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Audition d’une vision

par: Jacques Benhamou

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ויקרא פרק י

א)ויקחו בני אהרן נדב ואביהוא איש מחתתו ויתנו בהן אש וישימו עליה קטרת ויקריבו לפני ידוד אש זרה אשר לא צוה אתם

ב) ותצא אש מלפני ידוד ותאכל אותם וימתו לפני ידוד

1) Nadav et Aviou, les fils d’Aaron, prirent chacun leur encensoir, ils y mirent du feu, déposèrent de l’encens. Ils apportèrent devant D. un feu étranger, non commandé.

2)Un feu jaillit de devant D. qui les dévora. Ils moururent devant D.

Pourquoi les fils d’Aaron sont-ils morts le jour de l’inauguration du temple du désert ? Parce qu’ils ont apporté un feu étranger qui ne relevait pas d’un ordre. Quelle idée d’apporter de l’encens ? Rachbam répond d’après Erouvin 63a: « Tous les jours on apporte l’encens avant le sacrifice quotidien. On prend du feu de l’autel des sacrifices, déjà allumé. L’autel n’était pas encore allumé car tous savaient que le premier feu descendrait du ciel ». Ainsi Nadav et Aviou ont décidé de respecter l’ordre habituel (encens puis sacrifice) en utilisant un feu commun pour l’encens. Leur faute est simple: ne pas avoir demandé à Moché avant d’agir.

Cependant le verset précise: ils ont apporté un feu étranger et de plus non commandé[1]. Soit le feu est étranger et l’encens de ce jour d’inauguration est à traiter différemment de la règle habituelle, soit l’encens est non commandé mais l’origine du feu n’est pas un problème. On voit déjà poindre plusieurs raisons à leur punition. A l’image de l’imprécision de la Torah elle-même, Rachi donne 2 raisons au nom du Midrach Halacha et du Midrach Rabba. Le Baal Hatourim en recense 6 raisons, à partir du mot אותם qui est écrit en écriture pleine avec un ו dont la valeur numérique est 6. Kéli Yakar relie ces 6 causes à la faute de « feu étranger » seulement. Rabbénou Be’hayé les relie au feu étranger en les expliquant sur le plan du Pchat, Remez, Drach et Sod.

ג) ויאמר משה אל אהרן הוא אשר דבר ידוד לאמר בקרבי אקדש ועל פני כל העם אכבד וידם אהרן

Moché dit à Aaron: « C’est exactement ce que D. avait dit: ‘ Je serai sanctifié par ceux qui me sont proches, et honoré devant tout le peuple’ « . Aaron garda le silence.

Il semble donc que toutes les raisons avancées ne soient pas vraiment satisfaisantes. Soit elles relèvent d’une même origine, soit elles n’ont pas d’origine commune alors les deux fils d’Aaron n’ont pas été punis mais « élevés ». L’enseignement est simple: seul D. peut opérer un sacrifice humain en son honneur. D’ailleurs la manière de leur mort (comme les sacrifices par un feu descendu du ciel) le montre. Les paroles de Moché à son frère vont dans ce sens: « Je serai sanctifié par ceux qui me sont proches »: « Moché dit à Aaron: ‘Aaron, mon frère, je savais que le temple serai sanctifié par des chéris de D., je pensai que ce serait toi ou moi, mais tes fils sont plus grands que nous’  » (Rachi). Ainsi les fils d’Aaron apparaissent comme de très grands hommes par leurs aspirations spirituelles.

Aussi difficile à dire qu’à entendre pour les gens normaux, ceux qui réagissent, encore, à l’écoute des catastrophes. Difficile même pour un grand homme comme Aaron qui crie pour devoir se taire (voir l’article de R. Zyzek sur ce point dans cette paracha). Nul n’est préparé, quand la ville brûle, à ne pas prier, ou plutôt à prier pour que les gens de sa maison et soi-même ne crient pas d’incompréhension à la vue de la terreur. Il faut avoir eu le parcours d’un Rabbi Akiva pour cela[2]. Même Moché, à la vue des souffrances du peuple, suite à sa demande auprès du pharaon de ne pas travailler le Chabat, Moché crie devant D.: « Mon Maître ! Pourquoi as-Tu fait du mal à ce peuple ?  » (Chemot 5,22). Moché ne crie pas ici car il a était avertit: « c’est exactement ce que D. avait dit … » sinon il aurait crié aussi, à l’injustice encore une fois.

Quand Moché fut-il averti et à quelle occasion ? A la fin de la paracha de Michepatim 24,9-11 juste avant le don des 10 commandements:

ט) ויעל משה ואהרן נדב ואביהוא ושבעים מזקני ישראל

Moché monta avec Aaron, Nadav, Aviou et les 70 anciens.

י) ויראו את אלהי ישראל ותחת רגליו כמעשה לבנת הספיר וכעצם השמים לטהר

Ils eurent une vision du D. d’Israël et sous ses pieds quelque chose de semblable à une brique de saphir et à l’essence du ciel.

יא) ואל אצילי בני ישראל לא שלח ידו ויחזו את האלהים ויאכלו וישתו

Vers les nobles des enfants d’Israël, Il ne porta pas sa main, ils eurent une vision, ils mangèrent et burent.

Rachi rapporte que la contemplation les rendit condamnables à mort puisque D. se retient de porter la main sur eux. Cependant D. ne voulut pas troubler la joie du don de la Thora et attendit l’inauguration du temple concernant Nadav et Aviou et plus tard encore pour les 70 anciens. La faute de Nadav et Aviou vient donc de la vision[3]. Cependant Moché et Aaron contemplèrent la vision, pourquoi n’ont-ils pas été punis eux aussi ?

Il me semble que la vision s’oppose à l’écoute dans la mesure où la vision d’un objet est une donnée immédiate qui prête rarement à une compréhension et implique directement l’action. On voit une situation, on agit. Une vision est rarement une illusion d’optique qui elle doit être pensée pour être comprise. Ainsi la vision décrite est simple à imaginer mais difficile à saisir du point de vue de sa signification. Le sens passe par la parole et l’écoute. Les choses quand elles passent par le canal de la vision ou du non-dit, si elles sont fortes ou violentes, peuvent être traumatisantes. Par le canal de la parole et de l’écoute, ces mêmes faits peuvent devenir supportables et même source d’actions ou de dépassement. Moché au moment de l’épisode du buisson ardent se cache le visage (Chemot 3,6), il refuse de voir ou plus exactement, il s’éloigne pour mieux voir, il regarde avec une question, il cherche une réponse (Chemot 3,3): ויאמר משה אסרה נא ואראה את המראה הגדל הזה מדוע לא יבער הסנה « Moché dit: je vais m’écarter, je verrai cette grande vision là [à savoir] pourquoi le buisson ne brûle pas ? ». Pourtant Moché lui même est monté sur le Sinaï et y a étudié toute la Thora avec le Créateur en face à face pendant 40 jours sans boire ni manger ? De plus, au moment où Miriam et Aaron parlent à propos de Moché, D. ne témoigne-il pas lui même (Nombre 12,8): פה אל פה אדבר בו ומראה ולא בחידת ותמנת ידוד יביט « Je lui parle face à face, dans une vision sans énigme; il contemple l’image de D. ».

Sur ces deux points, il est nécessaire de faire une différence entre Nadav et Aviou et Moché. Moché n’est pas face à face mais littéralement « bouche à bouche, il parlait dans une vision claire… ». On est dans un rapport auditif analogue à une vision. De plus, Moché ne mange pas pendant toute la révélation des 40 jours tandis que Nadav et Aviou avant leur vision vont manger et boire (Rachi d’après le Tan’houma sur Chemot 24,11). Il faut donc pour recevoir cette Thora une préparation et sans cela elle est mortelle[4].

Cette Thora qu’il reçoit au Sinaï, il ne la transmet qu’à son serviteur Yéochoua seulement (Avot 1,1). Yéochoua ne quittait pas son maître d’une semelle (Chemot 33,11: ומשרתו יהושע בן נון נער לא ימיש מתוך האהל […] Et son serviteur Yéochoua fils de Noun ne bougeait pas de la tente). Cette Thora est trop proche de la vision et ne supporte pas un temps de vacance. Même au cours des 40 ans dans le désert, Moché se sépare de sa femme, il vit en état de préparation à la révélation permanente, ce qui provoque les propos déplacés de Miriam et Aaron sur Moché. C’est dans ce temps long que D. se révèle à Moché, face à face (Chemot 33,11):

… ודבר ידוד אל משה פנים אל פנים כאשר ידבר איש אל רעהו ושב אל המחנה « D. parlait à Moché face à face, comme on parle à un ami, il retournait après au camp [des enfants d’Israël séparé de son propre camps]… ». Encore une fois ici la vision est seconde par rapport au parlé. On pourrait dire ici que la vision que Moché se forge est le produit de sa parole avec le Créateur alors que la vision que se forgent Nadav et Aviou, est ce qu’il recherche in fine et « ne renvoie pas à une voix ». C’est alors que la mort survient. Elle est causée par la puissance de la vision de gens très élevés mais immatures, dans le sens où ils sont sujets et mus par leur vision.

Quelle est la vision de Nadav et Aviou ? Ils voient une brique de saphir sous la divinité semblable à l’essence du ciel. Rachi explique que ces briques étaient sous les yeux du Créateur au moment de l’esclavage, pour rappeler les souffrances d’Israël qui étaient asservis pour fabriquer des briques. Devenus libres, ces briques, symbole de servitude, sont devenues brillantes de lumière et de joie. Nadav et Aviou conçoivent le Créateur comme celui qui rétribue la souffrance et donne finalement de la joie. Pour Moché, D. est celui qui est dans tous les exils uniquement (Rachi sur Chemot 3,14). C’est donc un D. pour qui la résolution de l’exil en liberté n’est pas donnée.

Nadav et Aviou, dans leur quête spirituelle d’une vision éblouissante du D., font l’économie du langage. Autrement dit, ils suppriment la distance entre le signifiant et le signifié, le propre au langage. Le Créateur nous est connu comme celui qui dit et cela est immédiatement (ce que nous disons tous les matins dans la prière de Barou’h chéaamar). Ressembler à D. ce pourrait être alors de diminuer l’espace, le temps, entre le signifiant et signifié, ce serait être ce qu’on dit (et peut être même être capable de dire ce qu’on est). Dans ces conditions, la vision est une copie, sans travail autre que celui de l’imaginaire, de la modalité de création du Saint béni soit-il[5].

La faute de Nadav et Aviou n’existe qu’aux yeux de D., c’est à dire dans leur démarche de la relation à D.. Du point de vue des hommes, ils ont vécu comme des justes irréprochables, de part la grandeur de leur vision[6].

Pour conclure, une vision peut être une expression de la spontanéité sans distance ni retour sur soi. C’est l’envie de projeter son propre regard sans volonté de construire. Acquérir la connaissance par l’écoute et la parole, est un refus de grandes choses, cependant c’est l’expression d’une volonté de prendre part à la sculpture de soi et du monde.

[1] Le Or Ha’haïm veut rendre compte de ce double langage en expliquant qu’il se complète: le feu est étranger parce qu’il n’est pas ordonné.

[2] Bera’hot 61a et b, où le sujet de la émouna, la foi, est abordée. Une foi non téléologique qui consiste à dire « tout finira bien à la fin des temps, nous comprendrons un jour toute l’histoire et on aura enfin gain de cause ». Cette foi procède du dolorisme.

[3] Ce qui suit est inspiré du Rambam: Moré Névou’him 1,5

[4] Hagiga 15a: Pourtant R. Akiva conduit sciemment ses élèves à la mort, en les faisant rentrer dans le Pardess, alors que lui toute sa vie il s’est « entraîné » à voir les choses autrement. Tout d’abord dans l’histoire de « tout est pour le bien » (Bera’hot 60b en bas avec le Ben Yoyada), puis dans l’histoire où il voit le mont du temple labouré et il en rit (fin de Makot 24a/Sanhédrine 101a), son histoire avec la femme de Turnus Rufus où il crache, rit et pleure (Avoda Zara 20a) et finalement sa mort en lisant le Chéma (Bera’hot 61b). Il me semble qu’il n’y a pas d’apprentissage sans responsabilité de l’élève, responsabilité que le maître n’a en rien à assumer ou vérifier parce que le maître a bien a faire avec son obligation de garder les pieds sur terre pour être audible même si il sait que ses élèves plaqueront leur propre regard « halluciné » sur les sujets abordés.

[5] L’épisode de la tour de Babel est une tentative de ce genre où Nimrod opère une simplification du langage en l’élaguant des mots qui créent sa complexité et donc la difficulté à transmettre.

[6] Ils en sont arrivés là, parce qu’ils était les אצילי בני ישראל , les nobles des bénéi Israël (Chemot 24,11): ils n’avaient rien à prouver de par leur origine ou comme les 70 anciens qui avaient accepté d’être battus à la place des bénéi Israël en Egypte et avaient acquis par cela une place honorable parmi leurs contemporains.

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