img-book
Catégories : , Étiquette :

Bal Tach’hit: finis ton assiette !

par: Yonathan M

Tag:
Articles de Yonathan M
Revenir au début
Print Friendly, PDF & Email

Cher(e)s ami(e)s, je vous propose d’essayer de mieux comprendre ce qui se cache vraiment derrière la célèbre phrase : « Finis ton assiette sinon c’est bal tach’hit ! » Et peut-être même oserais-je demander : « est-ce vraiment transgresser l’interdit de bal tach’hit que de ne pas finir son assiette lorsque l’on n’a plus faim ? »

La Torah dit (Devarim, chapitre 20, versets 19 et 20) : « Lorsque tu t’arrêteras à une ville de nombreux jours pour entrer en guerre avec elle afin de t’en emparer [pour en faire le siège en d’autres termes], ne détruis pas son arbre en brandissant contre lui la hache, car de lui tu mangeras et tu ne le couperas pas, car l’arbre du champ est-il un homme pour que tu lui infliges les rigueurs du siège. Seul l’arbre dont tu sais qu’il n’est pas un arbre fruitier, celui-là tu pourras le détruire et le couper. »

[Traduction selon Rachi.]

Les versets sont très clairs : on ne détruit pas un arbre productif. Et l’on désigne cet interdit du nom de בל תשחית (bal tach’hit), qui signifie « ne détruis pas ».

Malgré cette évidence lors d’une lecture simple, les ‘Hakhamim font une lecture différente du deuxième verset (Talmud Baba kama 91b) : « seul l’arbre dont tu as connaissance » – il s’agit de l’arbre fruitier – « qu’il n’est pas un arbre fruitier » – là seulement il s’agit de l’arbre stérile. Il faut donc comprendre : si le seul arbre dont tu as connaissance (c’est-à-dire que tu trouves lors du siège) est un arbre fruitier, alors tu peux le couper (pour les besoins du siège s’entend). Rachi explique que cette lecture apparemment tortueuse est justifiée par la profusion de termes inutiles. Le passouk aurait dû simplement dire : « seul l’arbre qui n’est pas fruitier, tu pourras le détruire et le couper »

Donc d’après les ‘Hakhamim, le verset nous apprend qu’il faut détruire de préférence l’arbre stérile, mais si l’arbre que tu as besoin de couper est fruitier, tu peux le détruire quand même.

Essayons de mieux comprendre le sens de cette mitsva.

Rav Chimchon Raphaël Hirsch explique que השחתה (hach’hata) signifie plus « corrompre » ou « dévier » que « détruire ». La racine שחת (cha’hat) de לא תשחית (lo tach’hit) signifie « fosse ». Le משחית est celui qui creuse une tranchée sur le chemin (דרך) d’autrui pour le faire trébucher et l’empêcher d’atteindre son but. Le terme שחת est à rapprocher de שחד, pot de vin, corruption par l’argent, poursuit-il ; une ornière sur la voie (דרך) de la justice, ou aveugler le juge (qui bien sûr ne doit pas rendre une justice à l’aveugle) et placer un obstacle sur son chemin (דרך). On retrouve la racine שחת (cha’hat) dans le mot שחיטה (ch’hita). Egorger un animal, aussi bien dans l’acte que dans le résultat, revient à arrêter le cours de sa vie en lui coupant la trachée et l’œsophage, voies susceptibles de lui apporter air et nourriture. On voit donc que le terme שחת est bien souvent lié à la voie, au chemin.

A la lumière des explications de Rav Chimchon Raphaël Hirsch, on perçoit mieux le sens de l’interdit de בל תשחית. Il s’agit de ne pas « empêcher » un potentiel d’aboutir. Comme dans זרע השחתת, l’émission vaine de semence, terme employé au sujet de ‘Er et Onan, les fils de Yéhouda, à propos de leurs relations intimes avec Tamar. La Torah exprime ainsi le fait de ne pas utiliser le זרע, porteur du plus grand potentiel qui soit, mais de le jeter à terre. Ainsi en est-il de בל תשחית. La Torah nous interdit de détruire ce qui a un avenir.

Toutefois, l’indice de ce potentiel se mesure à l’aune de l’utilité que j’en ai. Il n’y a pas de potentiel absolu. C’est d’ailleurs bien ce que dit le passouk : si j’ai besoin de l’arbre fruitier et qu’il n’y a pas d’arbre non fruitier dans les parages, je peux le couper et je ne transgresse pas bal tach’hit ! L’arbre fruitier propose un potentiel, mais si je suis plus intéressé par son bois voire par son emplacement (voir Taz Yoré déa 116. 6 au nom du Roch) que par ses fruits, je peux sacrifier les années de production qu’il aurait pu donner.

Ce qui nous amène à la notion de עדיף דגופא בל תשחית (bal tach’hit degoufa ‘adif). La Guemara désigne par cette expression le cas où l’on est confronté à un problème de בל תשחית qui entre en conflit avec les besoins ou l’intérêt de son propre corps, ou d’une certaine manière un bal tach’hit de son propre corps.

Par exemple, la Guemara dans le traité Chabbat (129a) enseigne que si une personne sur laquelle on a pratiqué une saignée se refroidit, on lui fait une flambée, et ce, même en plein été. La Guemara raconte que ceci est arrivé à Rabba, et qu’il a fallu brûler un tabouret (manifestement coûteux) pour le réchauffer. Abayé lui dit : « mon maître, vous transgressez l’interdit de בל תשחית ?! Réponse de l’intéressé : עדיף דגופאי בל תשחית (bal tach’hit degoufaï ‘adif), que l’on peut traduire par « me préoccuper de mon corps passe avant ! »

On peut se demander pourquoi Abayé soulève le problème de bal tach’hit alors que la santé de Rabba est en jeu : dans un tel cas, il est évident qu’il n’y a aucun problème à brûler un meuble. Il est probable que dans le contexte de notre Guemara, Rabba était juste incommodé à la suite de sa saignée. Cette difficulté est de toutes manières levée un peu plus loin dans le même traité (140b) :

« Rav ‘Hisda dit : celui qui peut manger du pain d’orge et mange du pain de blé transgresse l’interdit de bal tach’hit, et Rav Papa dit : celui qui peut boire de la bière[[On traduit en général le mot שכרא par « bière » mais ce terme englobe plus généralement toute sorte de boisson alcoolisée qui n’est pas du vin. Et en l’occurrence, il s’agit probablement d’un breuvage à base de dattes courant en Bavel à cette époque (voir Rachbam traité Pessa’him 107a).]] (dont Rav Papa était producteur !) et boit du vin transgresse l’interdit de bal tach’hit. »

Autrement dit, si je peux acheter les deux, je prends le moins cher.

Mais la Guemara va réfuter l’opinion de Rav ‘Hisda et de Rav Papa en concluant : « et cela n’est pas vrai parce que עדיף דגופא בל תשחית (bal tach’hit degoufa ‘adif) ». Si je préfère ce qui a plus de valeur, je ne me l’interdis pas sous prétexte que c’est du gâchis. [Bien que l’on puisse dire que l’on digère moins bien du pain d’orge (d’habitude destiné aux animaux) que du pain de blé, ou de l’alcool de dattes que du vin, il s’agit malgré tout plus d’un problème de préférence et pas d’un réel problème de santé.]

Nous apprenons de la Guemara deux notions très importantes :

l’interdit de bal tach’hit ne concerne pas uniquement les arbres[[En plus des deux références dans le traité Chabbat, voir notamment Baba kama (91b) où Rabbi Elazar dit que quelqu’un qui déchire son vêtement pour son mort plus que nécessaire transgresse bal tach’hit (rapporté dans les ‘Hidouchim oubiourim mais pas dans le Choulhan ‘aroukh).]], il englobe tout gaspillage, toute destruction inutile – jeter son argent par la fenêtre est donc prohibé au titre de bal tach’hit ;

עדיף דגופא בל תשחית (bal tach’hit degoufa ‘adif) : les besoins ou l’intérêt de son propre corps ont priorité. Si pour éviter une dépense je dois subir un désagrément, l’interdit de bal tach’hit ne s’applique pas.

Ce qui nous donne peut-être une réponse quant au problème de savoir s’il faut finir son assiette alors qu’on est gavé, et me fait regretter de ne pouvoir retomber en enfance pour répliquer à qui de droit : « non, je ne finirai pas mon assiette parce que עדיף דגופא בל תשחית (bal tach’hit degoufa ‘adif) ! »

Comment l’interdit de bal tach’hit est-il abordé au niveau de la Halakha ? Les références dans la Guemara sont diverses, mais peu étayées. Les Richonim ne se montrent pas beaucoup plus prolixes, le seul qui en parle précisément est Rambam.

La première question que l’on peut se poser est de savoir si en dehors des arbres fruitiers, bal tach’hit est un interdit de la Torah (דאורייתא), ou bien s’il a été institué par les ‘Hakhamim. En effet, le passouk dont on l’apprend ne parle que des arbres, il n’est pas explicite que bal tach’hit concerne toute destruction inutile.

Rambam enseigne dans le Michné Torah (Hilkhot melakhim chapitre 6, halakha 8 et 10) : « on ne coupe pas les arbres fruitiers et on ne bouche pas leur irrigation, car il est dit : « ne détruis pas son arbre (…) et pas seulement les arbres [fruitiers sont concernés par l’interdit de bal tach’hit], mais quiconque casse des ustensiles[[Chabbat (129a)]], déchire des vêtements[[Kidouchine (32a)]], démolit une construction, bouche une source[[Yévamot (44a)]] ou détruit des aliments[[Chabbat (140b)]] avec pour seul but de détruire, transgresse l’interdit de lo tach’hit et ne reçoit que des coups décidés par le tribunal. »

Rambam rapporte donc que l’interdit ne se limite pas aux arbres fruitiers, mais qu’il concerne également tout autre bien ou denrée. Mais le fait que la sanction soit décrétée par le beth din (מרדות מכת) semble indiquer que selon Rambam, l’interdit en-dehors des arbres n’est que d’ordre rabbinique (דרבנן).

Pourtant, Rambam lui-même dans son Sefer hamitsvot semble dire le contraire : « de même, toute perte causée entre sous le coup de cet interdit [de ce לאו, interdit de la Torah] comme celui qui brûle un vêtement sans raison ou casse un ustensile, transgresse תשחית לא (lo tach’hit) et est לוקה [c’est-à-dire reçoit des coups prévus par la Torah.] » Il est question cette fois d’une sanction prévue par la Torah, en contradiction avec ce que nous avons vu juste avant !

Le Sdeï ‘Hemed donne l’explication suivante : le fait que Rambam, après avoir exposé l’interdit דאורייתא (de la Torah) dans la halakha 8, enchaîne dans la halakha 10 sur : « et pas seulement » montre bien que Rambam pense que ce qu’il énumère dans la halakha 10 est inclus dans le לאו, mais que malgré tout, on ne reçoit que des coups דרבנן, le לאו n’étant exprimé dans la Torah qu’à propos des arbres.

Il y aurait donc un interdit de la Torah, mais une sanction d’ordre rabbinique uniquement. On peut ajouter que le fait que Rambam dise « et ne reçoit que מדבריהם מרדות מכת (des coups décidés par le tribunal) conforte l’explication du Sdeï ‘Hemed.

Mais alors pourquoi dans le Sefer hamitsvot Rambam tranchait-il que la sanction était דאורייתא ? Le Sdeï ‘Hemed se trouve forcé de conclure que nous sommes confrontés à l’une des halakhot pour lesquelles Rambam a changé d’avis entre ce qu’il avait écrit dans le Sefer hamitsvot et ce qu’il a ensuite écrit dans le Michné Torah.

Le Sdéï ‘Hemed nous permet donc de comprendre l’apparente contradiction dans les termes du Rambam : l’interdit de bal tach’hit est bien דאורייתא, mais les coups infligés pour le sanctionner sont d’ordre rabbinique (en dehors du cas des arbres explicitement mentionné dans la Torah). On retrouve le même avis dans le Min’hat ‘Hinoukh[[Mitsvah n° 529]].

Toutefois, le Noda’ Bihouda [[Yoré dea 10]] dit explicitement que bal tach’hit est un interdit rabbinique sur la base du Rambam (il s’en tient à la lecture première du Rambam)[[D’autres décisionnaires s’expriment sur le sujet, ils ne sont pas cités dans le cadre de cet article.]].

Il est saisissant que le Choulhan ‘aroukh ne consacre pas même un siman (un chapitre) à bal tach’hit, bien que le sujet apparaisse souvent dans d’autres contextes.

Comme nous l’avons vu, l’interdit de bal tach’hit est uniquement de détruire pour détruire, mais un intérêt à cette destruction tempère l’interdit. Nous devons faire en sorte de préserver la nature et les biens en notre possession, sans pour autant nous priver d’en tirer profit. Reprenons le passouk : « ne détruis pas son arbre (…) car de lui tu mangeras ». Nous apprenons de là l’interdit de détruire, bal tach’hit, mais la suite semble superflue : pourquoi préciser que l’on devrait manger des fruits de l’arbre ? Ramban considère qu’il s’agit là d’une mitsva juxtaposée à l’interdit : non seulement est-il interdit de couper l’arbre inutilement, mais il y a un commandement de manger de ses fruits.

Peut-être pourrions-nous faire le rapprochement avec le passage où D. dit à Adam (Berechit, chapitre 2, versets 17 et 18) : « de tous les arbres du jardin tu mangeras. Mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal tu ne mangeras pas. » Le Mechekh ‘Hokhma[[Se basant sur le Talmud Yerouchalmi (קדושין סוף) : ממנו אכל ולא עינו שראתה מה כל על וחשבון דין ליתן אדם עתיד]] explique qu’il y a là une injonction divine à profiter de la nature (et par extension des biens que Hachem met à notre disposition). Bien entendu, cette consommation est régie par des commandements précis, mais elle fait partie de la ה’ עבודת (du service de D.)

Lorsqu’il y a contradiction entre mon désir de tirer profit et l’interdit de bal tach’hit, ce dernier passe au second plan. Comme chacun a des goûts ou des besoins différents, la conséquence immédiate est que l’interdit de bal tach’hit ne s’applique pas de la même manière pour tout le monde ! Il n’est pas possible d’en donner un cadre juridique précis, car la notion même de besoin (צורך) varie en fonction des individus : si ma fille réclame une pièce montée pour son mariage, certains pourraient dire : « c’est du bal tach’hit ! » Mais si cet élément compte beaucoup pour elle, il n’y a pas lieu de l’en priver.

Le caractère relatif de la notion même de gaspillage explique peut-être que les décisionnaires aient peu écrit au sujet de l’interdit de bal tach’hit. Mais au-delà de la définition stricte de l’interdit, les ‘Hakhamim manifestent à de nombreuses reprises l’importance de préserver ses biens.

Nous voyons ainsi dans parachat Vayichla’h que peu avant sa rencontre avec son frère Essav, « Yaakov est resté seul » (Berechit, chapitre 32, verset 25). La Guemara ‘Houlin (91a) explique que si Yaakov Avinou a pris la peine de retraverser le fleuve Yabok, seul en pleine nuit, c’était pour aller chercher de petites fioles qu’il y avait oubliées. D’où l’on apprend, selon la Guemara, que « pour les tsadikim, leurs biens sont plus précieux que leur corps, car ils ne tendent jamais la main vers le vol.[[Voir également le traité Sota (12a)]] » Lorsque l’on est très soucieux de gagner son pain honnêtement, en évitant le soupçon le plus infime de vol, on prend à cœur d’éviter toute perte inutile. Cette préoccupation dépasse le cadre de bal tach’hit, qui ne s’applique que de manière active, en détruisant sciemment. Au-delà d’une mitsva, d’une règle d’ordre légal, nous pourrions dire qu’il s’agit plus généralement d’une mida, d’un comportement au quotidien.

L’interdit de בל תשחית (bal tach’hit) est limité par une considération on ne peut plus subjective, l’intérêt personnel. En première approche, l’interdiction de détruire des arbres nous fait penser aux préoccupations écologiques qui ont cours aujourd’hui, mais בל תשחית n’est pas tout à fait de cet ordre. Comme le dit le verset : si j’ai besoin de cet arbre fruitier et que je n’ai pas le choix, je l’utilise comme bon me semble. Ce n’est pas l’environnement en tant que tel que la Torah nous demande de protéger, mais plutôt notre capacité à en profiter. Dois-je acheter une voiture qui fonctionne au diesel ou à l’essence ? Dois-je trier mes poubelles ? L’analyse de l’interdit de bal tach’hit ne me donnera pas la réponse. Devais-je écrire cet article ? La question est peut-être justifiée !

________________

Index des auteurs cités

Rambam , Rav Moché Ben Maïmon (1135-1204, Espagne, Maroc, Egypte)

Ramban , Rav Moché Ben Na’hman (1194-1270, Espagne, Erets Israël)

Noda’ Bihouda , Rav Ye’hezkel Landau (1713-1793, Prague)

Min’hat ‘Hinoukh , Rav Yossef Babad (1801-1874, Ukraine)

Rav Chimchon Raphaël Hirsch (1808-1888, Francfort)

Sdeï ‘Hemed , Rav ‘Haïm ‘Hizkiahou Medini (1832-1905, Erets Israël)

Mechekh ‘Hokhma, Rav Meïr Simha Hakohen de Dvinsk (1843-1926, Lituanie)

Cette liste n’est nullement exhaustive – l’auteur est intéressé par tout complément sur le sujet.

Voir l'auteur

“Bal Tach’hit: finis ton assiette !”

Il n'y a pas encore de commentaire.