ha, les Lamentations de Jérémie].
Le premier verset, comment D. a-t-il pu obscurcir dans sa colère la fille de Tsion, a-t-il pu jeter de ciel à terre la splendeur d’Israël ? parle du Temple et de Jérusalem [c’est justement la dimension de splendeur]. Le second verset, D. a détruit et n’eut pas pitié de toutes les résidences de Yaakov parle de Tour Malka. Le troisième verset, Il a tranché dans sa fureur toute la puissance d’Israël parle de la citadelle de Bétar [la puissance].

Ces trois éléments sont intimement liés ensemble et englobent toutes les qualités de la terre d’Israël. Le premier élément est le fait que la terre était une terre bénie, or elle recevait la bénédiction, la Bera’ha, par le biais du Temple et de Jérusalem. Le second est le fait que résidait dans la terre une profusion de personnes [ce qui était représenté par Tour Malka]. Le troisième est qu’il y avait des forteresses puissantes [ce qui était représenté par Bétar]. Ces trois éléments englobent tout.

Notre commentaire :

La Berah’a, c’est la capacité de recevoir des mondes supérieurs. Cette Bera’ha vient d’un lieu qui s’appelle Jérusalem, et se concrétisera dans la profusion, Tour Malka, et aussi dans une dimension complémentaire : la puissance. La puissance est strictement différente de la profusion. La profusion est en expansion. La puissance, représentée par la citadelle de Bétar, est dans sa capacité de contenir. Ici en disant cette simple expression ces trois éléments englobent tout, le Maharal nous éveille à des choses très profondes que nous pourrions exprimer ainsi : la Bera’ha est la capacité subtile qu’a ce monde de recevoir des mondes supérieurs. L’unité n’est que dans le D. Un. Dès qu’il y a réception de ce qui vient du D. Un, on n’est plus dans le Un. Nous voyons cette notion à propos des sacrifices que la Torah nous ordonne d’offrir le jour de Chavouot, jour du don de la Torah : deux pains de fleur de farine et deux béliers (Vayikra 23, 17 et 20). Dès qu’il y a réception de ce qui vient des mondes supérieurs, nous sommes dans l’ordre du deux. Pour que les choses ne soient pas théoriques, nous pourrions dire que c’est pour cela qu’essentiellement on n’étudie pas la Torah seul. Il n’y a pas de réalité une dans le monde de la réception. Nous sommes tout de suite dans le deux.

La Bera’ha, capacité des mondes inférieurs de recevoir des mondes supérieurs est fondamentalement profusion, mais cette profusion n’est pas de l’ordre du deux. La concrétisation de cette profusion est la dimension du tout, comme nous le voyons à propos de Yaakov qui dit à Essaw (Béréchit 33, 11) car j’ai tout. La terre d’Israël est la terre où se concrétise la réception de la Bera’ha. Cette concrétisation n’est pas de l’ordre du un mais de l’ordre du tout.

Nous avons déjà dit que lorsque le verset fait allusion à la citadelle de Bétar il la qualifie de Keren, de corne. La corne signifie la puissance car en effet Bétar était l’expression de la puissance d’Israël. La Guemara (du Traité Guittin) rapporte plus haut justement qu’à Bétar, lorsqu’il leur naissait un garçon, ils plantaient un cèdre, et que, lorsque naissait une fille, ils plantaient un pin. Ceci correspondait tout-à-fait à la dimension de Bétar, car en vérité l’homme est appelé arbre du champ comme nous le dit le verset car l’homme est un arbre du champ (Devarim 20,19), mais il est un arbre inversé. L’arbre a ses racines en bas bien enfoncées dans le sol, tandis que l’homme ses racines sont en haut car la Néchama, l’âme, est sa racine qui vient du ciel. Les mains sont les branches de l’arbre, les jambes les ramifications des branches, le corps correspondant au tronc de l’arbre.

Et pourquoi l’homme est-il un arbre inversé ? Car les racines de l’arbre sont en bas, l’arbre tire sa vitalité du sol, mais en ce qui concerne l’homme, la vie de son âme, sa Nechama, vient du ciel. Tout le sujet de Bétar, tel qu’il est défini par nos Maîtres dans le fait qu’ils plantaient des cèdres est de nous montrer l’attachement à D., car c’est cet attachement qui est la force et la puissance de l’homme. Ce n’est pas la ville en tant que telle, la citadelle, qui exprime la puissance, car la ville n’est en fait qu’une concentration humaine, c’est cette plantation avec D. qui est à la base de la puissance de la place-forte.

C’est ce qu’expriment les Téfilin, planter l’homme avec D., et c’est pourquoi les Téfilin sont sur le cerveau où se trouve la racine de la vitalité, et aussi en face du cœur où se trouve aussi la source de la vitalité. En ayant ainsi les Téfilin, il y a une plantation supérieure avec D. source de bénédictions.

Ici le Maharal nous dévoile un point fondamental. Quelle est la source de notre vitalité ? C’est en premier lieu la pensée. C’est ce que dit le Maharal : c’est pourquoi les Téfilin sont sur le cerveau où se trouve la racine de la vitalité. Le Maharal au quatrième chapitre de ce même livre nous avait enseigné que le cerveau est le lieu où réside la Néchama, l’âme. Ici le Maharal, sur la base de notre Guemara, nous enseigne plus : la source de notre vitalité est dans le lien que nous avons avec D. par notre pensée, ce qui est exprimé par les Téfilin de la tête, Téfilin qui sont sur le cerveau.

Ceci est une innovation, un ‘Hidouch, fondamental. Spontanément ce n’est pas comme cela que nous percevons les choses, nous nous nourrissons, notre corps bouge, en un mot : nous vivons. La pensée, la réflexion, est nécessaire, mais non vitale. Ou bien vitale en cela que si l’on ne réfléchit pas on peut s’exposer à des dangers, ce que des darwiniens pourraient exprimer en disant que la fonction adaptatrice a fait que l’homme se trouve avoir un cerveau particulièrement complexe. Nos Maîtres nous enseignent ici que la pensée est la base de la vitalité, penser est vital, le lien à D. par une pensée vivante est la source de la force de l’homme, de sa puissance.

Ce n’est pas le cogito cartésien. Si nous pouvons nous exprimer ainsi, la problématique du cogito est autre, c’est comment puis-je affirmer mon existence ? Que signifie le mot j’existe ? Ce à quoi Descartes répond : j’existe en cela que j’ai conscience de cette existence.
Il y aurait ainsi une certaine coupure entre l’existence et la dimension vivante qui est en moi. Je peux dire que je vis, quand bien même me serait-il impossible de dire que j’existe. Ici nos Maîtres parlent d’autre chose : la vitalité de la personne est sa pensée, ma dimension de vie est ma pensée. Le Baal Chem Tov exprime ceci de la manière suivante (cité plusieurs fois dans le Toldot Yaakov Yossef): ce que l’homme pense là il est, c’est-à-dire au sens fort là il vit.

Dans la vie traditionnelle juive, l’étude est présentée comme une nécessité quasi constante. On a souvent du mal à comprendre cette injonction à l’étude de la Torah qui se résume à un mot en yiddish lernen ! Mais pourquoi ces gens qui étudient la Torah ne s’investissent-ils pas dans la vie de la cité ? Pourquoi ne travaillent-ils pas ou peu ?

Cette analyse du Maharal du texte de Guittin nous donne des éléments de compréhension et d’intériorisation de cette démarche traditionnelle : la vitalité de l’homme est dans son lien de pensée avec D. Les lieux d’étude de Torah s’appellent Yéchiva, ce qui signifie “être assis”. On pourrait dire qu’une Yéchiva, un lieu d’étude de Torah, est un lieu d’existence, où l’être se pose, un lieu d’assise de son être.

Reprenons le texte du Maharal, les Téfilin sont sur le cerveau où se trouve la racine de la vitalité, et aussi en face du cœur où se trouve aussi la source de la vitalité. Cette expression où se trouve aussi la source de la vitalité est très intéressante. Notre perception première est que le cœur est la première source de vitalité. Le Maharal dit se trouve aussi. L’acte est la concrétisation de la pensée (quand bien même est-ce nécessaire de mettre les Téfilin du bras en face du cœur avant de mettre les Téfilin de la tête, cette nécessité vient d’une autre raison : assujettir son acte pour avoir une pensée libre).

Et lorsqu’est arrivé le châtiment et qu’il y eut la destruction, on trouva donc justement des Téfilin sur la tête des victimes, car les Téfilin correspondent particulièrement à ce que sont les gens de Bétar et à leur niveau spirituel, car les Téfilin sont sur le cerveau et par le biais des Téfilin le nom de D. est prononcé sur celui qui les porte. C’est ce que dit le verset (Devarim 28,10), tous les peuples de la terre verront que le nom de D. est prononcé sur toi et ils te craindront. [Que veut dire le nom de D. est prononcé sur toi ? La Guemara dans le traité Mena’hot (35b) explique : ce sont les Téfilin que l’on porte sur la tête.]

Nos Maîtres disent que l’on a trouvé quarante Séah de boitiers de Téfilin, ceci est un enseignement particulièrement profond. En effet il est connu que quarante Séah est le volume que doit contenir a minima un bain rituel, un Mikvé, pour qu’il puisse être source de purification et tout Mikvé est eau vivante ; ces Téfilin sont la réception du flux de la vie de l’homme, c’est pourquoi ils correspondent au Mikvé purificateur qui est eaux vivantes. Nous pouvons maintenant comprendre ce que nos Maîtres nous enseignent dans le traité Mena’hot (44a) : toute personne qui met des Téfilin a longue vie, comme dit le verset (Yichayaou 38,16) D. est sur eux, ils vivront, c’est-à-dire que par le biais des Téfilin [qui sont sur la tête] la Néchama, l’âme, a un attachement à D. qui est la vie.

Encore cet enseignement fondamental : l’attachement à D. par la dimension de pensée, par la dimension intellectuelle est à la source de notre vie, de notre vitalité. Cet enseignement peut nous permettre entre autre de diagnostiquer chez certaines personnes un désespoir total ou une déstructuration par manque d’investissement dans la pensée. Cet enseignement nous aide aussi à entendre l’injonction du verset (Yéochoua 1,8):
לא ימוש ספר התורה הזה מפיך והגית בו וימם ולילה
Que ce livre de la Torah ne quitte pas ta bouche et tu y méditeras jour et nuit !

Le texte cité plus haut nous dit que l’on a trouvé quatre Kavin de cerveau sur une même pierre. [Il est nécessaire de savoir que Séah et Kav sont des mesures de volumes. Un Séah équivaut à 6 Kavin. Quarante Séah est la mesure minimale d’eau pour qu’un Mikvé puisse être source de pureté. Nous trouvons aussi une mesure de 9 Kavin dans certains processus de purification.] Pourquoi quatre Kavin ? Car il n’y a aucun doute que ce qui reçoit les Téfilin, c’est-à-dire le cerveau, a un rapport avec ce qu’il reçoit, c’est pourquoi l’on a trouvé quatre Kavin sur une même pierre, car le chiffre quatre a un rapport avec quarante à la seule différence que quarante est de l’ordre du général et quatre de l’ordre du particulier. [Le Maharal va développer cette idée].

Nos Maîtres disent que l’on a trouvé quarante Séah de boitiers de Téfilin sur les têtes des hommes assassinés à Bétar et quatre Kavin de cerveaux, ceci nous indique l’attachement extrêmement fort de Bétar à D., c’est ce qu’exprime le fait de trouver des Téfilin sur la tête des victimes de Bétar. Et du fait que le cerveau est finalement de la matière, et toute matière est limitée par définition en comparaison de ce qui n’est pas de l’ordre du matériel, c’est pourquoi la quantité de cerveau trouvé est quatre Kavin, quantité limitée en comparaison des Téfilin qui sont de l’ordre de la sainteté et ont un niveau de sainteté. Les Téfilin sont donc éloignées du matériel, c’est pourquoi la quantité de boitiers de Téfilin trouvés est de quarante qui n’est pas tant de l’ordre de la limite.

Le Maharal nous aide à nous rendre compte combien les sages de la Guemara travaillent sur les chiffres. Ces travaux ne sont pas spécieux ou du style ‘m’as-tu vu’. Ils répondent d’une logique précise et essentielle. Nous aimerions à partir de ces quelques lignes du Nétsa’h Israël dégager la démarche suivante : ce qui est travaillé ici c’est le déploiement du Un, c’est-à-dire comment la diversité des phénomènes se déploie à partir du Un. Comment du Un on passe à deux, à trois, à quatre, et maintenant à quarante.

Le quatre est vraiment de l’ordre de la limite. Le quatre c’est le plan. Toute surface est matière, cette surface s’étend-elle aux quatre points cardinaux. Comment pouvons-nous affirmer que toute surface est matière ? A partir de l’enseignement des traités Méguila (10b) et Baba Batra (99a) où nos Maîtres disent que l’arche à l’intérieur du Saints des Saints ne prenait pas d’espace. Prendre de la place est une des définitions de ce qui est matière. L’arche au contraire est de l’ordre de la Sainteté et ne prend pas d’espace. Par contre dire que l’on a trouvé quarante Séah de boitiers de Téfilin, c’est exprimer par ce chiffre de quarante un déploiement fort à l’intérieur des limites du matériel.

Un autre avis dit que l’on a trouvé neuf Kavin de cerveau, et non quatre comme la première opinion. Cet avis est une parole de grande connaissance, car le cerveau où se trouve la connaissance justement est de l’ordre du neuf, comme le savent les connaisseurs. C’est ainsi donc qu’il nous faut aborder cet enseignement qui dit qu’il y avait neuf Kavin sur une pierre car ce chiffre de neuf correspond parfaitement au cerveau qui reçoit les Téfilin.

Essayons d’analyser ce passage qui peut paraitre abscons. Le Maharal nous dit deux choses. Premièrement que le neuf correspond au cerveau où se trouve la connaissance. Deuxièmement si nos Maîtres ont choisi dans un deuxième temps ce chiffre de neuf, c’est pour nous exprimer avec précision la dimension du cerveau, qui est matière, mais qui reçoit d’une dimension qui lui est supérieure. Ceci est particulièrement bien rendu par le chiffre neuf, qui est, si nous pouvons nous exprimer ainsi, le chiffre supérieur des unités, juste en dessous du dix qui exprime une dimension supérieure, d’un autre ordre.

Nous aimerions dire qu’il n’y a pas forcément discussion entre les deux avis mais qu’ils formalisent des aspects différents. L’avis qui dit quatre Kavin nous rend compte de la dimension précise de ce qu’est le cerveau, c’est de la matière, c’est de l’ordre du quatre, quatre qui sera magnifié par les Téfilin qui sont de l’ordre du quarante. Le second avis nous explique la dimension très particulière des gens de Bétar (bien que Rachi nous dise que l’on parle là des gens de Jérusalem, nous travaillons ici le commentaire du Maharal) dont la matérialité est la plus à même de recevoir de ce qui n’est pas de l’ordre du matériel.

Pour comprendre la suite, il nous faut ici reprendre la Guemara du Traité Guittin :

Les fils de Tsion les très précieux, que l’on pesait au poids d’or fin (Ei’ha 4,2), que signifie l’expression que l’on pesait au poids d’or fin ? [La question est : quel est ce rapprochement entre les fils de Tsion et l’or fin ?] Est-ce à dire qu’ils étaient recouverts d’or pur ? Cette explication n’est pas possible car on enseigne dans la Yéchiva de Rabbi Chila que deux mesures d’or fin descendirent dans le monde, Rome reçut une mesure et le monde entier l’autre mesure [ce qui signifie qu’Israël ne peut être distingué par son or]. Il faudra donc dire que si le verset fait un rapprochement entre les fils d’Israël et l’or fin c’est pour nous dire que les fils d’Israël faisaient honte à l’or fin tellement ils étaient beaux.

Auparavant les gens importants de Rome plaçaient devant eux les effigies de leurs pièces de monnaie lorsqu’ils s’accouplaient [c’est-à-dire que ces effigies étaient très artistiquement ciselées], mais maintenant [que Bétar est détruite] ils amènent des garçons d’Israël, les ficèlent aux pieds de leurs lits et font leurs besognes [en les regardant].

Un élève de la Yéchiva demanda à son ami : peux-tu me dire où la Torah parle d’une telle malédiction ?
Il lui répondit : le verset dit (Devarim 28,61) aussi toute maladie et toute plaie qui ne sont pas écrites dans ce livre de la Torah D. Il les fera monter sur toi.

Ce verset clôt en quelque sorte les malédictions de la Parachat Ki Tavo. C’est-à-dire qu’après que ce soit abattu malheur et malheur viendra un malheur que la Torah n’écrit pas. Pourquoi la Torah ne décrit pas ce malheur ? C’est notre sujet.

Reprenons le commentaire du Maharal.

Lorsque Bétar a été détruite, cette destruction fut l’anéantissement du degré d’élévation qui les caractérisait. C’est le point qui est exprimé ici : ils faisaient honte à l’or fin tellement ils étaient beaux. Et justement le Talmud apporte cette mention de la surprenante beauté au sujet de la destruction de Bétar [et non lors de l’analyse de la destruction de Jérusalem ou de Tour Malka] car cela caractérise Bétar. Ce point est extraordinaire et témoigne sur toute la démarche que nous avons proposée ici. [Lorsque le Maharal emploie le mot “extraordinaire” il ne veut pas exprimer par là une autosatisfaction narcissique mais il veut nous enseigner que ce qu’il va dire provient d’une science intime et va toucher des horizons subtils de notre tradition.]

En effet Bétar avait particulièrement à voir avec ce que sont les Téfilin car les Tefilin sont elles aussi nommée splendeur et éclat, ainsi est-ce écrit explicitement dans le verset du prophète Yé’hezkel (24,17) porte ta splendeur sur toi. [D. dit au prophète Yé’hezkel de mettre sur lui ses Téfilin. Mais D. ne dit pas au prophète : mets tes Téfilin. Il lui dit : porte ta splendeur sur toi. La préoccupation du Maharal sera donc de définir en quoi les Téfilin ont à voir avec la splendeur].

Il est impossible d’expliquer plus car il est nécessaire de méditer profondément sur ces sujets, alors seulement on pourra saisir le niveau spécifique de Bétar et la beauté qui les caractérisait à tel point qu’ils faisaient honte à l’or fin par leur beauté.

La première partie du commentaire du Maharal montrait l’attachement des gens de Bétar à D. par l’intellect, attachement formalisé dans l’enseignement de nos Maîtres par les Téfilin et les tas de cerveaux. Dans cette seconde partie le Maharal va nous expliquer en quoi justement cet attachement puissant à D. par l’intellect signifié par les Téfilin est l’origine de la formidable beauté des enfants de Bétar.

Tout ce dont on parle, de l’or fin et de la beauté des fils de Bétar, est lié au niveau particulier des gens de Bétar qui étaient retirés de la corporalité obscure et avaient la clarté et la beauté. [Ici le Maharal nous éveille à un point surprenant : la beauté vient d’un lien puissant à ce qui n’est pas de l’ordre du matériel quand, a priori, nous aurions dit que la beauté est une dimension matérielle.]

D’ailleurs plus une chose est matérielle plus cette chose est sombre et obscure, comme la terre qui est épaisse et sombre, l’eau ayant une matérialité plus fine est plus claire, l’air ayant une matérialité encore plus fine est plus lumineux. C’est le niveau qu’avaient les gens de Bétar : ils étaient séparés de la matière obscure et par ce fait méritèrent du niveau des Téfilin, splendeur sur le corps qui se doit d’être propre, pur et lumineux car les Téfilin sont un commandement que l’on accomplit avec le corps et ce corps nécessite d’être propre comme le disent nos Maîtres (Traité Chabbat 49a) : les Téfilin nécessitent que le corps soit propre. [Ceci signifie qu’il est interdit de porter des Téfilin si l’on a des gaz ou si l’on se retient d’aller aux toilettes].

Tout ceci vient par le fait que les Téfilin sont quelque chose de Kadoch, de saint, séparé du matériel. C’est pourquoi le corps qui les porte doit être lui aussi de cet ordre. Et ce niveau était particulièrement celui des gens de Bétar qui étaient séparés de l’obscur du matériel et étaient particulièrement beaux et splendides.

La suite met en vis-à-vis cette beauté que l’on trouvait à Bétar et la beauté du Paz, pierre précieuse que nous avons traduit par “or fin, or pur”.

Deux mesures de Paz, d’or fin, sont descendues dans le monde. L’or apparait très rouge [l’or pur a indéniablement un reflet rougeâtre], c’est pourquoi l’or pur revient au peuple qui est appelé Edom [Edom est un autre nom d’Essaw] qui signifie rouge. Nos Maîtres disent (Béréchit Rabba ch.75) : sa terre est rouge, son manger est rouge, celui qui le châtiera sera rouge. Tout cela exprime combien le rouge convient à Edom et pourquoi le Paz, l’or fin lui revient.

Maintenant, pourquoi nos Maîtres ont-ils dit deux mesures de Paz sont descendues dans le monde ?
L’explication est la suivante : le Paz revient à Edom (Essaw) du fait de sa rougeur comme nous l’avons dit précédemment et d’autre part le Paz est sans aucun doute un besoin du monde, donc les deux sont équivalents d’une certaine manière. C’est pourquoi le texte fait état de deux mesures
[Le Maharal analyse subtilement cette expression de deux mesures. Deux mesures, c’est-à-dire que tant pour le monde que pour Edom il y a un lien fondamental avec le Paz.]

Mais pourquoi le texte dit-il deux mesures et non pas une mesure qui se divise en deux, une demi mesure pour le monde et une demi mesure pour Edom ? Premièrement il est légitime que revienne une mesure pleine à un monde plein [et non une demi mesure]. Deuxièmement, il n’est pas juste qu’Edom s’associe avec le monde qui est le réel lorsqu’Edom n’est pas de l’ordre du réel, de l’existence.

le terme utilisé par le Maharal est Metsiout,מציאות ; ce terme signifie “ce qui existe, ce qui est”, ce que l’on pourrait aussi traduire “le réel”. Le travail de traduction de ce terme est particulièrement important car, comme le Maharal nous y invite, il s’agit ici d’une analyse de fond du phénomène Edom.

Reprenons. Que veut dire le Maharal en disant une mesure pleine à un monde plein ? Et aussi en disant que Essaw n’est pas de l’ordre de la Metsiout, de l’existence, du réel ? Ces concepts sont difficiles à définir. Ils soulèvent de grandes questions. D’un point de vue de méthode il nous semble absolument central de poser justement ces “grandes questions” pour mieux rentrer dans la pensée propre du Maharal.

Qu’est ce qui est ? Le monde est-il une vaste illusion, comme le pensent de nombreuses traditions spirituelles ? Au niveau simple de notre expérience vécue, le monde existe indubitablement, mais est-ce aussi simple justement ? Ne dit-on pas que ce monde est une vaste vallée de larmes ? Le poète ne dit-il pas “mignonne, allons voir si la rose qui ce matin était éclose…”, l’air de dire que la vie est une chose très jolie qui se fane rien que le temps de le dire !

Le Maharal affirme : une mesure pleine à un monde plein. Le Paz est une nécessité pleine au monde. Le monde tient et a un sens, une dimension nécessaire. Par contre Essaw, Edom, n’a rien de cette nécessité ontologique. Il n’est pas de l’ordre du réel, si nous pouvons nous exprimer ainsi. Ceci est très étonnant car qu’y a-t-il de plus réel que les légions romaines, puisque dans notre tradition Edom c’est Rome, ou en d’autres termes la civilisation occidentale ?

S’il y avait une mesure, cela signifierait que le monde et Edom s’associeraient absolument puisqu’ils partageraient ensemble une entité, c’est pourquoi le texte nous dit : deux mesures sont descendues dans le monde. En vérité il y a encore quelque chose de très profond sur ce sujet mais ici n’est pas le lieu de le développer.

Que veut nous enseigner le Maharal par cette dernière phrase ? S’il ne nous expose pas ce qu’il a dire, pourquoi nous met-il ainsi l’eau à la bouche ? Pour nous frustrer ?

Nous pouvons dire dans un premier temps qu’un des buts du Maharal dans ses livres est démonstratif, il s’agit de nous montrer que les passages haggadiques qui paraissent gratuits en premières lectures recèlent des richesses insoupçonnées. Sa volonté est donc de nous indiquer combien profondes sont les paroles de nos Sages.
Nous pouvons aussi dire que par cette phrase le Maharal nous invite à méditer sur ce qu’il vient de nous exposer et nous suggère ainsi qu’il y a un second niveau de lecture à ce qu’il vient de dire, niveau d’une plus grande profondeur. Nous optons pour cette seconde proposition.

Le texte fait état de deux mesures de Paz, et pas plus car ce qui a de l’importance est de l’ordre du peu tandis que ce qui est de l’ordre du beaucoup n’est pas important, or justement Edom [Rome] cherche à se conduire de manière importante, comme nos Maîtres nous l’enseignent sur la base du verset de Béréchit (25,23) : deux peuples dans ton ventre, deux importants dans ton ventre. C’est-à-dire qu’Edom se conduit avec importance comme disent nos Maîtres dans le traité Avoda Zara (11a) : on trouvait sur la table d’Antonin du radis et de la laitue en toute saison. L’importance d’Edom s’exprime dans sa conduite, c’est-à-dire qu’ils se considèrent importants tandis que l’importance d’Israël est essentielle.

Nous comprenons maintenant pourquoi le texte du traité Guittin dit les gens importants de Rome car chez eux l’importance était particulièrement exacerbée et ils se conduisaient de manière à paraître les plus importants qui soient, et cela était toute leur beauté.

Ce passage assez abscons met en exergue la notion d’importance, propre à Edom et à Israël, comme prophétisé dans le verset de Béréchit. Essayons de décrypter.

On dit communément : “il fait son important, il cherche à se donner de l’importance”. Une des particularités de Rome est le fait que les grands de cette nation recherchent à se conduirede manière à ce que l’on perçoive qu’ils sont importants, par leur mode vestimentaire, par leur apparat, et aussi par leurs mœurs alimentaires où tout est recherché et rare. Leur recherche effrénée de la beauté participe aussi de cette volonté. S’ils ne sont pas importants par essence du moins participeront-ils de cette sphère de l’importance en se conduisant de manière extrêmement recherchée et esthétique, comme le passage de la Guemara va nous l’analyser.

Reprenons le plan de ce que nous venons d’étudier.
Premièrement, la Guemara nous définit les gens de Bétar comme des hommes qui portent des Téfilin. Le Maharal nous a aidés à comprendre que cela exprime leur intense attachement à D. par la dimension d’intellect au sens fort du terme.
Deuxièmement, la Guemara nous montre la beauté particulière des gens de Bétar, beauté plus éclatante que ce que le monde peut produire comme beauté, le Paz, l’or pur. Le Maharal nous a expliqué que cette beauté extraordinaire venait justement de la dimension caractéristique des gens de Bétar mentionnée en premier.
Maintenant les ‘Ha’hamim parlent de Rome, de ceux qui ont détruit le Temple de Jérusalem et ont massacré Bétar avec la plus grande barbarie.

Le Maharal nous analyse cet enseignement a priori abscons et anodin : deux mesures de Paz sont descendues dans le monde, Rome reçut une mesure et le monde entier l’autre mesure. Rome recherche avec frénésie à s’attacher à la beauté. Le Maharal nous dit un point central : il n’est pas juste qu’Edom s’associe avec le monde qui est le réel lors qu’Edom n’est pas de l’ordre du réel, de l’existence. Qu’est-ce que cela signifie ?
C’est ce que le passage suivant va nous analyser. Nous sommes ici à l’articulation fondamentale de notre texte.

Reprenons le commentaire du Maharal et le texte de la Guemara.

Auparavant les gens importants de Rome plaçaient devant eux les effigies de leurs pièces de monnaie lorsqu’ils s’accouplaient [c’est-à-dire que ces effigies étaient très artistiquement ciselées], mais maintenant [que Bétar est détruite] ils amènent des garçons d’Israël, les ficèlent aux pieds de leurs lits et font leurs besognes [en les regardant].

Un élève de la Yéchiva demanda à son ami : peux-tu me dire où la Torah parle d’une telle malédiction ?
Il lui répondit : le verset dit (Devarim 28,61) aussi toute maladie et toute plaie qui ne sont pas écrites dans ce livre de la Torah D. Il les fera monter sur toi.

Commentaire du Maharal :

Ces gens importants de Rome faisaient de belles sculptures dans leurs maisons. Leur but était d’avoir toujours ces effigies, ces très belles images dans leurs pensées et en face d’eux de manière à ce que le fruit de leur reproduction ressemble à ces beautés. Mais après [la destruction de Bétar] ils ficelaient les enfants d’Israël aux pieds de leurs lits.

Ce que le texte dit qu’ils les ficelaient aux pieds de leurs lits signifie qu’ils avaient besoin toujours que ces enfants d’Israël soient avec eux et qu’ils ne se séparent jamais d’eux, à tel point que l’on pourrait exprimer cela en disant qu’ils les ficelaient aux pieds de leurs lits.

Ce commentaire concis du Maharal nous fait comprendre que cette phrase ils les ficelaient aux pieds de leurs lits est une manière d’exprimer quelque chose, les ‘Ha’hamim veulent nous montrer par là la volonté effrénée de Rome de s’attacher à la beauté d’Israël, mais le paradoxe tragique est que c’est finalement Israël qui se trouve être ficelé. Et c’est la question de l’élève : peux-tu me dire où la Torah parle d’une telle malédiction ?

Essayons de décrypter.
Que veulent dire les ‘Ha’hamim par cette image choquante, qu’auparavant ils plaçaient de très belles effigies lorsqu’ils s’accouplaient et qu’après ils ficelaient des captifs d’Israël ?

Rome, c’est l’empire. Mais l’empire doit avoir un enracinement pour s’imposer. Rome, contrairement aux empires qui le précédèrent, n’a pas de qualités intrinsèques. Rome regarde la beauté pour se développer, s’accroître. Rome a besoin de cette beauté. Le Maharal nous a expliqué : Rome participe de la חשיבות, de l’importance du monde mais pas de manière intrinsèque. Rome regarde avec avidité cet or pur, cette beauté parfaite. Cette culture, ce culte du beau, lui permet de se développer, de faire ses basses besognes.

Le Maharal nous a aidés à comprendre que l’accouplement dont parlent les ‘Ha’hamim est une parabole, l’image du développement de leur empire. Mais ce développement est fondé sur la fascination, sur le regard. Rome, c’est le spectacle, comme l’a tellement bien dit Guy Debord (cf. La société du spectacle).

Mais les ‘Ha’hamim vont plus loin.
Comme le passage du Traité Guittin nous l’a enseigné longuement, cette beauté du Paz est finalement limitée. Le verset du prophète Jérémie nous fait entendre combien ce Paz est comme honteux devant la beauté des enfants de Tsion, car leur beauté vient de l’attachement à D. par l’intellect, la pensée, représenté par la dimension spécifique des Téfilin. Et cette dimension d’intelligence, au lieu d’être la capacité d’Israël de vivre sa spécificité et son attachement original à D., devient le lieu même de l’asservissement.

Rome est subjugué par cette beauté de l’intelligence et en redemande. Nous voulons mettre en exergue ici une nuance subtile. Le Maharal dit que Rome s’attache à cette beauté extraordinaire des enfants de Tsion, beauté fondée sur l’intelligence. Ce terme s’attache nous interpelle car finalement nos Maîtres disent que ce sont ces enfants de Tsion qui se trouvent être attachés !
Le rapport de Rome à la beauté de l’intelligence est un besoin compulsif, une nécessité pour développer son empire. L’enfant d’Israël étant mis au pinacle pour la brillance qu’il apporte ne se rend même pas compte que ce n’est pas Rome qui s’attache à lui mais qu’en fait c’est lui qui est esclave des pulsions impérialistes de son admirateur et de son oppresseur, de celui qui ne lui fait pas de quartier.

Et c’est ce que l’élève demande : Peux-tu me dire où la Torah parle d’une telle malédiction ? Son interlocuteur lui répond : le verset dit (Devarim 28,61) aussi toute maladie et toute plaie qui ne sont pas écrites dans ce livre de la Torah D. Il les fera monter sur toi. La Torah parle de cette horreur mais ne peut pas la décrire. Pourquoi ?

Nous pourrions dire dans un premier temps, et c’est ce que l’on appelle le Pchat, le sens premier, parce que c’est dégoûtant. La Torah ne peut pas décrire un tel vice. C’est dégoûtant de se faire tellement avoir.
Nous pourrions dire aussi dans un deuxième temps que ça ne sert à rien de décrire ce malheur car on ne peut s’en rendre compte qu’au prix d’une lente maturation.

Et c’est sur quoi le passage de Guittin termine :

Il lui a dit [l’élève dont on a parlé plus haut] : combien de textes me faut-il étudier pour arriver à ce verset ? Il lui répondit : ce n’est pas très loin, une page et demie. Il lui dit : si j’étais arrivé là-bas je n’aurais pas eu besoin de toi.

Ce dialogue est un peu sibyllin. Nous proposons de dire : si j’étudie tous les versets de la Parachat Ki Tavo qui parlent des malheurs de la destruction et de l’exil, alors de moi-même je me rendrai compte de à quoi fait référence ce verset.

Voir l'auteur
avatar-author
Directeur de la Yéchiva des Etudiants

“Culture et Barbarie”

Il n'y a pas encore de commentaire.